2.2.2.1 Le Moi-Peau et les signifiants formels

On voit s’annoncer, dans la description du moi proposée par Freud, les qualités reprises et développées par D. Anzieu dans son « moi-peau »491 . Voici sa définition (p.39):

‘« Par moi-peau, je désigne une figuration dont le moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. Cela correspond au moment où le moi psychique se différencie du moi corporel sur le plan opératif et reste confondu avec lui sur le plan figuratif. »’

D. Anzieu prête au moi-peau plusieurs propriétés : cette organisation correspondrait à la psychisation d’une expérience corporelle et tactile fondamentale. Les fonctions contenante, limitante et protectrice du moi seraient le résultat d’une transposition sur le plan psychique des vécus corporels liés à la peau. L’enveloppe psychique, la membrane semi-perméable, que nous avons explorée dans la pensée de Freud, serait l’équivalent psychique de la peau qui limite, protège et contient les parties du corps. La peau est en effet une membrane souple, qui contient les organes, différencie le dedans du dehors, tout en opérant une régulation qui permet les échanges entre ces espaces.

On trouve également une fonction filtre et des positions d’ouverture et de fermeture, notamment pour la régulation et le maintien de la température intra-corporelle. Les pores de la peau se ferment pour protéger du froid et s’ouvrent pour laisser passer la transpiration, phénomène qui permet l’évacuation de l’excès de chaleur interne. De même, le moi-peau est un contenant, un espace fermé par une limite assimilable à une peau psychique différenciant deux espaces topologiquement séparés, avec à l’intérieur des contenus psychiques, des représentations : affects, cognitions, pensées. Au-dehors sont le monde, les autres, la culture.

Toujours dans le registre organique, il me semble qu’on peut aussi trouver une analogie avec un autre type de membrane, à la fois protectrice et filtrante, régulatrice. Je pense à la membrane de la cellule, dont Freud avait d’ailleurs souvent utilisé le modèle. On trouve là aussi une autre qualité que D. Anzieu prête au moi-peau : il s’agit de la structure en double feuillet, une face tournée vers le dedans, une face vers le dehors, qui va situer et autoriser les phénomènes d’interface.

Enfin, le moi-peau aurait, comme la peau physique, la qualité de surface d’inscription des expériences, par conservation de traces. La peau peut être marquée de cicatrices, de taches qui sont autant de rappels d’expériences passées. De même, le moi-peau est le « 1er parchemin » où s’inscrivent les traces sensorielles. Il est l’écran qui reçoit les projections du « film de la vie » du sujet, et en garde la mémoire.

Qu’en est-il du moi-peau des enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces ? Quelles sont ses caractéristiques et quelles représentations y donnent accès ?

D. Anzieu492 a développé les notions de signifiant formel et de signifiant de démarcation, à partir des propositions de G. Rosolato493.

La mise en place de l’enveloppe psychique donnerait lieu à l’émergence d’une nouvelle réalité psychique comme forme, représentéepar un signifiant formel. Les signifiants formels seraient ainsi des représentants psychiques des qualités des contenants psychiques. Selon le modèle de D. Anzieu, le terme « formel » renvoie à la forme comme l’ensemble des contours d’un objet, résultat de l’organisation de ses parties. Il indique qu’on peut également parler de « configuration ». Afin d’illustrer ce principe, il propose la métaphore de la galaxie, qui consiste en un « groupe » de planètes et d’étoiles, disposées d’une certaine manière. Dans le champ de la métapsychologie, ces signifiants représenteraient les différentes formes d’organisation du soi.

Je vais tenter à présent de synthétiser les caractéristiques que D. Anzieu prête aux signifiants formels :

  • ils s’apparentent aux pictogrammes décrits par P. Castoriadis-Aulagnier494, dans le sens où ils constitueraient une première étape dans leur symbolisation.
  • ils sont constitués d’images proprioceptives, tactiles, coenesthésiques, kinesthésiques, posturales, d’équilibration.
  • on peut les formuler en utilisant un sujet grammatical et un verbe. Il n’y a pas de complément. Selon D. Anzieu, ces caractéristiques les distinguent des fantasmes, qui eux sont construits à partir d’images essentiellement visuelles, sur le modèle de phrases qui comportent un sujet, un verbe et un complément d’objet. Le sujet et l’objet étant généralement des personnes. Dans les signifiants formels, le verbe est en général réfléchi : il échappe à la voix active comme à la voix passive. Le sujet grammatical est une forme physique isolée ou un morceau de corps vivant, non une personne entière.
  • il ne s’agit pas d’une scène ni au sens théâtral, ni au sens architectural, mais d’une transformation d’une caractéristique géométrique ou physique d’un corps, d’une portion d’espace, une transformation qui entraîne une déformation, voire une destruction de la forme. Cette transformation se déroule sans spectateur, et dans un espace bi-dimensionnel. Elle relève principalement des divers types de confusion dedans-dehors.
  • ils sont en nombre restreint chez un même individu : on les repère grâce à leur répétitivité, leur immuabilité et leur incongruité. Ils se développent en se différenciant sous forme d’oppositions, marquées par la présence d’un trait distinctif pertinent.

Enfin, ils peuvent être de natures diverses : D. Anzieu495 distingue cinq catégories :

  • Une configuration spatiale opère ou subit une modification : le paradigme de cette catégorie serait « une peau commune est arrachée »
  • Les états de base de la matière sont modifiés. Par exemple : « un corps solide est traversé » ; « un corps gazeux explose »
  • Une transformation est réversible. Par exemple : « un orifice s’ouvre et se ferme » ; « une cavité se vide et se remplit »
  • La transformation est symétrique ou dissymétrique. Par exemple : « mon dedans est cherché/trouvé au dehors » - « un être du dehors est conservé au dedans »
  • Grâce à l’étayage sur l’organisation linguistique, certains signifiants formels peuvent évoluer en scenari fantasmatiques. Par exemple : « un objet qui s’approche me persécute » - « un objet qui s’éloigne m’abandonne »

Notes
491.

ANZIEU D., (1995), Le Moi peau, Dunod, Paris

492.

ANZIEU D., (1987), Les signifiants formels et le moi-peau, in D. Anzieu et al., Les enveloppes psychiques, (2003), 2ème édition, Dunod, Paris, pp.19-41

493.

ROSOLATO G., (1985), Eléments de l’interprétation, Gallimard, Paris

494.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), La violence de l’interprétation, PUF, Le Fil Rouge, Paris

voir aussi du même auteur : (1982), Un interprète en quête de sens, (1991) Payot, Paris

495.

ANZIEU D., (1987), op.cit., p.34