1.7.5 Caractéristiques des interactions défaillantes

Pour la population que j’ai étudiée, en croisant les éléments fournis par les observations que j’ai moi-même réalisées et ceux qui m’ont été rapportés en Centre d’Accueil mère – enfant ou par les professionnels du service de P.M.I 311 , ainsi qu’en me référant aux travaux de E. Pickler 312 , A. Tardos, G. Appell 313 , M. David 314 , S. Fraiberg 315 , M. Baracco, M.Lamour 316 , j’ai pu faire ressortir les caractéristiques suivantes.

L’alternance imprévisible dite « du tout au rien » se manifeste à deux niveaux : on peut l’observer au niveau « micro », c’est-à-dire au cours d’une séquence interactive, et au niveau « macro », c’est-à-dire dans l’organisation générale du mode de relation parent-enfant.

J’ai recensé deux grands types de réaction :

On peut retrouver cette alternance de mouvements de surinvestissement-désinvestissement au niveau « macro » de la relation parent-enfant.

Les soins sont apportés de façon anarchique, sans régularité, sans permanence dans la qualité de la présence émotionnelle du parent, sans rythme repérable par l’enfant. Parfois le parent est disponible à l’expression d’un besoin de l’enfant et peut y répondre avec plaisir et de façon adéquate. Mais d’autres fois, tourmenté par des états d’angoisse et de souffrance personnels, le parent n’est pas en capacité de s’adapter à l’enfant : soit il ne perçoit pas et donc ne répond pas au besoin, soit il perçoit le besoin mais y répond de façon mécanique, « la tête ailleurs », soit il y répond en état d’agacement et de tension, sous-tendu par des affects de haine inconscients très violents.

Il me semble que l’enfant est ainsi maintenu en état d’incertitude et donc d’insécurité permanent. Il ne sait jamais à quel type de relation, à quel type d’objet, il va avoir affaire. Il ne peut jamais savoir quel type de réponse recevra tel ou tel de ses comportements. Sans rythme régulier, sans constante dans les relations, il ne peut se construire de repères, ni expérimenter la prévisibilité. L’établissement des fonctions d’anticipation me paraît ainsi gravement compromis.

De manière générale, on note une défaillance des soins corporels : l’enfant est habillé avec des vêtements de prix, mais sans qu’il soit tenu compte de l’à propos de la tenue : l’enfant est trop habillé alors qu’il fait chaud, pas suffisamment alors qu’il fait froid. Le corps de l’enfant est manipulé, touché, senti, embrassé, mais le parent s’adresse très peu à lui : souvent, il ne lui parle pas, au motif qu’il ne comprend pas le langage.

Voici une série d’observations qui me paraissent bien illustrer ce phénomène :

Je participe aux visites médiatisées entre Jonathan, 8 ans, et son père. Lorsque Jonathan arrive, son père passe un très long moment à examiner son corps, de façon très intrusive : il « l’ausculte » littéralement. Il soulève son T-Shirt pour vérifier s’il n’a pas la peau sèche, il lui ouvre la bouche pour vérifier l’état de ses dents… Pendant le reste de la visite, il s’adresse essentiellement à moi, tout en touchant sans cesse Jonathan. Il s’empare de ses membres (main, bras, pied) pour les embrasser, il palpe son dos, ses bras, caresse ses cheveux, sans paraître remarquer que Jonathan est mal à l’aise et tente maladroitement d’esquiver les caresses paternelles.

Le père de Nourredine, 7 ans, se comporte de la même façon. Mais chaque fois qu’il touche son fils, il porte sa main à son visage pour l’embrasser. Il m’explique un jour qu’il s’agirait d’un geste « traditionnel » qui se pratiquerait avec des reliques saintes. En faisant cela, on « prend » un peu de la relique et on le met en soi. Il dit aussi que cela permet de ne pas embrasser directement un objet qui est trop sacré pour qu’on y applique les lèvres directement.

Lorsque Gregory, 8 ans, rencontre sa mère, elle lui demande sans arrêt de venir sur ses genoux pour lui faire un câlin. Elle cherche à l’embrasser sans cesse. Lorsque Gregory, gêné, refuse ou s’esquive, elle lui demande d’un air triste : « Tu ne m’embrasses pas, tu ne m’aimes plus ? » Gregory rougit et s’exécute, visiblement de mauvaise grâce. Il prend alors une voix de fausset et geint « Oh mais si, je n’aime que toi maman… » Sa mère est radieuse et le laisse alors jouer un moment. En dehors de sa présence, il dit qu’il n’aime pas que sa mère lui demande des câlins. Il dit « ça me fait chaud, ça m’excite, et puis, je ne suis plus un bébé. » Lorsqu’on lui demande pourquoi il ne dit pas à sa mère qu’il ne veut pas autant de câlins, il répond : « Mais je ne veux pas qu’elle pleure, alors je le fais quand même. » Lors d’une visite, il refuse d’aller sur ses genoux. Il dit que c’est parce que nous trouvons que cela fait trop de câlins. La mère est alors très en colère contre nous, nous accuse de la priver de l’affection de son fils qu’elle voit peu. Elle dit : « c’est mon enfant, je ne le vois pas beaucoup, j’ai bien le droit d’avoir les câlins que je veux. » Nous lui suggérons que c’est peut-être embarrassant pour Gregory, et qu’il y a d’autres moyens de partager un bon moment. Elle nous répond qu’elle sait mieux que nous que Gregory adore ses câlins et que nous essayons de lui mettre ces idées dans la tête pour le lui prendre.

Il me semble que l’on retrouve ici , médiatisés par le corps de l’enfant, les fantasmes de transpercement, corrélés selon P.C. Racamier 317 aux fantasmes d’agglomération qui organisent la relation de séduction narcissique pathologique incestuelle. Ils répondraient au voeu de violer l’intimité corporelle et psychique de l’objet. « Il ne s’agit que d’envahir, de pénétrer, de faire effraction ; il ne s’agit que de prise et d’emprise. » (p.86)

Chez d’autres parents, j’ai observé que le rapproché corporel suscite des mouvements pulsionnels ou anxieux si intenses qu’ils n’osent pas toucher le corps ou certaines parties du corps de l’enfant.

S. Fraiberg 318 rapporte également que certains parents projettent sur leur enfant la maltraitance qu’ils font subir à leur propre corps : comme eux, l’enfant est sale, mal et insuffisamment habillé. Ils ne parviennent pas à « prendre soin » du bébé. L’enfant est très peu porté, et de façon maladroite : le parent est tendu, ses gestes sont brusques, le bébé est porté « comme un paquet ». J. Hopkins 319 rapporte les observations effectuées par M. Ainsworth 320  . Celle-ci décrit le « syndrome de rejet » présenté par certaines mères à l’égard de leur bébé :

‘« caractérisé tout d’abord par une aversion profonde du contact physique, qui les conduisaient à repousser les tentatives de leur nourrisson à initier un contact physique. De plus ces mères avaient une tendance à être brutales ou menaçantes avec leurs nourrissons et à penser que les exigences de leur nourrisson présentaient un conflit avec leurs propres activités. Elles étaient clairement restreintes dans la gamme d’expression de leurs émotions, communiquant un sentiment de détachement ou de raideur, qui peut être interprété comme un effort pour contrôler l’expression de leur ressentiment. Ces résultats indiquent que les bébés qui ont des mères qui évitent le contact physique ont des mères qui sont probablement également « hors d’atteintes » émotionnellement. »’

Selon J. Hopkins, cette défaillance du « holding » parental a des conséquences désastreuses sur la qualité des modèles d’attachement 321 intériorisés par l’enfant, ainsi que sur la constitution de l’image de soi pour l’autre. Elle décrit comment l’enfant s’organise à partir de l’évitement de la relation et de l’attachement : il « se sent intouchable, répugnant ou contaminé. Ces sentiments doivent être retracés dans le traitement de l’enfant comme émanant à l’origine des parents, et non pas attribués seulement à la haine et à la culpabilité que l’enfant ressent inévitablement. » (p. 64)

J’ai pu observer aussi des situations où l’enfant est porté mais sur le mode du « collé-serré », sans ajustement tonico-postural, et d’une façon qui empêche les interactions visuelles ou langagières : le visage du bébé est contre le torse du parent, ou placé derrière son épaule. Ou bien le bébé est toujours en appui-dos contre le torse du parent et son visage tourné vers l’extérieur. Le parent peut dire qu’il a hâte que l’enfant grandisse, mais il ne le laisse jamais déployer d’activité exploratrice autonome : toute tentative est vécue comme un mouvement de séparation insupportable qui est aussitôt interrompu.

Lorsque je travaillais pour l’Aide Sociale à l’Enfance, j’ai eu connaissance de plusieurs situations où l’enfant est nourri lorsqu’il manifeste de la faim, mais le biberon n’est pas donné dans les bras : certains parents bloquent le biberon par un coussin ou le suspendent par une ficelle de façon à ce que l’enfant se nourrisse seul.

J’ai rencontré également certains parents qui pouvaient s’occuper de leur enfant en s’opposant à ce que quiconque s’en approche, le prenne dans les bras, etc., puis le laisser soudainement à une grand-mère, une voisine, une amie pendant plusieurs jours sans donner de nouvelles. Ces situations m’ont paru refléter une alternance entre des périodes de recherche de relation fusionnelle avec l’enfant et des périodes d’abandon agi. Ceci m’a fait supposer une intolérance majeure aux manifestations de séparation-individuation ainsi qu’aux manifestations « tyranniques » des besoins du petit enfant, inhérentes à son état de dépendance extrême. Le discours de ces parents m’a semblé indiquer qu’ils pouvaient, dans ce cas, prêter à tort des intentions persécutrices à l’enfant, tout en établissant une communication paradoxale : « Il le fait exprès, il m’en veut, il me rejette, il est méchant, il me crie dessus, il ne m’aime pas » ou à l’enfant :  « Tu ne me fais jamais de câlin, viens me faire un câlin / tu m’étouffes, va-t’en ! » ; « regarde-moi ! tu ne me regardes jamais ! / arrête de me regarder comme ça, tu me fais peur. »

Souvent, ces parents avaient beaucoup de difficulté à être attentifs à leurs manifestations émotionnelles et à l’impact qu’elles pouvaient avoir sur leur enfant. Ils peinaient à les différencier et à y donner un sens. Les parents exprimaient des affects très violents, dans une excitation intense et érotisée qui débordaient les capacités de gestion du psychisme de l’enfant : ils parlaient bruyamment, criaient leur angoisse, leur désir ou leur frustration, sans capacité de modulation ni d’ajustement.

Il me semble qu’il existe souvent chez ces parents une confusion dans les investissements libidinaux dont l’enfant fait l’objet : chez eux la dimension de « tendresse » n’a pu être élaborée, et se manifeste à la place une érotisation de l’investissement, qui participe à ce que P.C. Racamier a décrit des liens « incestuels » 322 . L’enfant semble investi comme un partenaire amoureux, sur fond d’annulation des différences de génération, et des tabous organisateurs.

A titre d’exemple, voici le texte d’une chanson, écrite par une mère à son fils, âgé de 9 ans. Elle le lui a remis en ma présence, en lui disant qu’elle l’avait écrit en pensant à lui.

‘« J’aurais voulu te dire
les signaux dans la nuit
les ombres où je me cache
pour écouter la pluie.
J’aurais voulu te dire
Mes rêves à venir
Mais t’as voulu partir
Alors je les déchire.
J’aurais voulu te dire
Les parfums qui me touchent
Les secrets de mon âme
Juste un doigt sur la bouche.
J’aurais voulu te dire
A ton premier sourire
Mes plus violents délires
Le goût de mes désirs.

Refrain :
Et des tonnes de « je t’aime »
A l’est d’Eden
Des mots fous qui résonnent
Dans les rues de Rome
Des murmures interdits
Au fond de l’Asie
Et mes yeux dans tes yeux
Y mettre le feu

J’aurais voulu te dire
Ce que personne n’a dit
A l’heure où je chavire
Mon corps qui s’abandonne
J’aurais voulu te dire
Des tendresses à mourir
Et pour te retenir
Les mensonges les pires. »’

A la lecture de ce texte, on peut penser que cette femme pensait à un amant et non à son fils, lorsqu’elle l’a écrit. Le problème est qu’elle le lui donne en le présentant comme quelque chose qui lui est spécialement destiné. La confusion tendresse maternelle / désir amoureux semble s’être faite au moment du don. Comment l’enfant peut-il recevoir ce texte ? Quelle excitation érotique, quels fantasmes oedipiens pourrait-il venir entretenir et valider ?

Je propose à présent d’exposer la situation suivante, à partir de laquelle je tenterai ensuite de développer et d’affiner le modèle que je viens de présenter. Le compte-rendu assez long de cette séquence (qui en réalité n’a pas duré plus de vingt minutes !) me paraît illustrer les oscillations d’investissement en fonction de l’état émotionnel et des pensées de la mère que je viens d’évoquer.

Au cours d’une consultation, j’observe la scène suivante entre une mère et sa fille, âgée de 4 ans. Irène est occupée à faire une construction de cubes avec beaucoup de soin pendant que j’écoute sa mère me parler de sa difficulté à envisager l’entrée de sa fille à l’école maternelle. Elle m’explique qu’Irène n’est jamais allée à la crêche, ni chez une nourrice, car elle prétend ne pas supporter que quelqu’un d’autre qu’elle s’occupe d’Irène. Elle me dit que sa fille est « tout pour elle », qu’elle est « son rayon de soleil » et qu’elle se sent très mal lorsqu’elle n’est pas auprès d’elle.

A cet instant, la tour de cubes d’Irène s’effondre avec fracas. Sa mère, qui la regardait avec un air attendri tout en me parlant de son amour exclusif pour elle, change tout à coup d’attitude : son visage s’assombrit et se durcit. Elle crie à Irène : « Tu ne peux pas faire moins de bruit ? Tu ne vois pas que je parle avec la dame ? Je n’ai pas le droit de parler ou quoi ? » Irène la regarde, pétrifiée. Puis commence à rire de façon saccadée et à jeter les cubes en disant « Boum ! Boum ! » Sa mère lui attrape le bras et la secoue : « Tu m’écoutes quand je te parle ? Tiens toi tranquille ! » puis se tournant vers moi : «  Vous voyez comment elle est avec moi ?Je fais tout pour elle et elle se moque de moi. Elle fait tout pour m’énerver. » Irène s’est tue. Elle se colle contre la jambe de sa mère, tient sa chaussure et se balance doucement en faisant « Mmmmmmh ! » en continu. Sa mère dit : « Qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! Quand je ne suis pas avec mon rayon de soleil, je n’ai plus le goût à rien, je suis très déprimée. » Disant cela, elle se radoucit et se détend. Elle caresse la tête de sa fille à ses pieds. Irène lève les yeux vers sa mère et lui jette un regard que je trouve craintif. Apparemment rassurée par l’expression du visage de sa mère, elle sourit et retourne vers les cubes. Avant de s’en emparer, elle se tourne une fois encore vers sa mère, comme pour la consulter. Celle-ci ne la regarde plus, elle semble plongée dans ses pensées. Irène me regarde. Je dis à sa mère qu’Irène semble se demander si elle est d’accord pour qu’elle reprenne les cubes. Sa mère dit avec impatience : « Ben oui ! Il faut tout lui dire à celle-là ! » Irène hésite encore un instant puis se remet à empiler les cubes. Je dis à sa mère qu’elle m’a semblé perdue dans ses pensées, après m’avoir dit qu’elle se sent mal lorsqu’elle n’est pas avec sa fille. Je lui demande comment elle sait cela, puisqu’elle vient de me dire qu’elle ne s’en séparait jamais. Elle répond alors qu’elle se rappelait justement qu’il lui est arrivé plusieurs fois de laisser Irène à la garde de sa propre mère – elle précise qu’elle n’en a pas parlé car « ma mère, ça ne compte pas, c’est comme si c’était moi. » - Elle m’explique qu’elle partait alors avec des amis, pour se « changer les idées », quand elle ne pouvait plus supporter Irène. Elle me dit que pendant plusieurs jours, « cela se passait bien, car (elle) n’y pensait pas. » Mais qu’au bout d’une semaine, elle commençait à se « sentir mal », et se mettait à penser à sa fille. Elle éprouvait alors le besoin irrépressible de la voir et se rendait aussitôt chez sa mère pour reprendre sa fille. Elle me dit avec colère qu’elle se disputait chaque fois avec sa mère qui lui reprochait de ne pas avoir téléphoné pour donner des nouvelles, ni pour la prévenir de son arrivée afin qu’elle puisse préparer Irène. Elle me dit qu’elle ne comprenait pas en quoi cela serait un problème, « je suis sa mère, elle n’a pas besoin d’être préparée, elle est toujours heureuse de me voir et de me retrouver. » Elle raconte néanmoins que souvent Irène pleurait et s’accrochait à sa grand-mère, refusant de partir. Elle me dit que cela la blessait profondément et qu’elle en voulait terriblement à sa mère qui « montait (sa) fille contre (elle) en son absence. » Elle me dit qu’elle voyait bien aussi que sa fille avait ce comportement car elle était malheureuse sans elle. Elle interprétait les pleurs d’Irène comme une façon de lui montrer que sa grand-mère n’avait pas été gentille. Elle précise qu’elle sait que sa mère donnait des fessées à Irène et qu’elle s’est plusieurs fois disputée avec elle à cause de cela, car elle pense que « personne n’a le droit de toucher ma fille, sauf (elle). » A cet instant, elle regarde Irène, qui est en train de poser, avec beaucoup d’application et de précaution, les derniers cubes sur sa tour à l’équilibre précaire. Je vois qu’Irène retient son souffle et fait très attention. Sa mère lui dit : « Hein que mamie elle est méchante et que tu n’aimes que maman ? » Irène ne répond pas, concentrée sur son geste. Sa mère s’assombrit alors à nouveau et se tend. « Tu es contente quand je viens te chercher chez mamie, hein ? Tu es malheureuse sans maman ? » Irène ne semble pas réagir. Alors sa mère se lève d’un mouvement brusque qui me fait sursauter, et avance vers sa fille. Elle prend Irène dans ses bras et la serre contre elle. Dans le mouvement, elle bute contre la tour édifiée par Irène, qui s’écroule sous le choc. Irène, le dernier cube encore dans la main, regarde l’effondrement de sa construction, qu’elle n’a pas quittée des yeux. Je vois son visage se décomposer et son menton se mettre à trembler. Ses yeux s’emplissent de larmes. Elle est toute molle dans les bras de sa mère qui la berce en disant « Ma chérie, ma chérie, oui je sais que c’est très dur pour toi quand tu dois rester toute seule chez cette vilaine mamie qui donne des fessées. Pardon de t’y avoir fait penser ! Moi aussi je suis triste quand j’y pense. Ne pleure pas. » Irène pleure à gros sanglots. Elle jette violemment le dernier cube à terre. Sa mère lui dit « Ah non ! il ne faut pas jeter les affaires, c’est pas bien ! Ramasse les cubes maintenant, la dame ne va pas être contente, elle va te gronder ! Vous donnez des fessées vous ? » Sans me laisser le temps de répondre, elle enchaîne : « La dame va te donner une fessée ! C’est pas bien ce que tu as fait ! Allez vite, range, on va s’en aller, on va aller faire du manège ! Tu vois comme maman est gentille, comme maman t’aime fort ! » Elle prend la main d’Irène et la pose sur les cubes, pour qu’elle s’en saisisse et les mette dans la boîte. Irène pleure toujours et ne participe pas au mouvement. Quand sa mère a fini de ranger les cubes avec la main d’Irène, celle-ci ne pleure plus. Elle est toute molle et recommence à geindre doucement « Mmmmh…. », les yeux mi-clos. Sa mère l’assoit sur ses genoux et lui met son manteau. Irène se laisse manipuler. Sa mère dit : « Et bien, si ça te met dans cet état de venir voir la psy, on ne viendra plus ! » puis elle se tourne vers moi et me lance en souriant : « Mais non, ne faites pas cette tête ! Je rigole ! On revient quand ? »

On perçoit les effets de communication paradoxale et la sidération que produisent les changements soudains et imprévisibles de l’humeur de la mère. A aucun moment, semble-t-il, celle-ci ne considère l’activité propre ou l’état de sa fille. L’appréhension qu’elle en a paraît éminemment projective : elle attend qu’Irène vienne confirmer ses ressentis et ses propos, et semble très affectée lorsque celle-ci ne lui répond pas. On voit en fin de séquence que je fais moi aussi l’objet de ces projections. Ni Irène, ni moi ne pouvons exprimer de position subjective. Mais c’est naturellement beaucoup plus grave pour Irène : on perçoit que, confrontée à la fureur de sa mère, elle passe de la sidération à la désorganisation ; elle rit au lieu d’exprimer de l’effroi, selon le principe de retournement de l’affect, puis elle se colle à la jambe de sa mère, et se berce en murmurant, employant manifestement à ce moment un procédé auto-calmant. Puis, confrontée à l’interruption et à la destruction de sa production, elle passe là aussi par un instant de sidération, puis elle s’effondre « comme sa tour ». Puis elle jette le cube avec rage, tentant peut-être de se débarrasser des ressentis issus de l’expérience de désastre qu’elle vient de vivre, à travers un de ses représentants. Mais ce mouvement n’est pas compris par la mère, qui interprète en plaçant chez sa fille la destructivité qu’elle vient elle-même d’agir ! On remarque à nouveau un phénomène d’empiètement des projections maternelles sur l’espace psychique subjectif de sa fille. C’est à ce moment qu’Irène semble à nouveau s’absenter de la scène et se retirer dans son espace intérieur, dans un mouvement de repli autistique associé là-aussi au déploiement de procédés auto-calmants : elle est hypotone, absente. Ses membres paraissent ne plus lui appartenir : la main que manipule sa mère pour prendre les cubes semble ne plus être la main d’Irène. Les bras que sa mère passe dans les manches du blouson ne sont plus des parties vivantes du corps d’Irène. Irène semble démantelée, coupée du contact avec la scène et avec chaque partie de son corps investie par sa mère. La seule partie vivante semble être sa gorge qui produit le son « Mmmmmh… ». Irène est ce son, elle n’est plus présente que dans et par ce son.

Ces procédés autistiques, associés à cet effet de dévitalisation, laissent entrevoir l’état de dévastation intérieure vécu par cette enfant, et les moyens drastiques qu’elle doit déployer pour y survivre. Je reviendrai plus loin 323 à une analyse approfondie de ces procédés.

La situation clinique d’incapacité parentale chronique caractérisée par l’établissement de modes de relation au bébé produisant des effets de chaos et d’imprévisibilité m’a semblé participer à la constitution de l’attachement désorienté-désorganisé que j’ai exposé précédemment.

Guedeney et R. Dugravier 324 , reprenant des études anglo-saxone récentes, montrent comment le rôle de l’attachement désorganisé a été mis en exergue à la constitution ultérieure de troubles du comportement. Ils rappellent que dans l’étude présentée par K. Lyons-Ruth et al. 325 , 71% des jeunes enfants évalués comme hostiles avaient été désorganisés à l’âge de 18 mois. Selon un modèle étiologique « multi-risque s», l’association d’un faible développement psycho-cognitif et d’une désorganisation de l’attachement annonçait de façon significative la survenue de troubles externalisés à l’âge de 7 ans.

Ils citent également l’étude de D. Shawn et J. Voudra 326 , selon laquelle 60% des enfants repérés comme présentant un type d’attachement désorganisé à l’âge de 12 mois montraient des niveaux cliniques d’agression, alors que 31% seulement des enfants présentant un type d’attachement « évitant », 28% des « ambivalents-résistants », et seulement 17% des enfants présentant un type d’attachement « sécure » montraient de tels niveaux. Il est intéressant de considérer, bien que je n’aurai pas le loisir d’analyser plus loin cette observation, que dans cet échantillon de 100 jeunes enfants à haut risque, la stabilité des patterns interactifs d’attachement de 12 à 18 mois était faible, et que l’attachement était repéré comme significativement annonciateur d’un trouble du comportement seulement pour les garçons, avec un effet rendant compte de 10% de la variance des scores de comportement externalisé pour les garçons, à l’âge de 3 ans. Ce point a retenu mon attention car la population concernée par ma recherche, soit les enfants admis en hospitalisation psychiatrique de jour ainsi que ceux reçus en ambulatoire, est composée à 83% de garçons.

L’étude de L.A. Schroufe 327 tend à montrer que les conduites agressives et certains troubles de la socialisation seraient préférentiellement liés à l’attachement insécure et particulièrement à la catégorie « anxieux-évitant ». Toutefois la majorité des études recensées 328 concluent que c’est l’attachement désorganisé, qui produit le plus haut degré de troubles de la régulation émotionnelle, qui serait le plus associé à la pathologie.

Les résultats de ces études, fondées sur l’appréhension anglo-saxone principalement phénoménologiste, me paraissent intéressants à considérer dans le champ de ma recherche. Toutefois, ces études présentent des limites et des dangers. Je comprends, pour ma part, l’insécurité de l’attachement comme un élément constitutif parmi d’autres des conditions de développement de pathologies et de troubles du comportement. De même, je considère que l’insécurité n’est pas en elle-même synonyme de pathologie.

A ce stade, il convient de rappeler que, lorsque B. Cyrulnik 329 a présenté son concept de résilience, il a indiqué que les sujets présentant un type d’attachement désorganisé ont peu de chance de développer une capacité de résilience. Il pose en effet les conditions suivantes, dont on voit qu’elles ne correspondent pas au vécu précoce des enfants étudiés :

Notes
311.

Service Social de Protection Maternelle et Infantile

312.

PICKLER E., (1986), Placement familial thérapeutique, Entretiens de Bichat, in Neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, (1986), 34, 10, Paris, pp. 433-476

313.

APPEL G., TARDOS A., (1998), Prendre soin d’un jeune enfant, Erès éd., Ramonville Saint-Agne

314.

DAVID M., APPELL G., (1966), La relation mère-enfant. Etude de cinq patterns d’interaction, in Psychiatrie de l’enfant, IX, PUF, Paris, pp. 445-532

DAVID M., HARNISCH D., KREISLER A., LAMOUR M., (1984), Recherche sur les nourrissons de familles carencées, in Psychiatrie de l’enfant, XXVII, PUF, Paris, pp. 175-222

DAVID M., (1987), Souffrance du jeune enfant exposé à un état psychotique maternel, in Perspectives psychiatriques 26 ème année, 6 (1), Paris, pp. 7-22

DAVID M., (1990), Protection du développement du bébé exposé aux positions paradoxales de sa mère psychotique, in CAREL A., HOCHMAN J., VERMOREL H., Le nourrisson et sa famille, coll. L’Enfant, Cesura, Lyon, pp. 159-169

DAVID M., (1991), Entre mère et bébé : impact d’un état psychotique délirant chronique, in sous la direction du Dr M. SASSOLAS, Les parents psychotiques et leurs enfants, Editions Santé mentale et communauté, Villeurbanne, pp. 49-61

315.

FRAIBERG S., (1989), Fantômes dans la chambre d’enfants, coll. Le Fil rouge, P.U.F éd., Paris

316.

BARRACO M., LAMOUR M., (1995), Perturbations précoces des interactions parents-nourrisson et construction de la vie psychique : le jeune enfant face à une mère psychotique, in Psychiatrie de l’enfant n°38, pp. 2529-2554

317.

RACAMIER P.C., (1996), op. cit.

318.

FRAIBERG S., (1989), op. cit.

319.

HOPKINS J., (1992), Echec du « holding » : quelques effets du rejet physique sur l’attachement de l’enfant et sur son expérience interne, in Devenir, vol.4, n°4, pp. 49-67

320.

AINSWORTH M. et al., (cités par HOPKINS J.), (1978), Patterns of attachement : A psychological study of the strange situation, Hillsdale, N.J. : Lawrence Erlbaum Associates

321.

Je développerai plus loin l’étude des apports de la théorie de l’attachement élaborée par BOWLBY J., (1969-1980), Attachement et perte vol. I, II, III, PUF, Paris) pour la compréhension des troubles de la relation manifestés par la population observée.

322.

RACAMIER P.C., (1996), L’inceste et l’incestuel, Editions du Collège, Paris.

323.

Voir chapitre 2 § 2.1.1 “Expérience émotionnelle d’agonie subjective: des mécanismes dedéfense précoces au fonctionnement autistique”

324.

GUEDENEY A., (2006), op.cit.

325.

LYONS-RUTH K., ALPERN L., REPACHOLI B., (1993), Disorganized infant attachment classification and materal psychosocial problems as predictors of hostile-aggressive behavior in the pre-school classroom, in Children Development, 64, pp. 572-585

326.

SHAWN D., VOUDRA J., (1995), Infant attachment security and maternal predictors of early behavioral problems : a longitudinal study of low income families, in Journal of Abnormal Child Psychology, 23, pp. 335-357

327.

SROUFE L.A., (1997), Psychopathology as an outcome of developpement, in Developpment and Psychopathology, 9, pp. 1363-1373

328.

On peut citer encore :

GEENBERG M.T., de KLYEN M., SPELTZ M.L., ENDRIGA M.C., (1991), Attachment security in preschoolers with and without externalizing problems : a replication, in Development and psychopathology, 3, pp. 413-430

GEENBERG M.T., de KLYEN M., SPELTZ M.L M.T., JONES K., (2001), Correlates of clinic referral for early conduct problems : variable and person oriented approaches, in Development and psychopathology, 13, pp.255-276

SPELTZ M.L., (1990), The treatment of pre-school conduct problems : an integration of behavioral and attachment concepts, in GREENBERG M.T., CICCHETTI D. Ci, CUMMINGS M. (eds) Attachment in the pre-school years, Theory, research and Interventions, University of Chicago Press, pp. 399-426

329.

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