Dans la catégorie des troubles psychotiques, les caractéristiques générales et communes à toutes les formes de structures psychotiques sont principalement une rupture constante vis-à-vis de la réalité, un discours délirant et d’éventuelles hallucinations. Les manifestations délirantes sont plus difficilement objectivables chez l’enfant que chez l’adulte, car la distinction entre le réel, le fantasme et l’imaginaire est d’une façon générale moins bien établie. Néanmoins on constate des idées de persécution globalisées, des troubles du schéma corporel avec représentations délirantes du fonctionnement de l’organisme. Les pensées sont souvent très crues, très concrètes. Le développement mental est considérablement entravé.
On observe également des troubles majeurs de la communication, avec des moments d’évitement relationnel majeurs et/ou d’attaques hétéro et auto destructrices. Ceux-ci sont déclenchés par des débordements émotionnels et pulsionnels donnant lieu à des accès d’angoisse intenses à nette coloration persécutive. (intrusion, morcellement, désintégration, mort). Les défenses caractéristiques de la psychose sont le clivage et la dissociation, le déni, la projection et l’identification projective.
Les différentes formes de psychoses infantiles répertoriées comportent l’ensemble de ces caractéristiques, mais se différencient par l’aspect massif de certains troubles :
A partir des vignettes cliniques que j’ai déjà exposées, on voit qu’il existe plusieurs traits communs, en particulier la qualité des angoisses ainsi que les mécanismes de défense, mais un élément princeps de la psychose n’est pas présent dans le tableau clinique présenté par les enfants étudiés : il s’agit de la rupture constante d’avec la réalité, l’envahissement permanent par les idées bizarres, délires et hallucinations. En effet, j’ai observé chez les sujets de mon étude que ce phénomène ne se produit que dans le contexte de la relation. Ici, il me paraît important de signaler que c’est ce critère qui permet à O. Kernberg365 de distinguer les états-limites des psychoses. Je reviendrai sur ce point quand je porterai le diagnostic différentiel du profil psychopathologique que j’ai tenté de mettre en évidence sur la catégorie des états-limites.
Ainsi semble-t-il qu’on puisse plutôt postuler l’existence de « zones psychotiques » dans la personnalité des sujets de ma clinique.
Ces zones correspondraient à des failles intrapsychiques, des lacunes dans le développement de l’Apparat zu deuten des sujets, c’est-à-dire, l’appareil interne à transformer la tension psychique issue des débordements pulsionnels et émotionnels.
Ces zones psychotiques semblent également porter des traces d’autisme, ou plus exactement des résidus non élaborés de vécus subjectifs extrêmement primitifs (anéantissement, annihilation, précipitation…) auxquels demeurent associés des modes de traitement défensifs archaïques (agrippement sensoriel, identification adhésive, notamment lorsqu’ils « tourbillonnent » en s’agitant, ou lorsqu’ils « jargonnent » en criant – on ne peut pas dire qu’ils « parlent »- lorsque quelqu’un leur parle…). J’étudierai en détail un peu plus loin366 les particularités de ce phénomène chez les enfants observés, mais je souhaite signaler d’emblée que ceci rappelle plutôt le tableau de la psychose symbiotique selon M. Mahler 367 . En effet, il comporte l’ensemble des principaux symptômes psychotiques, mais est dominé par les manifestations des angoisses à la séparation. La séparation est vécue comme un arrachement d’une partie du corps. La relation à l’objet est organisée selon des fantasmes d’intrusion et de pénétration violente, mis en scène dans et par les corps, les contacts corporels et visuels, selon une dynamique de forçage. Le modèle interne de la rencontre et de la relation à l’objet est empreint de persécution. La nécessité de contrôle de l’objet et la recherche de fusion symbiotique sont prédominants. Toutefois, on observe une alternance de ces comportements avec des mouvements de fuite, d’évitement, de rejet, voire de maltraitance de l’objet. Ceci signe la présence active de la destructivité.
Mahler a fait état d’une forme de pathologie « mixte », dans laquelle on trouve des traits de fonctionnement autistique. Selon d’autres auteurs, notamment G. Haag368, la psychose symbiotique constitue souvent un mode de sortie d’un état autistique, un mode d’évolution d’un état autistique précoce.
On pourrait donc affiner en disant que les « zones psychotiques », activées exclusivement dans le contexte de la relation, seraient des « zones de psychose symbiotique ». Cette proposition est certainement osée et discutable : j’envisage de la mettre à l’épreuve au cours du développement, où je tenterai d’évaluer sa pertinence369.
Toutefois, à ce stade de réflexion, elle semble pouvoir être soutenue par la prédominance de la destructivité ainsi que de l’indifférencié (ils « collent » leur figure d’attachement ou d’investissement en permanence et semblent ne pas pouvoir tolérer les expériences de séparation : la confrontation à la différenciation des corps et des esprits paraît procurer des sentiments d’arrachement, corrélés à d’intenses angoisses de persécution), de même que par le recours privilégié aux procédés auto-calmants et à l’identification projective.
Les cas de Irène, Noé, Lucie, Grégory et Sébastien, que j’ai présentés plus haut, me paraissent bien refléter ces phénomènes, que j’ai observés chez la plupart des enfants concernés par ma recherche.
KERNBERG O., (1998), Les psychothérapies des cas limites, in DIATKINE G., SCHAEFFER J.,(dir.) Psychothérapies psychanalytiques, PUF, Paris, pp. 77-97
KERNBERG O., (2002), Intégration des expériences avec les cas limites dans la technique psychanalytiquestandard, in BOTELLA C. (dir.), Penser les limites : écrits en l’honneur d’André Green, Editions Delachaux et Niestlé, Neuchâtel,pp. 485-501
Voir chapitre 2 § 2.1.1 « Expérience émotionnelle d’agonie subjective : des mécanismes de défense précoces au fonctionnement autistique » et § 2.3 « Défenses autistiques partielles et évolution psychotique »
MAHLER M., (1968), Psychose infantile, symbiose humaine et individuation, (1977) tr.fr. Payot, Paris
HAAG G., in RUSTIN M., RHODE M., DUBINSKY A. et H., (1997), Les états psychotiques chez les enfants, op.cit.
Voir notamment chapitre 2 § 2.3 « Défenses autistiques partielles et evolution psychotique » et chapitre 3 § 3.2 « Naissance et développement des liens pathologiques »