Il semble que l’on puisse discriminer différents types de comportements, incluant ou non l’autre, qui n’ont pas la même signification, ni la même fonction. Ils paraissent appartenir à divers registres de fonctionnement psychique, qui correspondent à différents niveaux de développement. L’hétérogénéité des attitudes, des réactions, des modes d’investissement et des mécanismes de défense, présentés par ces enfants, fait qu’il est difficile de les situer. Ils donnent parfois le sentiment d’avoir plusieurs personnalités. Ils peuvent passer brutalement d’un mode de fonctionnement assez évolué à un mode de fonctionnement beaucoup plus archaïque, impliquant des traits psychotiques voire autistiques.
L’approche de M. Rustin, M. Rhode, G. Haag et A. et H. Dubinsky 386 me paraît tout à fait intéressante pour éclairer ce point. Reprenant les positions de W.R. Bion 387 et de H. Rosenfeld 388 , ils proposent de penser les différents symptômes présentés par certains enfants en termes d’états. Ceci permet de penser un fonctionnement psychique en mouvement, différencié d’une structure fixée et rigide. En fonction de leurs expériences émotionnelles, les sujets pourraient ainsi vivre des états psychotiques, des états autistiques, etc…
Par « expérience émotionnelle », j’entends la conjonction d’émotions, d’impressions venant des sens et de pensées, y compris les fantasmes inconscients, qui sont présents pour le psychisme à un moment donné. D’après W.R. Bion 389 , il semble qu’on puisse présupposer que les émotions et les impressions venant des sens sont plongées dans une matrice de pensées et de fantasmes parfois très primitifs. Les états psychotiques ou autistiques dans lesquels certains sujets se trouvent plongés peuvent être motivés par la nature de l’expérience émotionnelle ou bien par une utilisation excessive du clivage qui empêche la saisine par le moi d’une partie de cette expérience. L’expérience émotionnelle non comprise, c’est-à-dire détachée du mode de pensée qui lui garantit une forme qui convient à la pensée symbolique, ne peut être distinguée de la présence d’un objet concret, « la chose en soi ». Elle demeure dans une forme qui n’est adaptée qu’à la manipulation, à visée d’évacuation, au mieux de projection.
Plusieurs observations m’ont amenée à penser certains comportements à partir des référentiels propres aux champs de la psychose et de l’autisme. En voici deux petits exemples rapides, extraits des comptes-rendus plus détaillés sur lesquels se fondera l’analyse que je vais présenter dans ce chapitre.
J’ai indiqué que Lucie est terrifiée lorsqu’elle voit une fenêtre entr’ouverte. Après plusieurs mois de prise en charge, on s’aperçoit qu’elle pense pouvoir être aspirée par l’entrebâillement et projetée dans le vide, sans conscience de ses dimensions corporelles et de la permanence de la matière de son corps.
La plupart des enfants concernés par la recherche manifestent une grande agitation lorsqu’il se produit un courant d’air ou un bruit fort. Ils présentent une hyperpénétrabilité du corps par les bruits.
Je propose donc d’étudier ci-après l’hypothèse selon laquelle la personnalité des sujets serait partagée en plusieurs parties, chacune correspondant à un état particulier, déclenchant un mode de fonctionnement différent. Leur moi serait tour à tour sous influence de la partie psychotique, de la partie autistique, de la partie non-psychotique, etc… Les attitudes et comportements pourraient donc être appréhendés en fonction de la logique propre à chaque registre.
O. Kernberg 390 et A. Dubinsky 391 ont observé que certains patients peuvent se montrer plus adaptés à certains moments et dans certains secteurs de leur vie quotidienne, mais ils attirent l’attention sur le fait que cette amélioration peut être un leurre, car ces enfants continuent à se montrer très malades à d’autres périodes. O. Kernberg invite à la prudence car « ces enfants ont des identifications superficielles, c’est-à-dire des identifications adhésives. Ces identifications sont pour ainsi dire plaquées à la surface de la psyché, mais elles ne sont aucunement internalisées ou intégrées dans leur moi ou dans leur surmoi. (…) Ils peuvent donner l’illusion de s’être améliorés seulement parce qu’ils ont appris les règles du jeu. » 392 . Selon A. Dubinsky, plus proche de la pensée de W.R. Bion, il s’agit plutôt du fait que ces identifications ne touchent pas la partie psychotique de la personnalité, qui demeure active, et resurgit pour assujettir le moi à la prédominance des parties omnipotentes.
1 ère étude des comportements : comportements qui ne semblent pas impliquer l’autre
La première catégorie de comportements que je voudrais étudier à présent inclut ceux qui n’impliquent pas l’autre. On ne peut apparemment pas leur prêter de valeur de messages adressés : ils semblent plutôt auto-sensuels, ou auto-calmants. Autosensualité et procédés auto-calmants sont deux formes d’accrochage défensif à la sensorialité. M. Boubli 393 indique que ces procédés de survie, à la fois indispensables pour ceux qui y recourent et mutilateurs pour leur psyché, impliquent absence d’interrelation, absence d’investissement libidinal de l’objet ainsi que de manifestation émotionnelle. En effet, le déploiement de ces comportements n’implique pas l’objet. Les enfants chez qui on les observe ne paraissent pas attendre de réponse de l’autre, on peut même supposer qu’ils les déclenchent sans manifestation effective et directe de sa présence. A ce niveau, si l’on se réfère au principe de réflexivité, on s’aperçoit qu’il est direct, dans un fonctionnement « auto », c’est-à-dire « de soi à soi », sans considération de l’autre.
Il s’agit des comportements qui mettent en jeu le corps, l’activité psychomotrice, et le langage dans un registre qui n’est pas celui de l’inter-communication. J’ai décrit des agrippements de surface, des états de tension et d’alerte perpétuels, une agitation constante et extrême ; des enchaînements d’activités dispersantes, sans suite logique. Les déplacements sont brusques, maladroits et peu coordonnés ; les objets sont violemment manipulés et rapidement délaissés; l’enfant produit un flot de paroles continu et envahissant qui ne laisse aucune place à l’expression de l’autre. Il ne paraît pas faire attention à l’effet de ses comportements, sur lui-même ou sur les autres.
Voici quelques situations propres à introduire l’étude de ce phénomène :
Damien a 10 ans. Il a passé les 4 premières années de sa vie avec des parents négligents. Il était mal nourri, peu stimulé. Ses trois frères et sœur ont été placés après avoir été hospitalisés pour dénutrition grave. Le couple parental se séparait régulièrement après des disputes d’une grande violence. Le père était un homme violent et paranoïaque, fasciné par les tatouages, les sports de combat et les armes. Il possédait une impressionnante collection de sabres, couteaux et armes de poing, exposée dans tout l’appartement. Il « jouait » souvent à faire peur à Damien avec ses armes ou en se cachant derrière le rideau de sa chambre en imitant un fantôme ou un monstre. Lorsque le couple se séparait, sa mère ne pouvait pas rester seule longtemps. Elle ramenait alors chez elle des SDF, hommes et femmes, qui squattaient son logement pendant des semaines et organisaient régulièrement des orgies. Sa mère le laissait souvent seul à la maison la nuit. Elle sortait en boîte de nuit et rentrait ivre au petit matin. C’est Damien qui lui apportait des cuvettes lorsqu’elle était malade. Sur signalement des voisins, la police est venue le chercher alors qu’il était seul avec plusieurs chiens, dans un appartement d’une extrême saleté, envahi d’ordures et d’excréments.
A 10 ans, après une longue période d’hospitalisation en unité temps plein, Damien intègre un petit lieu de vie et est accueilli au Centre de Jour. Il s’agite en permanence, déambule dans les salles et les couloirs. Il parle surtout continûment, à un interlocuteur réel ou imaginaire. Il décrit ce qu’il fait ou ce qui se passe autour de lui. Dès qu’un adulte – connu ou inconnu- passe à proximité, il se précipite pour l’interpeller et le suit partout, sans avoir réellement quelque chose à dire : il déroule au fur et à mesure un discours loghorréïque et précipité, ne s’interrompant pour reprendre son souffle que lorsqu’il semble frôler l’asphyxie. Il ne paraît pas attendre de réaction, ni de réponse de la part de l’adulte qu’il « colle » physiquement sans le regarder. Damien n’écoute pas ce qu’on lui répond, il paraît ne pas s’apercevoir que l’autre est en train de s’adresser à lui : il continue à parler en même temps. Il semble s’appuyer sur l’attention de l’adulte tout en s’enveloppant dans son propre discours.
Irène, Nourredine, Noé, Jacques et Sébastien se comportent de la même façon. Ils produisent du bruit en permanence. Ils parlent ou font des bruits de bouche, se râclent la gorge, toussent, rotent, lâchent des vents, tapent des pieds, entre-choquent des objets, en font tomber d’autres, remuent les jeux dans les caisses… Ils s’assoient, se relèvent, courent, tournent sur eux-mêmes, grimpent, sautent, se roulent par terre, griffonnent quelques traits sur une feuille puis la délaissent aussitôt pour courir s’emparer d’un jeu ou d’un livre tout aussi rapidement lâché… Ils semblent être mus par un tourbillon frénétique épuisant, une impérieuse et urgente nécessité à se maintenir en mouvement et dans un état d’excitation intense permanent. Dans cet état d’hyperactivité, il ne paraît pas y avoir de possibilité de relation avec l’autre. L’effet produit sur l’entourage est insupportable, le déploiement de ces comportements fait le vide autour d’eux, sans qu’ils semblent en être affectés, sans paraître même le remarquer.
Lorsqu’ils sont dans cet état, le niveau de dissociation paraît extrême. Il n’est pas rare qu’ils fassent sur eux. Ils disent alors qu’ils ne s’en sont pas rendu compte. Au cours de leurs déplacements frénétiques, ils peuvent bousculer, marcher sur les pieds des personnes qui se trouvent à proximité, sans paraître là non plus s’en apercevoir.
Les personnes qui s’occupent d’eux disent qu’ils sont « dans leur monde », ou « dans leur bulle ». Simultanément, on éprouve l’envie de couper le contact, de s’enfuir, de se boucher les oreilles et de détourner les yeux, tant il est difficile de suivre du regard leurs déplacements sans éprouver une sensation de vertige. Couper le contact pour ne pas réagir violemment et tenter des mesures coercitives pour les obliger à se taire, à cesser de s’agiter et de faire du bruit.
RUSTIN M., RHODE M., DUBINSKY A. et H., (1997), Les états psychotiques chez les enfants, op. cit.
BION W.R., (1957), Différenciation de la part psychotique et non psychotique de la personnalité, tr.fr. (1974) in Nouvelle Revue de Psychanalyse n°10, Gallimard, Paris, pp.61-78
ROSENFELD H., (1976), Les états psychotiques : essais psychanalytiques, PUF, Paris
BION W.R., (1962), op. cit.
KERNBERG O., (1998), Le lien chez l’enfant présentant des traits anti-sociaux, in Journal de la psychanalyse de l’enfant n°23, Bayard, Paris, pp. 212-223
DUBINSKY A., (1997), in Les états psychotiques chez l’enfant, op. cit., pp. 15-36
KERNBERG O., (1998), op.cit., p. 221
BOUBLI M., (2002), Autosensualité, procédés auto-calmants et créativité, in BOUBLI M., KONICHECKIS A., Clinique psychanalytique de la sensorialité, Dunod, Paris, pp.59-94