2.2 Défauts d’enveloppe et lacunes dans le système pare-excitations du moi

Dans un premier temps, j’ai décrit des comportements d’agitation motrice et verbale perpétuelle et irrépressible, qui correspondraient à une formation de type musculaire de contention de soi et d’isolation du réel extérieur. J’ai présenté ces attitudes comme des tentatives de s’auto-procurer un contenant protecteur, que ces enfants ne trouveraient pas à l’intérieur d’eux-mêmes, et qu’ils ne rechercheraient pas chez l’autre.

Il est ressorti d’une première analyse que la motivation de ces comportements correspondrait à l’activation de défenses narcissiques primaires correspondant elle-même à la position autosensuelle, sous le primat de fantasmes solipsistes d’omnipotence. Ceci signifierait la présence active d’une zone de fonctionnement autistique secondaire. Celle-ci produirait la constitution d’une espèce de « carapace » ou de « capsule » autour du moi-narcissique dans lequel les sujets se replient.

L’hypothèse que je souhaite à présent étudier est que ce système fonctionnerait comme une « seconde peau » 456 , substitutive d’une enveloppe psychique insuffisamment constituée et opérationnelle.

Le développement de cette seconde peau me semble avoir pour but d’éviter la confrontation aux affects de souffrance que déclenche la rencontre avec le réel. Celle-ci susciterait des expériences émotionnelles de déplaisir paroxystique, allant jusqu’à des éprouvés de douleur psychique qui irait au-delà du seuil de tolérance du moi.

Cette seconde peau participerait d’une tentative à la fois d’évitement et de contrôle du monde extérieur, ainsi que de ses effets sur le monde intérieur. L’enjeu serait d’éviter la confrontation à des expériences émotionnelles appréhendées comme terrifiantes, source de terreur ou d’effondrement synonyme d’agonie psychique. Il semble que chez ces sujets, le seuil de tolérance du moi aux excitations soit très bas, et ses capacités de transformation, peu développées. C’est-à-dire que leur système pare-excitations paraît imparfait. Mais, au-delà de l’inaptitude à réguler leurs élans et leurs réactions, imputée par F. Tustin, on l’a vu, à ce qu’elle nomme « la turbulence de la sensualité élémentaire », il me semble que se produit chez eux une distorsion particulière du rapport à l’excitation : ces enfants paraissent rechercher l’auto-excitation pour éviter de vivre l’excitation issue de la rencontre avec le réel. Comme si la production d’auto-excitations était utilisée en « contre-feux », procédé qui correspondrait à la fonction barrière de contact du pare-excitations ; et comme si ces enfants s’enveloppaient et se remplissaient à la fois de sensations excitées, pour ne laisser aucune prise ni aucun espace à l’excitation produite par la perception traumatogène d’autrui et du monde. La tragédie de ces enfants est qu’ils s’accrochent à ce système défensif comme seul élément auquel ils puissent faire confiance : leur propre agrippement à l’excitation les prend en otage, là où celle-ci remplace les liens significatifs, seuls aptes pourtant à offrir une issue à leurs souffrances et leurs terreurs.

G. Szwec457 avait déjà formulé l’hypothèse selon laquelle certains comportements moteurs auraient pour but de ramener le calme à travers la recherche répétitive de l’excitation. Pour ma part, je distinguerais différents phénomènes d’excitation.

M. Fain458 considère également que les procédés auto-calmants sont en même temps des procédés auto-excitants. Il fait notamment l’hypothèse selon laquelle la production répétitive d’excitations, par l’agitation motrice, pourrait être comprise comme une tentative de traitement d’annulation d’une surexcitation que la mère avait induite, par la production d’une excitation négativant ses réminiscences hallucinatoires.

M. Boubli459rapporte que, selon les travaux de C. Smadja et G. Szwec460, les procédés auto-calmants seraient des défenses visant à neutraliser un état de détresse, souvent d’origine traumatique, réactualisé par des situations externes. Selon C. Smadja461, les sujets qui s’agrippent à l’hyperactivité motrice se trouvent dans l’impossibilité d’utiliser l’objet externe et développent ce système solipsiste à des fins « anti-traumatiques ». L’enjeu de ce système de défense, où toute l’infrastructure tiendrait lieu de contre-investissement, serait la survie psychique.

Les points communs me semblent résider d’abord dans le fait que le déploiement de ceux-ci serait imposé par un état d’intense détresse psychique, puis dans la recherche d’évitement de l’angoisse causée par le débordement des systèmes psychiques intégratifs par une tension interne trop importante. Ceci donnerait lieu aux processus de décharge, d’expulsion par la motricité. Le procédé serait sans fin car l’auto-excitation n’ouvre pas au conflit élaboratif. Elle peut être nécessaire et utile car elle sert de « soupape » et de « contre-feu ». Elle peut en ce sens avoir une valeur protectrice contre les excitations exogènes, mais elle ne peut apporter de réponse durable aux excitations internes, car elle ne transforme rien. En effet, selon A. Green462, l’excitation n’a ni histoire, ni projet, ni mémoire. Elle part du corps et va au corps. La décharge ne fait rien pour la réduction des qualités d’excitabilité des éléments psychiques. De fait, j’ai indiqué qu’il me semble que ce procédé participe au retrait narcissique, caractérisé par l’évitement des réalités intérieure et extérieur, ainsi que de la pensée. Comme j’avais commencé à l’aborder plus haut463, il s’agirait de se mettre en état de non-pensée et de non-besoin. D’après les travaux de G. Szwec, il semblerait que le besoin d’hyperactivité motrice, sexuelle, ou sonore surviendrait lorsqu’un sujet n’aurait pu constituer un autoérotisme accompagné de la capacité à tolérer une séparation, une position de passivité ou de non-contrôle, en investissant des réminiscences apaisantes d’une relation à l’objet premier.

Je distinguerais cependant deux voies différentes dans la production d’auto-excitation pour tenter de parvenir à un certain apaisement :

Dans la première voie, l’objectif serait de retrouver du calme en se coupant du contact avec le réel et en se repliant dans une activité auto-sensuelle caractérisée par des mouvements répétitifs, stéréotypés. J’ai observé dans ce registre des auto-bercements proches des balancements autistiques, des activités de suçotage d’une partie du corps, d’un morceau de vêtement ou d’un objet. Je classe également dans cette catégorie les activités de masturbation compulsive, dans la mesure où, lorsque les sujets que j’ai observés s’y adonnaient, ils paraissaient s’être absentés de toute perception de ce qui les entourait. Ils ne réagissaient pas à l’appel, avaient les yeux mi-clos ou fixaient le vide. La sexualisation me paraît ici secondaire.

L’activité érotique semble plutôt servir à « remplir » voire « suturer » par une pseudo-libidinalisation, le gouffre terrifiant ouvert aux temps primitifs par la prise de conscience prématurée du bébé dépendant de la séparation de son objet environnement premier, et des risques mortels qu’elle implique. Aussi ces activités me paraissaient-elles correspondre à une tentative d’annulation de la perception de l’environnement séparé, ainsi que de l’état de besoin de son intervention. Il s’agirait ainsi de se remplir de sensations (notamment excitées) afin de chasser ou éviter les effets internes de la perception du monde et de l’autre. Le fantasme organisateur de ces activités me semble être un fantasme d’omnipotence. Il me semble qu’on se trouve là dans la catégorie de l’autosensualité.

Dans la seconde voie, l’objectif serait plutôt de ramener le calme en modifiant et / ou contrôlant quelque chose de la situation réelle, en déchargeant l’excitation et la tension intérieure en direction de l’environnement, de façon à éviter un effondrement narcissique. Dans ce registre, je placerais les activités motrices frénétiques, désordonnées et destructrices, ou encore vocales, visant à créer le chaos en emplissant tout l’espace. La tendance serait plutôt à la considération de l’environnement, mais avec une dimension de contrôle sadique et une coloration affective de l’ordre de la jouissance, qui ne serait pas du registre de l’investissement libidinal. Le fantasme organisateur de ces activités serait, selon moi, un fantasme de toute-puissance. En effet, comme le disait D. Meltzer464, cette toute-puissance n’est pas une défense en soi, mais un auxiliaire, un catalyseur pour des opérations défensives, subordonnées à des fantasmes de contrôle. Il me semble qu’on se trouve là dans le registre de l’autosensorialité.

Afin de tenter de comprendre ce phénomène de distorsion du rapport aux excitations, il convient de revenir un moment sur le concept de moi et de ses fonctions. Quelles failles, quelles lacunes ou défaillances dans sa constitution ont pu amener ces enfants à développer un tel fonctionnement pathologique ?

Notes
456.

Voir CICCONE A., LHOPITAL M., (1991), Naissance à la vie psychique : modalités du lien précoce à l’objet au regard de la psychanalyse, 2ème édition 2001, Dunod, Paris

457.

SZWEC G., (1993), Les procédés auto-calmants par la recherche répétitive de l’excitation. Les galériens volontaires, in Revue Française de Psychosomatique, n°4, PUF, Paris, pp.27-51

458.

FAIN M., (1992), op.cit.

459.

BOUBLI M., (2002), op.cit.

460.

SMADJA C., (1993), op.cit. et SZEWC G., (1993), op.cit.

461.

SMADJA C., (2001), op.cit.

462.

GREEN A., (1994), Sources, poussées, buts, objets de la violence, article présenté au Colloque de Monaco de mai 1994 Destins de la violence, publié in Journal de la psychanalyse de l’enfant n°18, pp.215-260

463.

Voir chapitre 2 § 2.1.2 « Indices de la partie psychotique de la personnalité »

464.

MELTZER D., (1967), Le processus analytique, (1971), Payot, Paris