Parmi les troubles caractériels, la forme pathologique la plus fréquemment confondue avec la pathologie des traumatismes relationnels précoces me paraît être la « personnalité antisociale ».
Elle a comme traits caractéristiques la délinquance, le déni et la violation répétée des règles, le défaut d’influence des sanctions, les mensonges, les fugues, l’instabilité, l’impulsivité, la discontinuité des relations.
Je souhaite amener ici quelques précisions importantes pour l’étude différentielle avec le profil pathologique des traumatismes relationnels précoces. En reprenant précisément le texte de Winnicott La tendance antisociale (1956)376 , on voit que l’intention de ce dernier était de différencier ce qu’il décrit d’une structure de personnalité. Il écrit (p. 294) :
‘« La tendance antisociale n’est pas un diagnostic. Elle ne se compare pas directement aux autres termes diagnostiques tels que la névrose et la psychose. La tendance antisociale peut se trouver chez un individu normal, chez un névrosé, ou chez un psychotique ». ’L’acception de Misès, qui propose une structure de personnalité antisociale semble donc être une extrapolation du principe décrit par Winnicott comme une « tendance », soit une orientation, voire un « aménagement » particulier du fonctionnement psychique.
Winnicott décrit principalement les symptômes observables, en insistant sur leur fort pouvoir d’interpellation et de mobilisation de l’environnement : il s’agit de provoquer des « réactions globales » de l’environnement. Il cite effectivement le vol et le mensonge, mais aussi l’incontinence et « tout ce qui fait des saletés » (p. 298)
Le facteur principal et commun aux symptômes est leur caractère gênant, perturbateur, incommodant d’une telle manière que l’environnement ne peut en faire abstraction. Il décrit aussi un comportement dictatorial, différencié de l’omnipotence infantile, car, bien que la motivation en soit essentiellement inconsciente, il s’agit d’attitude et non de réalité psychique.
Le degré de dissociation est faible et l’enfant exploite le caractère dérangeant de ses comportements pour l’environnement dans le temps de leur déploiement, non après-coup.
Selon le même principe de différenciation des éléments psychotiques, il décrit un symptôme de « gloutonnerie » (greediness), distinct de l’avidité (greed), caractéristique de la période du développement de l’enfant où celui-ci est aux affronté à la prise de conscience de l’existence séparée de sa mère, et le principe de réalité, non encore admis et sources de conflits intrapsychiques et d’angoisse. Il décrit la gloutonnerie comme le précurseur du vol.
Par ailleurs, Winnicott ne nomme pas les mécanismes de défense utilisés, ni les angoisses caractéristiques, bien que ses descriptions autorisent à supposer avec une probabilité élevée la présence active d’angoisses d’abandon et de perte, ainsi que l’activation de défenses projectives, du clivage et du déni. Winnicott insiste sur l’origine de la tendance antisociale et sur le fait qu’elle implique un niveau relativement élevé de maturation du moi. Selon lui, il y a à la base de la tendance antisociale, une bonne expérience primitive qui a été perdue. « La mère a répondu à la créativité primaire de l’enfant, et est ainsi devenue l’objet que l’enfant était prêt à trouver » (p. 297) puis l’enfant a subi une déprivation, soit la perte de cet objet, pendant une durée qui a excédé celle pendant laquelle il pouvait en maintenir le souvenir vivant en lui, avant de retrouver cet objet. Winnicott précise que cette déprivation doit être intervenue « à la période où chez le nourrisson ou le petit enfant le moi est en train de parvenir à l’union des pulsions instinctuelles, libidinales et des pulsions agressives (ou motricité) » (p. 299).
J’ajoute qu’il s’agit d’une période où, sauf vicissitude psychopathologique et/ou intersubjective particulière, le sujet admet une différenciation suffisante entre lui-même et ses objets d’investissements, autrement dit, a priori à la fin de la première année de vie ou au cours de la seconde. Ce qui caractérise la tendance antisociale, c’est la capacité de percevoir que la cause de la déprivation réside dans une faillite de l’environnement, et ainsi que l’origine de la dépression ou de la désintégration est externe et non interne. Selon Winnicott, c’est « le degré de maturité du moi qui permet une perception de cet ordre (qui) détermine le développement d’une tendance antisociale plutôt que d’une psychose » (p. 299). On pourrait ici reprocher à Winnicott une position contradictoire avec l’énoncé précédent qui stipule qu’on peut trouver une tendance antisociale chez un psychotique. Toutefois cette tension diagnostique semble corroborer l’appréhension de la tendance antisociale comme un fonctionnement symptomatique appartenant à la catégorie nosographique des « pathologies limites ».
L’élément qui retient mon attention est le fait que les sujets qui présentent une tendance antisociale ont nécessairement vécu une relation primitive suffisamment adéquate et permanente avec un premier objet disponible et accordé à leurs besoins fondamentaux, ce qui a autorisé un développement du moi sain jusqu’à l’expérience de déprivation. Or il semble que ce ne soit précisément pas le cas pour les enfants qui ont vécu des traumatismes relationnels précoces : ils auraient au contraire eu affaire à un environnement caractérisé par l’imprévisibilité, le chaos et les situations de stress extrême.
La double motivation principale des comportements qui signent la tendance antisociale serait d’une part la recherche de l’intervention d’un cadre contenant et maternant. Celui-ci serait extrapolé, à partir d’une abstraction primitive d’une série d’expériences satisfaisantes des bras, du corps et des fonctions maternels, à l’ensemble de l’environnement du sujet : « la famille, la société, la localité avec ses postes de police, le pays avec ses lois » (p.297). Il s’agirait de la quête d’un environnement perdu, qui pourrait supporter, accueillir et transformer la tension issue de comportements impulsifs et de la décharge pulsionnelle, soit « reprendre » le rôle de l’objet qui a failli, là où il a failli. Il s’agirait d’autre part, de « se gaver » d’objets-substituts de celui qui a causé la déprivation, afin de ne plus en ressentir les effets de manque. La destruction viendrait plutôt en réaction à la prise de conscience de l’échec de ces objets à remplir cette fonction ; ceux-ci deviendraient alors exutoires de la nouvelle déception éprouvée.
Il semble qu’on ne puisse pas appliquer cette double motivation explicative aux comportements déployés par les enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces, même si on peut reconnaître une ressemblance dans leur expression manifeste. De fait, les motivations énoncées reposent toutes deux sur la supposition d’une conscience et d’une tolérance suffisante de la différence des espaces psychiques d’une part, et d’autre part, de la présence d’une représentation interne suffisamment conséquente des fonctions d’un environnement adéquat. Ainsi, on ne trouve pas de dimension de persécution dans les angoisses à l’œuvre.
En conclusion, on peut comprendre que la pathologie des traumatismes relationnels précoces puisse être confondue avec les catégories diagnostiques établies, sans que sa spécificité soit reconnue.
Le tableau clinique présenterait plusieurs points de similitude avec les troubles psychotiques et les pathologies limites. Cependant, il existerait aussi chaque fois des points de divergence ou des manques, et que, même en ce qui concerne les symptômes manifestes apparemment similaires, on pourrait mettre en doute la communauté de motivation et d’origine.
Or si on peut mettre en évidence que deux symptômes apparemment identiques n’ont pas la même origine ni la même fonction, peut-on affirmer qu’ils sont similaires ?
Le problème de la fréquente confusion diagnostique vient peut-être du fait que la Classification de Misès reste très floue dans ses descriptions et ne donne pratiquement jamais de détails à propos de l’origine intrapsychique de la motivation ou de la fonction de tel ou tel symptôme. Elle relève d’une description plus que d’une analyse psychodynamique.
Ainsi il semble qu’aucune des catégories existantes ne reflète fidèlement le tableau clinique, ni le fonctionnement psychique atypique que présentent les enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces. Il conviendrait donc de définir et de proposer une nouvelle catégorie nosographique.
WINNICOTT D. W., (1956), La tendance antisociale, in Déprivation et délinquance, tr. fr. Payot, Paris, 1969