2.1.1 Expérience émotionnelle d’agonie subjective : des mécanismes de défense précoces au fonctionnement autistique

Les comportements solipsistes décrits me semblent présenter des caractéristiques qui renvoient au champ du fonctionnement autistique. On peut sans doute penser que ce rapprochement est incongru ou périlleux. Pourtant, les caractéristiques de la première catégorie de comportements que j’étudie ici situent le fonctionnement en jeu dans le registre de l’en deçà de la symbolisation, et renvoie au monde archaïque où priment le corporel, le sensori-moteur et les sensations de tension non élaborées, donc non encore perceptibles comme des éprouvés. D’autre part, il faut là encore se rappeler que ces enfants ont présenté pendant leurs premiers temps de vie des symptômes d’autisme secondaire, repérables par des attitudes de retrait relationnel et de repli sur soi. Aussi je précise que mon idée est qu’il pourrait être possible d’utiliser des observations et des modèles élaborés dans le champ du fonctionnement autistique, afin d’éclairer certains aspects des comportements singuliers déployés par les enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces.

Pour avancer cette hypothèse, je m’appuie sur le modèle que j’ai évoqué précédemment394, selon lequel la psyché n’est pas figée dans un état unique et définitif, dans une « structure », mais oscille entre différentes positions et différents états. Selon ce modèle, la psyché occupe plusieurs positions dans chaque état mental psychopathologique, certaines plus narcissiques, d’autres plus objectales. A. Ciccone et M. Lhôpital395 rappellent qu’on peut décrire trois positions principales dans le développement du psychisme, du bébé, de l’enfant et dans les organisations psychopathologiques : la position autosensuelle, nommée aussi adhésive ou autistique ; la position schiro-paranoïde ou symbiotique ; la position dépressive. Ces positions demeureraient toujours présentes et potentiellement actives tout au long de la vie. Les états mentaux se modifieraient en fonction de la position dans laquelle se trouverait la psyché.

Je m’appuie également sur les écrits de Tustin qui a mis évidence la façon dont peuvent se constituer des « poches d’autisme » dans des personnalités non-autistes et non-psychotiques, ainsi que sur le point de vue d’autres chercheurs, qui postulent des « états autistiques ».

Dès 1972396, Tustin disait trouver des poches d’ « autisme à carapace » chez de nombreux enfants diagnostiqués « névrosés ». Elle indiquait qu’à l’intérieur de ces poches, les expériences transitionnelles ne se sont pas développées, l’imagination est restée embryonnaire et ne s’applique qu’à des activités concernant les objets corporels ou leurs équivalents dans le monde extérieur. En 1981397, elle précise que les poches d’autisme chez ces enfants bloquaient ou déformaient leur conscience de la réalité au point de leur faire vivre des expériences de nature psychotique. Les caractéristiques pathologiques qu’elle décrit chez ces enfants m’ont singulièrement rappelé des aspects que j’ai moi-même observés (et précédemment rapportés) chez les sujets de ma clinique. Elle parle notamment d’une inaptitude à réguler leurs élans et leurs réactions, qu’elle impute à ce qu’elle nomme « la turbulence de la sensualité élémentaire ». Elle décrit comment ces enfants, manquant de limites et de pare-excitation, s’attachent à leurs parties, organes et rythmes corporels. Elle pointe également comment ces enfants ont manqué d’un environnement parental suffisamment contenant et conteneur, et comment les « enclaves autistiques » servent de refuge et de bouclier contre des éprouvés de désespoir et d’angoisses existentielles. Elle souligne d’ailleurs les résonances de ses propositions avec celles de Winnicott398 à propos de la crainte de l’effondrement et des agonies primitives.

Plus près de nous, il me semble que R. Roussillon399 a décrit en 1999 un phénomène similaire à propos des pathologies « narcissique-identitaires », où le sujet est aux prises avec des expériences agonistiques précoces.

N. Minazio400 propose (p.1772) de « penser le fonctionnement autistique comme une des figures paradigmatiques des états de défaite psychique dont on peut retrouver certains aspects au niveau de la problématique narcissique-identitaire. » Cela concerne « les personnes (…) dont les capacités de symbolisation et de pensée sont défaillantes et dont le manque à représenter se laisse appréhender (…) par la prévalence du registre perceptivo-moteur.  »

M. Boubli401 témoigne également de l’observation d’accrochages sensoriels chez des adultes qui fonctionnent névrotiquement mais en qui persiste un noyau autistique, ainsi que chez des sujets qui ont vécu des expériences malheureuses, des carences et des traumatismes.

Les comportements observés chez les enfants rencontrés ne m’ont pas semblé de prime abord appartenir au registre des stéréotypies typiques de l’autisme, mais une observation et une analyse approfondies m’ont amenée à penser qu’on peut trouver des points de similitude dans l’agrippement adhésif aux sensations, notamment auditives et kinesthésiques, associé à la déconnection, l’isolation apparente de la perception de l’environnement, l’évitement de la pensée, ainsi que dans la manifestation d’autres manifestations de mécanismes de défense qui relèvent de ce champ : démantèlement, procédés auto-calmants, manœuvres de réparation « magique » visant à fusionner avec l’objet sur le mode hallucinatoire.

Toutefois, avant d’explorer les comportements des enfants de ma recherche à partir de cet angle d’approche afin d’évaluer sa pertinence, il me paraît nécessaire d’effectuer un bref rappel de ces concepts.

Notes
394.

voir Introduction pp. 20-21 ????

395.

CICCONE A., LHOPITAL M., (2001), op. cit.

396.

TUSTIN F,  (1972), op.cit.

397.

TUSTIN F., (1981), Les états autistiques chez l’enfant, (1986) tr.fr. Le Seuil, Paris

398.

WINNICOTT D.W., (1974), op. cit.

399.

ROUSSILLON R., (1999), Agonie, clivage et symbolisation, PUF, Paris

400.

MINAZIO N., (2002), Les états autistiques, in RFP, 5, pp. 1771-1778 ; réf. p.1772

401.

BOUBLI M., (2002), op.cit.