1.8.3 P.T.R.P. et pathologies limites

C’est le registre des « pathologies limites » qui paraît refléter le mieux l’importance étiologique du facteur relationnel dans le déploiement des signes pathologiques.

La CFTMEA-2000 pointe notamment des défauts précoces d’étayage. Il en résulte des failles et des distorsions dans l’organisation de la vie mentale et dans les assises narcissiques des sujets, des défaillances portant sur l’abord du champ transitionnel et sur les supports de la pensée, ainsi que des difficultés d’élaboration de la position dépressive et du travail de séparation : les angoisses dépressives ne sont pas intégrées.

Ces lacunes dans le développement de la vie psychique sont repérées comme origines de la prépondérance des expressions par le corps et les agirs, d’une image de soi dépréciée, enfin d’une extrême vulnérabilité à la perte d’objet.

Dans les descriptions officielles, il me semble qu’on peut retrouver les caractéristiques de certaines attitudes des sujets de ma clinique, mises en évidence plus haut, notamment dans les cas de Jacques, Irène, Sébastien, Damien, Noé et Grégory…

On retrouve comme caractéristiques générales une grande avidité, une quête permanente d’étayage, une relation anaclitique marquée par l’avidité, l’incapacité à supporter la solitude. L’attachement est insécure, ce qui produit une intolérance particulière à la séparation ; le sujet ne peut lâcher son objet, même si celui-ci est insatisfaisant. Sont décrits des sentiments de vide, d’ennui, d’insatisfaction, associés à une forte dévalorisation de soi et des idées d’inutilité, de non-valeur. Les perturbations de l’identité sont fréquentes, avec une incertitude dans l’image de soi, notamment dans l’identité sexuelle. Le comportement est dominé par l’impulsivité, caractérisée par des accès de colère inappropriée, des crises de rage soudaines et imprévisibles, un manque de contrôle des émotions.Le sujet manifeste un important besoin de la relation et simultanément, une grande défiance vis-à-vis de l’objet. La demande de relation est pressante et sa mise en échec immédiate. Les conflits d’identification les plus évolués, les contextes oedipiens, sont systématiquement contournés au profit de conflictualités narcissiques. On observe des mises en danger, des accidents à répétition, des automutilations. Le sujet affiche tout-puissance, mépris, arrogance dans ses relations aux objets. Il instaure et entretient des relations d’objets tyranniques.

On observe des réactions de prestance, des affirmations mégalomaniaques, avec une ambition héroïque de bien faire pour conserver l’amour de l’objet. C’est toujours l’amour de l’objet qui compte plus que l’objet lui-même. Les angoisses caractéristiques sont l’angoisse d’abandon, de séparation, de perte, qui produit un désespoir majeur. Les défenses utilisées sont principalement le déni (de la dépendance, de l’agressivité…), le clivage et l’idéalisation, la projection et l’identification projective, la réparation maniaque toute-puissante, avec maîtrise des affects. Sont répertoriés également des troubles de la symbolisation, voire des dysharmonies cognitives, des dissociations dans le discours (ruptures, passages brusques d’un discours raisonnable à un discours projectif, interprétatif, quasi délirant, du fait d’une hypersensibilité aux réactions de l’interlocuteur), pensées magiques…

Lorsqu’on considère la description du profil clinique, on est interpellé par les points de similitude avec ce que nous avons décrit pour la pathologie des traumatismes relationnels précoces, en termes d’attitudes, de postures identitaires, de failles intrapsychiques et de modes de défenses.

Toutefois, là aussi, on ne retrouve pas toutes les données symptomatologiques.

La caractéristique principale des pathologies limites semble être l’hétérogénéité structurelle de l’organisation de la personnalité. Cette hétérogénéité serait le produit de clivages scindant l’organisation en deux parties :

On constate cependant des différences notables : il n’y est pas fait mention de moments d’envahissement de l’espace psychique par des réminiscences hallucinatoires, les angoisses et défenses psychotiques actualisées par le contexte relationnel n’apparaissent pas de façon évidente. D’une part, les moments dissociatifs sont repérés dans le discours, qualifié de projectif, interprétatif, « quasi-délirant » ; d’autre part, ces distorsions sont attribuées à l’hypersensibilité aux réactions de l’interlocuteur ; on pourrait parler d’un « sur-accrochage » à celui-ci, tandis que, dans les pathologies des traumatismes relationnels précoces, il s’agit plutôt du mécanisme inverse, puisque le sujet perd l’accrochage, « dé-croche » des réactions de l’interlocuteur. L’ensemble de ses réactions, au-delà du discours, ne sont pas motivées par les positions de l’interlocuteur ; celles-ci ne semblent justement pas influer sur les comportements du sujet, victime d’une aliénation à la reproduction délirante d’attitudes inadéquates vis-à-vis de son partenaire. Le lien à l’autre paraît être court-circuité par des reviviscences hallucinatoires imprévisibles.

Enfin, si les carences dans le « holding » précoce de l’environnement sont un facteur étiologique commun, il ne s’agit pas que de cela dans l’anamnèse du profil qui nous intéresse. Les sujets qui nous occupent n’ont pas seulement vécu la défaillance de l’environnement, ils ont subi des traumatismes relationnels en étant pris dans des systèmes d’interactions violents et contraignants, où ils ont éprouvé des états d’impuissance, de passivité et de terreur extrêmes. L’effet traumatogène de la confrontation répétée à des situations de stress extrême semble produire des dysfonctionnements intrapsychiques et intersubjectifs particuliers qui ne sont pas mentionnés dans l’étiologie des pathologies limites.

A. Ciccone précise que, chez l’enfant, le diagnostic souvent donné pour les « pathologies limites » est celui de « dysharmonie évolutive », lorsque le clinicien n’est pas sûr de la psychose et qu’il constate un développement dysharmonique, une immaturité, une dépression latente, des difficultés de séparation, et une dysharmonie cognitive souvent associée.

On dira que, confronté aux traits de fonctionnement psychotiques des enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces, on pourrait effectivement envisager qu’il corresponde à une structure psychotique; mais la non-permanence de la distorsion du lien à la réalité semble amener à rejeter ce diagnostic, au profit de l’attribution de ces traits à l’activation des « zones de psychose symbiotique » de la personnalité du sujet, dans le contexte de la relation.

On peut aussi supposer la même logique dans la CFTMEA-2000, lorsqu’il est précisé qu’on trouve chez le sujet limite des « aménagements » du fonctionnement psychique. Il est dit que ces aménagements donneront à la personnalité du sujet, des formes plutôt névrotiques, ou plutôt psychotiques (avec mauvaise appréciation de la réalité) ou plutôt perverses (avec d’impérieux besoins narcissiques, des actes de perversion narcissique, de sentiment de honte plus que de culpabilité), ou plutôt psychopathiques (avec une culture de l’agir, des violences).

Cependant, le terme d’ « aménagement » ne paraît pas satisfaisant, car il est difficile de considérer l’activation d’angoisses psychotiques comme un aménagement du fonctionnement psychique… Dans le profil pathologique issu des traumatismes relationnels précoces que j’ai pu dégager de mes observations, il semble plutôt que le contexte du lien à autrui « ouvrirait la boîte de Pandore » qui contiendrait les éléments de vécus agonistiques primitifs et les angoisses qu’ils ont fomentées. Ceci donnerait lieu à un envahissement du rapport à la réalité, ainsi qu’à des phénomènes authentiquement hallucinatoires et, par conséquent, à des attitudes, voire des discours, délirants. Je rejoins ici la position de O. Kernberg375. Lorsqu’il indique que les sujets « états-limites » peuvent « fonctionner » tout à fait normalement dans de nombreux secteurs de leur vie qui n’impliquent pas d’engagement affectif profond. Ils peuvent travailler, avoir une vie sociale plutôt épanouie, être appréciés de leurs voisins, etc… Leur folie ne se révèlerait que dans les relations intimes ; je dirais moi, pour reprendre un référentiel que j’ai déjà souvent utilisé, « des relations qui impliquent un lien d’attachement institué ». Ainsi, « vu de l’extérieur du lien » pourrait-on dire, ou bien du point de vue d’un observateur qui n’est pas engagé dans ce type de relation avec ces sujets, ils peuvent paraître aller tout à fait bien, être tout à fait « normaux », ou, à tout le moins s’ils sont considérés comme porteurs d’une pathologie, aller beaucoup mieux. Mais ceci est un leurre, car leur folie « flambe » dans leurs relations amoureuses, ou familiales et, au bout d’un certain temps de relation analytique. De même les aspects pathologiques du fonctionnement de nombreux enfants observés qui ont connu des traumatismes relationnels précoces ne se révèlent pas aux personnes qui prennent soin d’eux avant plusieurs mois. Lorsqu’ils arrivent dans leur nouveau lieu de vie (maison d’enfants, famille d’accueil,…), il n’est pas rare que leurs donneurs de soins s’étonnent du fait qu’ils bénéficient d’une prise en charge en hôpital de jour. Ils les décrivent comme très adaptés, agréables, etc… Mais les professionnels aguerris se méfient de cette phase, qu’ils nomment « la lune de miel ». Ils savent qu’elle ne va pas durer, et que l’état des enfants, et des relations avec eux, va se dégrader progressivement, au fur et à mesure qu’ils vont investir les personnes qui s’occupent d’eux. Dans le même registre, naissent fréquemment des conflits entre les personnes qui ont noué une relation d’attachement avec ces enfants, qui ont accès à l’expression de leurs troubles, voire les subissent, et ceux qui ne sont pas inscrits dans ce genre de lien, mais dans des relations plus superficielles, qui voient peu les enfants, et donc qui n’ont affaire qu’avec la partie séductrice et aux manifestations des capacités d’adaptation de surface. Ils ne peuvent comprendre ce que leur décrivent les premiers, ils tendent à mésestimer, voire à dénigrer leurs ressentis, jusqu’à leur prêter à tort des intentions manipulatrices ou des tendances à l’affabulation.

Ainsi la caractéristique décelée par O. Kernberg me paraît effectivement commune aux sujets « états-limites » qu’il a rencontrés et aux sujets de ma clinique. Toutefois, il convient d’explorer plus avant les traits répertoriés sous la catégorie « états-limites », avant de postuler que le profil que j’ai décrit appartient à celle-ci. Car il me semble qu’on ne peut raisonnablement pas poser de jugement d’attribution sur la base d’une caractéristique commune, même si elle s’avère prépondérante.

A. Ciccone, qui choisit de regrouper les signes psychopathologiques, décline des « sous-ensembles » dans les pathologies limites, suivant des traits de personnalité dominants.

Il distingue :

Il semble assez délicat de parvenir à bien différencier les différents types de personnalité. Je préfère noter que leurs traits communs sont un degré élevé de la dépendance à la manifestation explicite de l’intérêt d’autrui, qui semble signifier un investissement très narcissique de l’objet, des failles considérables dans les assises narcissiques, ainsi qu’une fixation à un mode de fonctionnement psychique en processus primaires, signant des carences importantes dans le développement de l’appareil psychique. On trouve effectivement ces aspects dans les pathologies des traumatismes relationnels précoces.

Les points communs avec le profil pathologique issu des traumatismes relationnels précoces, qui pourraient amener à souvent les confondre, sont naturellement le recours privilégié à l’agir, l’altération du sentiment de soi et la pauvreté de la vie intérieure, mais surtout les troubles des conduites dans les échanges et l’attachement avec l’autre, le défaut de contrôle, l’incapacité à nouer des investissements stables, la répétition des échecs. Cette symptomatologie est commune en effet, mais il semble que ce soit la structure de personnalité sous-jacente, ou les phénomènes et les motivations inconscientes à l’origine de ces symptômes qui diffèrent considérablement. On repère notamment dans cette expression pathologique une intentionnalité qui ne paraît pas être présente dans la pathologie des traumatismes relationnels précoces.

On peut donc observer certains comportements identiques, mais dont l’origine et les motivations seraient différentes. La confusion fréquente entre les deux suscite des erreurs d’appréhension qui pourraient expliquer un certain nombre d’échecs thérapeutiques et éducatifs retentissants.

Notes
375.

KERNBERG O., (1998 et 2002), op. cit.