2.2.4 Manques, défauts et pathologies du fond psychique et de l’écran interface

En quoi ces données peuvent-elles éclairer l’évitement du contact regard repéré chez les enfants qui ont vécu des traumatismes relationnels précoces ?

Il faut là encore se souvenir du fait que ces enfants ont été confrontés à des premiers objets imprévisibles et irréguliers dans l’accordage à leurs besoins de nourrisson. On a vu532 comment la plupart d’entre eux avaient tendance à passer soudainement d’une position de surinvestissement et de surstimulation du bébé, sans tenir compte de l’état de disponibilité de celui-ci, à une position de désinvestissement. On a vu comment les « jeux » mis en place par ces parents sont souvent en réalité des actions de surstimulation du corps du bébé, intrusives et excitantes : « chatouilles », « portés en l’air à bout de bras », voire « lancés en l’air » ; comment, par une confusion entre le langage de la tendresse et celui de l’érotisme, les baisers et câlins portaient sur des parties du corps de l’enfant qui procurent des sensations prématurément érogènes; comment, selon le processus de la séduction narcissique pathologique, ces parents pouvaient injecter leurs propres excitations chez l’enfant. Ces attitudes semblent faire vivre à l’enfant des expériences d’empiètement, sources de stress extrême et de tension débordante, auxquelles il réagit par des manifestations de surexcitation ou de déplaisir, puis de désorganisation, et enfin de détresse. Enfin, on a vu comment les conduites d’appel qui signifient le besoin de réassurance, de pare-excitations pouvaient être interprétées de façon erronée, susciter un vécu de persécution chez les parents qui sont alors dans l’incapacité d’y répondre. D’autre part, souvent ces parents avaient beaucoup de difficulté à être attentifs à leurs manifestations émotionnelles et à l’impact qu’elles pouvaient avoir sur leur enfant. Ils peinaient à les différencier et à y donner un sens. Les parents exprimaient des affects très violents, dans une excitation intense et érotisée qui débordaient les capacités de gestion du psychisme de l’enfant : ils parlaient bruyamment, criaient leur angoisse, leur désir ou leur frustration, sans capacité de modulation ni d’ajustement.

Ceci m’a amenée à penser que ces parents ne paraissaient pas disposer eux-mêmes d’un système pare-excitations et de fonctions de régulation de leurs propres états suffisamment opérants. Comment dans ce cas auraient-ils pu incarner ces fonctions de façon convenablement adéquate pour leur bébé, et permettre qu’il puisse s’y étayer pour constituer les siennes propres ?

Nous avons vu précèdemment que, pour que le fond psychique ou l’écran interface hallucinatoire négatif se constituent de manière opérante dans l’appareil psychique d’un sujet, il faudrait que le bébé ait fait régulièrement l’expérience de la rencontre avec un objet premier à la fois disponible, accordé, adéquatement pare-excitant et réflexif.

Mais deux cas de figure semblent pouvoir donner lieu à une pathologie du fond-écran :

W.R. Bion indiquait qu’un vécu d’effondrement peut se produire chez un bébé extrêmement vulnérable à la frustration, y compris lorsque sa mère est capable de rêverie adéquate, dans le cas où il est lui-même l’agent de la frustration. Il cite l’exemple d’un nourrisson auquel il faudrait une tétée ininterrompue, alors que le seul manque d’appétit la rend physiquement impossible. A l’autre extrême, W.R. Bion postulait qu’ »un nourrisson doté d’une forte capacité de tolérer la frustration pourrait donc survivre à l’épreuve d’une mère incapable de rêverie, donc incapable de pourvoir à ses besoins fondamentaux. » Toutefois, il ne précisait ni comment ce nourrisson aurait pu se forger une telle capacité, ni de quelle nature serait cette capacité, ni ce qu’il entendait par « survivre »…

L’étude de l’état des enfants de ma recherche, qui ont tous, sans aucun doute, été confrontés à de graves défaillances des capacités de rêverie maternelle, permet de dire qu’ils ont en effet « survécu », au moins physiquement, si ce n’est psychiquement. Toutefois, bien qu’il faille considérer qu’aucun ne m’a paru avoir développé de pathologie relevant des registres les plus graves, on a vu à quel point leur développement est entravé, tant sur les plans cognitif, affectif que relationnel, et combien leurs chances d’évolution et de socialisation sont compromises. De mon point de vue, ils présentent tous un « profil » et un mode de fonctionnement psychopathologiques sévères et atypiques. Ceux-ci me semblent être les produits à la fois des manques dans leur appareil psychique constitués par la non-réponse de leur environnement à leurs besoins fondamentaux, et du système de défense drastique qu’ils ont été contraints de développer pour y remédier et, justement, survivre. Dans les temps précoces notamment, afin d’éviter les sensations d’empiètement intrusif ou d’aspiration destructrice, générées par la confrontation aux défaillances de la « capacité de rêverie maternelle », le bébé n’aurait d’autre choix que de tenter d’éviter toute relation.

J’ai eu l’occasion d’observer à plusieurs reprises l’attitude de Marie, alors âgée de quelques mois, lorsque sa mère la prenait dans ses bras. L’évitement du contact était manifeste et extrême : elle se raidissait et se lançait violemment en arrière en opisthotonos, comme pour s’échapper de l’étreinte, en détournant la tête au maximum de celle sa mère. Soit elle avait les yeux mi-clos, soit elle fixait une autre personne présente. Elle donnait alors l’impression de s’agripper du regard à celui de cette autre personne. La violence du mouvement d’évitement suscitait la crainte qu’elle tombe au sol, et j’ai souvent éprouvé l’impulsion de me précipiter pour la rattraper…

J’ai observé moi-même plusieurs autres bébés développer cette attitude, quoique dans des proportions moins extrêmes, si l’on peut dire. J’ai aussi recueilli de nombreux témoignages d’observations similaires, de la part de puéricultrices de Services de Protection Maternelle et Infantile, ainsi que de puéricultrices de pouponnière. L’attitude la plus commune était de « détourner la tête-se raidir », mais une autre attitude – déjà évoquée plus haut - m’a semblé correspondre également à cet objectif d’évitement du contact : certains enfants s’endormaient dès qu’ils étaient pris dans les bras ou même dès que l’attention se portait sur eux. Ils donnaient l’impression de se réfugier dans le sommeil, hors perception de la relation. Les témoignages des puéricultrices de pouponnière m’ont semblé particulièrement inquiétants, dans la mesure où elles rapportaient que l’évitement du contact de certains bébés, sous la première ou la seconde forme, ne paraissait plus sélectif, mais concernait toute personne qui tentait d’entrer en relation avec eux.

Compte-tenu de ce que je viens d’exposer, on comprendra qu’en développant ces attitudes de retrait, voire de fuite active vis-à-vis de la relation, ces bébés se privent de tout étai à leur développement mental. En ce sens, leur « survie » me paraît avoir eu un coût exhorbitant…

Il n’y aurait donc pas, notamment, de potentialité de constitution d’un fond-écran psychique opérant.

De ce fait, les cinq étapes de la psychisation des stimuli, entre autres visuels, ne pourraient advenir de manière satisfaisante. Les perceptions du monde, de même que les sensations endogènes, ne pourraient être reçues et traitées comme « du soi ». Elles demeureraient perçues comme des corps étrangers, extérieurs à soi, et traitées comme telles : le monde ne pourrait être « pensé » et assimilé.

A propos de la vision, G. Lavallée écrit (p.6) : « Voir le monde nécessite de pouvoir se voir dedans ». Il présente deux pathologisations quantitatives de l’écran interface qui l’empêcheraient de remplir sa fonction :

Dans la pensée de G. Haag, le sujet confronté à la défaillance de l’attention de son premier objet ne pourrait développer qu’un moi très faible et embryonnaire, sans « fond » psychique homogène et régulier. Par conséquent, il se trouverait toujours « au bord du gouffre créé par l’engloutissement de la projection non retournée » (p.231).

D’autre part, la qualité de la « présence d’arrière-plan » n’autoriserait pas le sentiment de constance de l’objet et du soi, elle ne pourrait pas « faire fond », car l’objet premier « sortirait » sans cesse de l’arrière–plan et s’imposerait violemment au moi de l’infans. J’ai proposé plus haut de penser les productions sonores « perçantes » (les cris qui émaillent le bruit de fond continu émis par les enfants observés), de même que les chutes et coups qui brisent leur course, comme des « récits en langage sensoriel » de certaines expériences précoces de l’irruption de l’objet premier. G. Haag propose une lecture paradigmatique des productions sonores comme « métaphores » du positionnement de l’objet dans l’arrière-plan. Selon elle, les modulations vocales en bruitage doux, continu et mélodieux  « raconteraient » les « berceuses » chantées au nourrisson tenu dans les bras, et correspondrait à un fond sonore, régulier, modulateur et organisateur. A contrario, les bruits perçants « raconteraient » des expériences de non-rencontre avec le fond, associées à des expériences d’effraction. Ils seraient des « métaphores de la brutalité de l’apparition d’un objet sorti de l’arrière-plan » 536 .

Il me semble que ce phénomène induirait également des « trous » dans le fond, mais en sens inverse de celui qui correspondrait au défaut d’attention. On aurait ainsi deux sortes de « trous » : ceux que les expériences de non-retour des projections n’auraient pas comblés, auraient laissés béants ; ceux créés par les effractions des manifestations intempestives de l’objet premier. Je postule pour ma part, que chaque type de « trous » suscite un vécu différent. Les premiers induiraient des sensations d’aspiration, d’engloutissement ; les seconds généreraient des sensations de transpercement , d’intrusion.

Revenons encore un moment au registre du regard, en suivant ce postulat :

Dans ce contexte, il semble qu’on puisse supposer que l’absence d’un écran psychique suffisamment opérant produirait, sans l’activation de processus défensifs, trois types de vécus :

Ainsi, lorsque l’écran psychique est défaillant, la vision engendrerait des vécus d’intrusion, d’empiètement, associés à un danger de pénétration destructrice, et, par conséquent, la crainte de perdre le sentiment d’identité subjective. Ceci pourrait motiver des conduites d’évitement défensif du fait d’être vu, réaction à un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur ; mais il semble qu’on puisse aussi repérer des signes défensifs vis-à-vis d’un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur. Ces enfants s’empêcheraient aussi de voir l’autre et le monde, en « opacifiant » l’écran par excès d’hallucination négative, afin de lutter contre des sensations d’absorption, de chute sans fin et d’engloutissement, menaçant là encore leur précaire sentiment d’identité subjective. Considérant ces deux mouvements, je postule qu’il existe une intolérance aux mouvements et aux excitations internes déclenchés par la poussée de la pulsion de voir, ainsi que par la rencontre avec l’objet de la pulsion.

Mon idée est ainsi que les interactions précoces expérimentées par ces enfants n’ont pas permis qu’ils puissent se constituer de véritable enveloppe psychique, disposant de toutes les propriétés nécessaires (filtre, régulation, transformation et inscription) vis-à-vis des excitations. Ils ont donc été maintenus dans une position interne d’extrêmes vulnérabilité et impuissance face à l’envahissement désorganisateur par les excitations issues de la perception du monde et de l’objet. Dans le contexte perceptif, ces enfants risqueraient donc en permanence d’être « pris entre deux feux », le feu des excitations endogènes et celui des excitations exogènes. Ils n’ont pu, et ne peuvent manifestement toujours pas, se protéger autrement qu’en déployant un système défensif qui vise directement la perception, en surinvestissant les fonctions de barrière au détriment des autres fonctions : soit par l’évitement actif (tourner la tête ou les yeux, se cacher derrière un « écran » matériel mobilier), soit par un mécanisme très psychotique de négation, d’hallucination négative massive, voire de déni, de leurs perceptions. L’écran interface serait ainsi presque totalement opacifié, pour ne pas subir « de plein fouet », sans atténuation, sans régulation, les excitations venant aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, et leurs effets désorganisateurs, source d’agonie subjective.

Il me semble qu’on retrouve le même phénomène décrit à partir du modèle de l’enveloppe peau psychique : une membrane souple et filtrante aurait dégénéré en carapace rigide et imperméable/un écran semi-transparent, translucide et « tamisant » aurait dégénéré en « rideau de fer » hermétique et occultant.

La considération de ce « cercle infernal », de la vulnérabilité extrême aux excitations, ainsi que de l’effet de traumatisme que les plus minimes semblent avoir sur l’appareil psychique altéré et sous-développé de ces enfants, me paraît absolument essentielle pour l’orientation des pratiques thérapeutiques et éducatives à leur égard.

Pour reprendre les métaphores qui sont apparues au fil de cette première partie de développement, il semble qu’il faille considérer ces enfants sur le plan psychique, comme des grands brûlés dont la peau aurait pratiquement disparu et dont la chair serait « à vif » ; ou encore comme ces malades qui n’ont pas de défenses immunitaires et que l’on ne peut voir que derrière une vitre (un écran !) et n’approcher que dans une chambre stérile, en portant un masque filtrant, ou bien qu’à la condition qu’eux-mêmes soient revêtus d’une combinaison hermétique qui les protègent de nos propres émissions…

Mais alors on peut se demander ce qu’il advient, lorsque leur système de défense est court-circuité, de l’intérieur ou par l’extérieur, tandis que les fonctions de surface d’inscription des expériences et des figurations nouvelles n’ont pas été développées ?

Notes
532.

Voir Ch. 1 « Champ de la recherche » p. 127 à 129 ?

533.

BION W.R., (1962), op.cit., p.53

534.

D. Houzel parle à ce propos de « précipice psychique qui l’attire vertigineusement ». (Voir HOUZEL D., (1998), Le traumatisme de la naissance, in Journal de la psychanalyse de l’enfant n°9 Bayard, Paris, pp. 33-49)

535.

J’ai en effet déjà insisté sur le fait que je considère la constitution d’un trouble comme un processus éminemment interactif, issu d’une série de « ratés » dans les interactions.

536.

HAAG G., (1997), op.cit., p. 225