1.7.6.4 Troubles graves des capacités de relation

Les signes indicateurs semblent repérables dès que l’on tente d’entrer en contact direct avec ces enfants, que ce soit physiquement, ou verbalement, voire pour certains, par le simple regard, car ce type de contact à visée de rapprochement, d’amorce relationnelle, paraît éveiller un quantum d’excitation très important. Ils répondent rarement lorsque l’on tente de s’adresser à eux et il est très difficile de « capter » leur regard, on ne peut que suivre des yeux leurs déplacements brusques, maladroits et peu coordonnés. D’autres paraissent s’envelopper dans un murmure de mots inintelligibles ; d’autres encore se livrent à une orgie hurlée d’insultes et de mots grossiers.

Lorsque j’arrive au Centre de Jour, il m’arrive de croiser Noé, 6 ans. Dès qu’il me voit, il s’agite et grommelle un discours indistinct. S’il s’aperçoit que je le regarde, il se précipite sur moi, le poing levé et m’insulte en criant « Tu ne me dis pas Bonjour ! ». Je précise qu’il ne s’agit pas d’un reproche mais d’une interdiction. Si je m’approche ou si je lui parle, il m’ordonne de me taire et me donne des coups. Si je m’en vais, il me suit et continue à m’insulter et à me menacer jusqu’à ce que je sois sortie de son champ de vision. Cela m’a souvent fait penser à ces chiens de garde qui aboient et montrent les crocs dès qu’un étranger qui leur fait peur passe à proximité.

Ces symptômes ont conduit M. Berger à proposer une nouvelle appellation en 1997355 : « les pathologies du début de contact ».

J’ai pu observer pour ma part, que ces enfants font preuve en général d’une grande avidité à l’égard d’objets qu’ils n’utilisent pas, car ils paraissent chercher avant tout à les posséder. Ils semblent particulièrement attirés par les contenants : ils fouillent les placards et les tiroirs et en déballent tout le contenu sans vraiment s’attarder sur les objets. Ils les manipulent parfois un court moment puis, souvent, les démantibulent, les déchirent ou les brisent avec une fugace jubilation qui rapidement fait place à des plaintes. Paradoxalement, ils semblent ne pas supporter qu’on jette les objets cassés ou abîmés.

Ils n’ont pas d’amis de leur âge : les autres fuient leur tyrannie car ils peuvent devenir violents si les enfants n’acceptent pas le « jeu » (mais on peut se demander s’il s’agit vraiment de « jeu » au sens de Winnicott) et les règles qu’ils décident et modifient toujours à leur avantage. Les autres enfants redoutent également leur brutalité (les « jeux » dégénèrent très vite en manœuvres sadiques, où prédominent les attitudes de forçage et d’intrusion) ainsi que leur agitation. Souvent, ils cherchent à « jouer » avec des enfants beaucoup plus jeunes, à l’aise dans des jeux de petits, et sûrs de pouvoir gagner ou imposer facilement leurs directives.

Ils sont très « accrochés » à leur objet d’attachement, qu’ils sollicitent en permanence d’une manière ou d’une autre. Ils tolèrent très difficilement que son attention se détourne d’eux pour se porter sur autre chose, fût-ce pour une minute. Ils font preuve d’une avidité massive, utilisent toutes les stratégies pour obtenir une attention exclusive, surtout lorsqu’ils se sentent « en compétition » avec d’autres enfants.

Le langage est souvent utilisé pour le bruit qu’il produit : certains parlent continûment, enchaînant les questions sans attendre de réponse, passant du coq à l’âne : ils produisent un flot de paroles continu et envahissant qui ne laisse aucune place à l’expression de l’autre. Du côté de celui qui assiste à ces comportements, un sentiment d’agression semble émerger dans le champ perceptif.

En situation de groupe, ils parlent sans s’arrêter. Ils ont toujours quelque chose à dire, à raconter. Souvent c’est inintéressant, et on s’aperçoit qu’ils inventent au fur et à mesure : l’enjeu est de monopoliser l’attention, surtout si un autre enfant est en train de raconter quelque chose d’intéressant. « Et moi, et moi… moi aussi… moi c’est pire, moi c’est mieux… »

Jacques, 9 ans, ne supporte pas qu’il y ait des invités dans sa famille d‘accueil. Il les accueille en leur demandant combien de temps ils comptent rester et s’ils n’ont pas de maison pour venir comme cela chez eux. Il dit clairement qu’il n’aime pas les invités, parce que sa mère d’accueil ne s’occupe pas de lui. Il fait alors bêtise sur bêtise, coupe les conversations, crie, met de la musique très fort. D’autre part, il sollicite en permanence sa mère d’accueil, dès cinq heures du matin. Il fait la même chose avec son éducatrice au Centre de Jour. Il ne lui laisse pas un moment de répit, posant cent fois la même question. Il est incapable de s’occuper tout seul. Il n’est pas créatif, il ne sait pas comment utiliser les jouets ou le matériel du Centre de Jour ou de sa chambre. Il faut lui dire ce qu’il pourrait faire et surtout, le faire avec lui pour qu’il y consacre plus de quelques secondes.

Ces enfants semblent également avoir de grandes difficultés à supporter la frustration, la contradiction ou les contraintes. Cela déchaîne de véritables crises de larmes ou de rage, durant lesquelles ils peuvent chercher à détruire tout ce qui leur tombe sous la main, ou s’infliger des coups ou des blessures. La relation à leur objet ne paraît tolérable que dans le maintien de l’illusion d’un contrôle absolu. Ces enfants semblent développer des attitudes de collage et d’emprise despotique, à l’origine de comportements tyranniques, et ne pas supporter la confrontation à la différence, donc à l’individualité et à la séparabilité, de l’objet.

A titre d’exemple, et en signalant que j’ai observé les mêmes attitudes dans les mêmes contextes chez plusieurs enfants :

Gregory, 8 ans, ne supporte pas que son assistante maternelle, son éducatrice à l’hôpital de jour, son maître à l’école, s’occupent d’un autre enfant. Dès qu’il perçoit que leur attention est captée ailleurs et qu’il doit jouer ou travailler seul, il déploie trois types de comportement. L’un d’eux consiste à « faire le fou » : il parle tout seul à voix haute en ricanant et en tirant sur son visage pour le déformer en grimaces, ou bien il « fait l’autiste » en se coupant de ce qui se passe autour de lui, regarde fixement par la fenêtre, agite ses doigts devant ses yeux en mouvements stéréotypés. Mais il guette toujours « du coin de l’œil » la réaction de l’adulte, en général inquiété par ces comportements, et cesse de faire cela dès qu’il se trouve seul. Dans ce cas, il a deux autres types de réaction : soit il se met à gémir « en sirène de pompiers » et à pleurer très fort en criant qu’il se sent affreusement malheureux, incapable de réussir quoique ce soit de bien, et abandonné. Il crie que personne ne l’aime ni le comprend, que personne ne veut jamais l’aider, et que cela se passera toujours ainsi, pendant toute sa vie. Il dit aussi que les adultes préfèrent toujours les autres enfants à lui-même et que ceux-ci le persécutent. Il peut aussi dire qu’il va se suicider. Souvent, les enfants et les adultes sont sidérés par ces propos, et se précipitent pour le consoler et le rassurer. Soit il se met dans un état de rage terrible, et dit à peu près la même chose mais sur un mode hétéro-agressif. Il accuse l’adulte et les autres enfants de toutes les avanies et insulte de façon très grossière. Hors de lui, il hurle qu’il va tuer l’adulte, tente de frapper ou de jeter des objets. Il peut casser du mobilier. Ces conduites mobilisent bien sûr immédiatement l’attention de l’environnement.

Une séquence rapportée par une assistante maternelle me semble bien illustrer ce phénomène :

Sébastien joue dans le jardin de sa famille d’accueil à lancer une balle de tennis. Le père d’accueil lui demande de faire attention à ne pas envoyer la balle sur le toit de la maison. Il lui explique que la balle va glisser dans la gouttière et la boucher. Il faudra alors demander à un professionnel de venir pour l’enlever et que cela coûterait très cher. Sébastien commence alors à lancer la balle en direction du toit. Le père d’accueil lui demande encore trois fois de cesser, puis, la balle ayant effectivement atterri dans la gouttière, il lui annonce qu’il aura une punition. Sébastien devient alors hors de lui : furieux, il hurle qu’il ne fera pas la punition, et insulte très grossièrement le père d’accueil. Puis il lui dit que, s’il n’est pas content et qu’il téléphone au responsable du service de placement familial pour le « renvoyer », il le tuera. La mère d’accueil intervient et demande à Sébastien d’aller se calmer dans sa chambre. Le père d’accueil va dans son bureau. Il raconte qu’il sentait qu’il allait se mettre hors de lui également et ne plus se maîtriser. Sébastien va dans sa chambre, mais sort toutes les deux minutes. Il change d’attitude, tout en persistant dans son refus de faire la punition et de présenter des excuses. Il pleure, paraît effondré. Il dit qu’il a insulté parce que le père d’accueil l’avait « énervé ». Il dit qu’il ne comprend pas pourquoi le père d’accueil est en colère contre lui et ne lui adresse plus la parole. Il estime qu’il ne méritait pas de punition, qu’il s’agit d’une injustice délibérée car le père d’accueil ne l’aime pas. Il estime également qu’il était « normal » qu’il l’insulte et le menace. Il cherche à convaincre l’assistante maternelle de prendre son parti contre celui de son mari. Voyant qu’elle ne cède pas et maintient la punition, et que son mari refuse de lui adresser la parole tant qu’il n’a pas présenté d’excuses, il crie qu’il est victime d’une injustice, que personne ne l’aime ni ne le comprend, et que, dans ce cas, il va se tuer. Il se met à détruire ses affaires, principalement des objets coûteux ou auxquels il tient, à coups de pieds. Le lendemain, il se lève de très bonne humeur : il chante et plaisante alors que toute la famille est morose. Il ne comprend pas pourquoi personne n’est joyeux, ni pourquoi le père d’accueil ne répond pas à ses plaisanteries comme d ‘habitude. Lorsqu’il arrive au Centre de Jour, il ne raconte rien, il dit que « tout s’est bien passé, tout va bien ». Idem à l’école : il travaille sans difficulté, joue avec les autres enfants comme si de rien n’était. Si l’assistante maternelle n’avait pas téléphoné pour expliquer à l’éducatrice de Sébastien ce qui s’est passé, personne n’aurait soupçonné l’événement. Lorsque son éducatrice essaie de lui en parler, il commence par nier. Puis il dit qu’il refuse d’en parler car « ça va péter un câble », « ça » va devenir fou. Il peut expliquer qu’il a peur de se remettre hors de lui en y pensant, parce que l’éducatrice va le gronder. D’autre part parce qu’il semble penser que tous les adultes à qui il parlerait de cet épisode vont devenir fous de rage et le violenter, comme la famille d’accueil. Ce qui n’a pas été le cas dans la réalité. Il finit par accepter d’en parler à son éducatrice, mais il lui donne la version où il est victime de persécution de la part du père d’accueil, que sa réaction a été « normale » et où il est très malheureux.

Lucie, 6 ans, adopte des attitudes de contrôle sadique sur ses objets sur un mode assez similaire, mais selon des modalités différentes. Lorsqu’elle n’a pas leur attention, ou lorsqu’ils lui demandent quelque chose qui ne lui convient pas, soit elle se transforme en « petite chose fragile, épuisée, faible et malheureuse » : elle devient toute pâle, dolente ou se met à pleurer, si bien que l’adulte qui s’occupe d’elle finit par abandonner son activité, ou l’exigence qu’il avait, et se met à la câliner en s’apitoyant. « Pauvre petite, elle va si mal, elle est si fatiguée, peut-être est-elle malade ? Comment lui demander quoi que ce soit ? Comment la délaisser une minute ? » Soit, si celui-ci persiste à la contraindre ou ne se précipite pas auprès d’elle toutes affaires cessantes, elle fait sur elle ou cache soigneusement des morceaux de papier toilette souillés. Alerté par l’odeur, l’adulte doit alors la changer et passer beaucoup de temps à chercher l’origine de l’odeur persistante, car elle ne dit pas qu’elle a caché les papiers souillés. Après un certain temps de prise en charge, Lucie peut dire qu’elle fait cela lorsqu’elle est en colère, parce qu’elle se sent abandonnée.

Ces enfants passent ainsi si fréquemment du « petit monstre tyrannique » à la « victime pitoyable » qu’on leur prête à tort des intentions manipulatrices. Leurs attitudes sont souvent qualifiées de « comportements de bébé » par les personnes qui s’occupent d’eux, mais il s’agit d’une caricature de bébé qui « chougne », fait des bruits de bouche, « jargonne » alors que ces enfants disposent d’un langage bien développé.

L’âge d’apparition de ces conduites a amené M. Berger356 a formulé l’hypothèse suivante :

‘« L’âge d’apparition de ces troubles, autour de 4 ans, fait évoquer une problématique en relation avec la confrontation avec l’Œdipe, et la première hypothèse que l’on peut émettre est de se demander si ces difficultés peuvent être connectées avec une structuration hystérique. Cet ensemble clinique évoque certains transferts passionnels habituellement qualifiés d’hystériques en psychanalyse d’adultes. » (p.92) ’

Mais M. Berger réfute ensuite cette hypothèse, à partir de la considération de la prédominance des aspects d’agrippement destructeur des conduites de ces enfants à l’égard de leur objet.

J’ajouterai pour ma part que la période de confrontation aux enjeux oedipiens chez ces enfants est un sujet complexe : sans développer cet aspect, il semble que l’on puisse considérer que les aléas des interactions précoces, expérimentées avant l’actualisation de la problématique oedipienne, aient au moins deux conséquences : d’abord que l’investissement libidinal de l’objet est tout à fait singulier. J’ai évoqué plus haut l’effet de la séduction narcissique pathologique décrit par P.C. Racamier, l’effet « syndrome de Stockholm » induit par l’insécurité de l’attachement à une figure qui attire en même temps qu’elle terrifie, ainsi que la constitution en lieu et place du « compagnon évoqué » 357 , d’un objet interne en forme de dieu mythologique. 

D’autre part, si on peut retrouver certaines composantes de l’Œdipe dans les fantasmes organisateurs de la vie psychique de ces enfants, il semble qu’elles concernent plutôt la première phase du mythe, l’AntOEdipe358: enjeux d’emprise, de mort infanticide et parenticide, pseudo-fantasmes d’auto-engendrement. M. Berger359 interprète d’ailleurs les attitudes de bébé comme un « dérapage » d’une des formules fondamentales de la problématique oedipienne : « je vais me faire faire un bébé ». Sous l’effet de la tyrannie du narcissisme, qui induit le déni de la dépendance à l’intervention de l’autre, cela devient « être soi-même le bébé ».

Le défaut de liaison dans le fantasme de ces composantes avec les suivantes, associé à la précarité du refoulement, semble mettre en échec le principe de constitution en complexe.

Il est intéressant de noter que ces enfants peuvent se conduire différemment qu’en « bébé insatiable et tyrannique »360, mais qu’ils « ré-enclanchent » ces attitudes dès qu’ils se trouvent en présence de leur figure d’attachement. Ils se conduisent comme s’ils mettaient tout en œuvre pour entretenir une fixation à un mode de relation d’agrippement adhésif à celle-ci, comme s’ils ne pouvaient concevoir un autre mode de relation. Il semble qu’on puisse faire l’hypothèse que se retrouvent ici certaines composantes de la séduction narcissique interminable, telle que l’a décrite P.C. Racamier, et telle que je l’ai observée dans les modes d’investissement et de relation avec leurs parents. Je mettrai cette hypothèse au travail dans la seconde partie de mon développement.

Par ailleurs, il peut exister plusieurs figures investies de la même manière, qui paraissent de ce fait relativement interchangeables. Pour passer de l’une à l’autre, l’investissement et le désinvestissement fonctionnent en mode « total », selon un mécanisme de clivage.361

Lorsqu’Irène, 6 ans, quitte son assistante maternelle pour retrouver son éducatrice à l’hôpital de jour, ou l’assistante maternelle de sa famille d’accueil relais, elle se colle à celle qu’elle trouve et dénigre violemment celle qu’elle vient de quitter. A l’inverse, avant de quitter son assistante maternelle, elle dénigre également celle qu’elle va retrouver. Elle éprouve le besoin de dire que l’absente ne s’occupe pas bien d’elle, ou pas aussi bien que celle qui est présente. Elle s’agrippe à celle-ci, pleure et supplie de ne pas l’envoyer auprès de l’autre. Dès qu’elle ne voit plus celle qu’elle vient de quitter, son comportement change aussitôt. Je signale qu’elle a exactement la même attitude avec sa mère, et que celle-ci tire une grande jouissance de cette attitude. Elle la valide et l’entretient d’ailleurs activement, en disant à sa fille qu’elle la comprend et qu’elle sait bien que personne ne peut savoir prendre soin de sa fille, sauf elle-même.

On peut dire que cette attitude illustre de façon caricaturale l’adage populaire « les absents ont toujours tort »… Ceux qui ne sont pas témoins de la reproduction du même fonctionnement avec chaque figure d’attachement peuvent facilement se laisser prendre dans l’illusion que « l’autre absent» est effectivement « mauvais », et se sentir très coupable de rejet, d’abandon, voire d’être persécuteur pour l’enfant.

Enfin, une des caractéristiques fondamentales de la détresse de ces enfants réside dans le fait qu’ils paraissent ne pas pouvoir tolérer que l’on soit bien disposé à leur égard : plus on tente de faire preuve de prévenance, de patience, de compréhension et d’indulgence, plus leurs attitudes de contrôle s’accentuent. Ils manifestent de l’envie et de l’avidité à l’égard d’un adulte qui serait totalement à leur disposition, mais ils semblent ne pas pouvoir profiter de cette disponibilité. Ils peuvent réclamer « à corps et à cris » une satisfaction qu’ils ne peuvent pas investir lorsqu’ils l’obtiennent. Cette quête semble consister principalement dans un point d’appui physique sur l’adulte, en-deçà du besoin d’enveloppe.

Ceci rappelle fortement la réaction de gel, décrite par Fraiberg, que j’ai évoquée plus haut à propos de l’attitude de certains bébés en état de besoin qui se « ventousent » aux barreaux du lit plutôt que d’appeler en pleurant la personne qui s’occupe d’eux, afin d’être enveloppés dans les bras, portés et consolés.

Ces enfants recherchent un contact perceptif concret, mais ils ne peuvent pas l’utiliser pour vivre une expérience apaisante. Ils semblent chercher le soutien dans un investissement de l’adulte comme « étai » physique, mais ne supportent pas la position de passivité dans « l’enveloppement » physique par les bras de l’adulte, ou dans « l’enveloppement » psychique par l’intervention contenante et limitante de celui-ci. Dès qu’ils y sont confrontés, ils sont très angoissés par ce contact. En effet, celui-ci semble déclencher une flambée pulsionnelle, un envahissement fantasmatique incontenables, sources d’angoisses extrêmes. Ils cherchent donc à s’agripper, s’appuyer activement, mais redoutent d’être eux-mêmes contenus. Les mouvements d’emprise doivent être à sens unique.

Etudions quelques situations afin de voir comment ce principe se manifeste :

Lorsqu’Irène voit un adulte connu qui s’occupe d’un autre (enfant ou adulte), elle se précipite sur lui à toute vitesse, tête baissée et bras tendus, pour se faire porter. Dans la violence du mouvement, elle peut faire mal et se faire mal, mais à peine est-elle câlinée qu’elle se débat pour être remise au sol. Si l’adulte insiste pour la garder dans ses bras, elle hurle, l’air terrifiée. Si l’adulte la pose, elle s’agrippe à lui et entoure son corps de ses bras et de ses jambes. La position « idéale » consiste à être collée contre les jambes de l’adulte, sans que celui-ci la touche de ses mains. J’ai rapporté plus haut une séquence tirée d’une consultation avec sa mère, datant de quelques mois avant son placement et son accueil à l’hôpital de jour. Après avoir essuyé une rebuffade violente de la part de sa mère, Irène s’était collée contre la jambe et la chaussure de sa mère. Elle s’était auto-calmée en se balançant et en murmurant.

Noé semble avoir développé un type d’attachement ambivalent, dont les manifestations relèvent de cette problématique. Noé a noué une relation intense avec un éducateur qui s’occupe individuellement de lui 3 après-midis par semaine et lors de week-ends. Avant que Grégory arrive, Noé demande sans cesse s’il va bien venir, combien de temps il reste avant qu’il vienne le chercher. Il se tient près de la porte pour guetter son arrivée. Mais, dès que celui-ci arrive effectivement, Noé s’enfuit. Si Grégory s’approche, Noé hurle « Je ne veux pas te voir, va-t’en ! Je ne veux pas que tu t’occupes de moi ! Je ne veux pas te dire ce que j’ai fait, je ne veux pas te montrer mes dessins ni mes affaires, c’est à moi ! Tu n’as pas le droit de les voir ! » Il essaye de lui donner des coups. Quelque temps plus tard, Noé est très inquiet. Il se colle contre Grégory et lui demande : « Tu es fâché ? Tu ne t’énerves pas ? Tu me trouves gentil ? ». Si Grégory lui exprime de la sollicitude, tout bascule à nouveau et Noé le rejette activement.

Il semble que la relation à l’adulte soit à la fois extrêmement attractive et extrêmement angoissante. Elle est à la fois objet de désir et de terreur, selon les modalités d’attachement désorienté-désorganisé. Ces enfants perçoivent l’adulte comme éminemment séduisant et dangereux, en tout cas non-fiable et imprévisible, de sorte qu’ils se sentent tenus de le contrôler en permanence. Ceci implique une position d’hypervigilance constante, et accroît une perméabilité extrême aux perceptions. Ils ne peuvent pas faire abstraction des stimuli extérieurs car ceux-ci sont toujours inquiétants. Ainsi toute leur énergie et leur attention sont absorbées par la surveillance de ce qui se passe autour d’eux et le déploiement de défenses vis-à-vis des effets internes.

Ils sont incapables de tolérer de ne pas contrôler leur environnement, encore moins de s’en remettre à un adulte pour assurer leur protection. Il semble que leurs expériences préalables dans ce domaine aient été tellement désastreuses qu’ils refusent absolument de revivre la position de dépendance vis-à-vis d’un autre, et développent par conséquent un recours abusif aux fantasmes d’omnipotence et aux mécanismes de clivage et de déni. J’y reviendrai. Ils ne peuvent donc ni se concentrer sur un apprentissage, ni même admettre qu’un autre puisse leur apprendre quelque chose, dans la mesure où cela reviendrait à reconnaître qu’ils ne maîtrisent pas tout.

Notes
355.

BERGER M., (1997), Les séparations à but thérapeutique, Dunod, Paris

356.

BERGER M., (1990), Des entretiens familiaux à la représentation de soi, Editions du Collège de Psychanalyse groupale et familiale (APSYGEE), Paris, 191 p.

357.

STERN D., (1989), op. cit.

358.

L'antoedipe désigne pour Paul-Claude Racamier ce qui existe comme courant, position voire structure complétant l'avènement du complexe d'Oedipe. Dans Œdipe et Antoedipe : un face à face, chapitre 2 de L’inceste et l’incestuel, (1996), p. 41, il précise que l’antoedipe n’est ni le contraire de l’oedipe, ni un pré-oedipe, ni un forme ultra-précoce de l’oedipe. Dans l’évolution naturelle et heureuse, les deux constellations sont complémentaires ; dans les évolutions pathologiques, elles sont en compétition : l’antoedipe, sous sa forme furieuse, empêche le deuil originaire et fige le sujet dans une relation de séduction narcissique aliénante et fait barrage aux forces innées de croissance et de maturation. L'antoedipe furieux attaque la psyché comme la construction des fantasmes originaires auxquels se substituent des fantasmes (non-fantasmes) d'auto-engendrement. L'antoedipe tempéré, au contraire, sert de socle, de terreau au complexe d'Oedipe, assurant l'indispensable assise narcissique au sujet qui, ainsi, pourra renoncer à ses fantasmes d'omnipotence infantile sans trop grand risque d'effondrement et garder du fantasme (-non-fantasme) d'auto-engendrement cette familiarité avec le monde et le sentiment de bien-être que procure la pensée d'être pour quelque chose dans sa propre existence.

RACAMIER P.C., (1996), L’inceste et l’incestuel, Editions du Collège, (1997), in Revue Française de Psychanalyse, n°30, pp. 115-117

359.

BERGER M., (1990), op. cit., p. 95

360.

CICCONE A., (2003), Les enfants qui poussent à bout : logiques du lien tyrannique, in CICCONE A. et al., Psychanalyse du lien tyrannique, Dunod, Paris, pp. 11-45

361.

DAVID M., (1989), Le placement familial. De la pratique à la théorie. Paris , Dunod, 5ème édition 2004