2.3 Défenses autistiques partielles et évolution psychotique

Au fil du développement de la recherche, j’ai tenté de faire apparaître les failles des enveloppes et du système pare-excitations des enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces, ainsi que le système de défense de type autistique qu’ils déploient pour y remédier. Toutefois, il semble que ce système ne soit pas le seul. Le repli dans le moi-carapace, n’est pas aussi permanent ni total qu’il peut l’être chez les enfants autistes. En effet, d’autres comportements paraissent indiquer le recours à d’autres processus défensifs que ceux qui ont cours dans l’autisme. Je fais donc l’hypothèse que l’isolation vis-à-vis des perceptions endogène et exogène n’étant ni permanente, ni totale, la carapace n’étant pas complètement étanche, les sujets se voient contraints de traiter différemment les excitations qui les infiltrent. De fait, on peut observer des manifestations d’états et de processus psychiques qui semblent appartenir à d’autres registres de fonctionnement, en particulier celui de la psychose. Les types de traitement de l’expérience qu’ils révèlent distinguent leur mode de fonctionnement des pathologies autistiques à carapace. Ils semblent indiquer un mouvement de la position autistique vers une position plus psychotique, ou schizo-paranoïde, et révéler plusieurs zones de personnalité. Ce mouvement, au demeurant réversible, correspond au principe d’oscillation entre différents états et différentes positions, que j’ai déjà évoqué537. Selon la nature de l’expérience du sujet, ce serait telle ou telle zone de sa personnalité qui s’activerait et produirait le mode de fonctionnement qui lui correspond.

Nous avons vu plus haut 538 comment le système défensif employé généralement par ces enfants paraît renvoyer au registre maniaque. Nous avons vu que le maintien dans cette position serait motivé par les angoisses ingérables de la position dépressive, qui résulteraient de la coexistence de l’amour, de l’avidité et de la haine dans les relations entre les objets intérieurs. Il semble ainsi que ces enfants ne puissent rallier cette phase, du fait de l’extrême difficulté dans l’élaboration de ses contenus, et de l’activité intense des angoisses déclenchées par leur conscientisation potentielle. Je ne développerai pas ici cette réflexion, dans la mesure où elle nous amène sur le terrain des relations aux objets internes que je projette d’étudier plus spécifiquement un peu plus loin 539 .

Nous avons cherché à comprendre les motivations des conduites d’évitement défensif du fait d’être vu et de voir l’autre. L’hypothèse retenue serait que l’intolérance aux mouvements et aux excitations internes déclenchés par la poussée de la pulsion de voir, ainsi que par la rencontre avec l’objet de la pulsion, pourrait déclencher des mouvements défensifs de deux catégories :

Une première manifestation du recours aux phénomènes d’expulsion et de décharge me paraît déjà perceptible dans le registre du rapport aux sensations corporelles des enfants de ma recherche. J’ai indiqué précédemment 542 qu’ils semblent souvent indifférents à leurs sensations physiques, notamment les sensations de froid, de chaleur et de douleur.

J’ai déjà longuement exposé comment la conscience des états corporels, la liaison de l’activité psychique avec les états corporels, ne semblent pas aller de soi : elles seraient plutôt le produit d’un complexe travail de construction psychique, qui trouverait son origine dans la phase la plus originaire du développement.

P. Castoriadis-Aulagnier543 a proposé un modèle d’appréhension du phénomène de dissociation originaire, lié au « conflit d’intérêt » entre les besoins du corps et les aspirations de la psyché, qui dénoncerait ce qu’elle a nommé « le scandale majeur du fonctionnement psychique ». Selon ce modèle, la présence d’un corps, dont la propriété est de préserver par autorégulation son état d’équilibre énergétique, poserait problème à la psyché. En effet, lorsque son état d’homéostasie serait mis à mal par un manque ou un besoin, son équivalent physiologique, le corps se manifesterait par un éprouvé. Cet éprouvé serait au départ « inconnaissable », mais, dans l’après-coup de l’acquisition du langage, il se nommerait « souffrance ». L’irruption de cet éprouvé perturberait déjà la psyché, mais une autre perturbation serait liée au déclenchement d’une réaction visant à en éliminer la cause. La motivation de cette réaction échapperait à toute connaissance de la part de la psyché. Elle ne réagirait qu’à la double perturbation ainsi engendrée. Son action ne viserait pas le soulagement du corps, mais d’abord le sien : elle déclencherait alors l’hallucination d’une modification de la situation réelle, venant nier les états de manque et / ou de besoin du corps. La première solution serait donc absolument solipsiste, le comportement d’appel n’interviendrait que lorsque les ressources psychiques visant à dénier les éprouvés perturbants auraient échoué. Là serait le scandale du fonctionnement psychique: « Sa première réponse « naturelle » est de méconnaître le corps et de ne « connaître » que « l’état » que la psyché désire retrouver. (…) Scandale qui dévoile la présence originelle d’un rejet du vivre au profit de la quête d’un état de quiescence et d’un état de non-désir, qui restent la visée méconnue mais toujours à l’œuvre du désir. » (p.46) Le rejet du vivre et l’état de quiescence qu’évoquait P. Castoriadis-Aulagnier me semble surtout correspondre à un désir de ne pas éprouver ni physiquement ni émotionnellement, et le cas échéant, de tout faire pour se débarrasser au plus vite de ces éprouvés, chasser « ces choses-là » perturbantes, déplaisantes et angoissantes au-dehors de soi.

A. Green544 propose des concepts qui me paraissent pouvoir être utiles pour rendre compte des différences entre les rapports d’expulsion, ou plutôt d’éloignement « sains » et les rapports d’éloignement « pathologiques » du moi vis-à-vis des sensations corporelles. Il s’agit, dans le premier cas, de « la décorporation », dans le second cas, de « l’excorporation ». A. Green postule qu’un éloignement des sensations corporelles, un éloignement du corps en général, est nécessaire, car il constitue un paramètre essentiel des processus de sublimation. En cela, la décorporation serait subjectivante et saine. A contrario, l’excorporation serait psychotisante, car elle réalise une « expulsion primaire partout et nulle part », en tout cas hors du corps, des éprouvés sensoriels. Il s’agirait d’une expulsion-destruction hors de tout objet réceptacle. On pourrait aussi parler de « réjection ». L’origine du processus d’excorporation, en lieu et place du processus de décorporation, serait selon lui une faillite de l’habitat corporel. Rejoignant la pensée de J. Hopkins545, il l’attribue aux ratés du holding précoce.

Ceci me semble correspondre à un principe d’homéostasie obtenue par des moyens très primitifs, dont le seul objectif serait de réguler les niveaux de tension psychique interne par l’expulsion sur la scène extérieure.

De ce point de vue, il me semble qu’on peut percevoir dans certaines productions langagières des enfants de ma recherche comment la voix et le langage peuvent être utilisés comme moyen d’évacuation motrice : la logorrhée de propos incohérents évoque une utilisation sensorielle du langage, la parole semble plutôt investie pour le bruit qu’elle produit. D’autre part, les cris et les insultes semblent généralement utilisés comme des actes, les mots paraissent perdre leur sens au profit de leur effet : attaquer, blesser, percer, briser…

Lorsque les fonctions (en particulier d’enveloppe du moi) sus-citées sont défectueuses, lorsque le système de défense ne peut être activé, lorsque le moi est menacé d’envahissement par des angoisses extrêmes relatives au sentiment même d’identité subjective, lorsque l’excitation se propage de neurones en neurones, sans frein ni filtre, jusqu’aux derniers neurones d’un frayage déjà établi546, l’excitation porterait l’investissement jusqu’aux premiers neurones saisis lors d’expériences très précoces547, jusqu’aux traces mnésiques les plus primitives. Ainsi, si l’on considère que chaque nouvelle expérience suscite un quantum d’émotions particulières, on peut concevoir que les émotions éprouvées lors de l’expérience précoce se mêlent aux émotions éprouvées lors de l’expérience plus tardive. Ceci génèrerait une confusion, ou une interpénétration des émotions issues de la perception et des traces mnésiques.

Je postule ainsi que ce phénomène serait une forme de liaison interne pathologique.

Le processus en jeu me paraît faire écho à ce que j’ai présenté plus haut548 des « modèles internes opérants ».

Il me semble que les modèles internes opérants, constitués lors des expériences relationnelles les plus précoces, sont activés, projetés sans filtre directement sur le réel. Ceci sans que l’enfant ait de contrôle conscient. Il serait alors pris dans la confusion dedans/dehors et l’hallucination positive pathologique.

Il se produirait une précipitation de réactions en chaîne, sur le mode « blocage-lutte-fuite », et le déclenchement du signal neurobiologique qui enjoint d’interrompre l’activité de pensée et de lancer le processus de décharge, caractéristique du fonctionnement psychique originaire.

Mes observations m’ont amenée à penser que l’enfant est alors catapulté dans des états extrêmes de corps et d'esprit avec des modes d'attentes, de perceptions et de réactions inappropriés aux circonstances réelles, mais pourtant organisés et prévisibles, car correspondant au stade primitif du développement du fonctionnement psychique.

Selon Lyons-Ruth et al.549, les réactions de « lutte-fuite-blocage » seraient essentiellement des réponses dissociatives. Elles seraient corrélées à un manque prononcé d’intégration de connaissance et de sens de soi au niveau métacognitif, et empêcheraient l’évolution positive de l’adaptation du comportement aux situations réelles.

Je poursuivrai plus loin le développement de l’analyse de ce phénomène, dans la partie consacrée à l’étude des comportements qui incluent l’objet. Mais il me semble important d’étudier ce processus à partir de deux exemples choisis parmi les observations qui m’ont permis de concevoir ce modèle.

Un autre enfant déjà évoqué, Sébastien, présente à mon sens le même envahissement incontrôlable par l’expression de modèles internes opérants.

Lorsqu’il subit une contrariété, fût-elle minime d’un point de vue extérieur, c’est-à-dire dès qu’il est confronté à une sensation de déplaisir, il lui arrive fréquemment d’être emporté dans des réactions impulsives et violentes qu’il ne parvient pas, de son propre aveu, à endiguer. D’après les personnes qui s’occupent quotidiennement de lui, il « fait une crise ». Cette « crise » se caractérise par plusieurs phases : la première est celle du déclenchement : Sébastien est contrarié, en général lorsque son désir est frustré ou lorsqu’il est grondé. Son regard se fait noir, il commence à grommeler, à se plaindre d’injustice ou de subir un préjudice. La seconde phase s’engage si son interlocuteur maintient sa position ou s’il ne prête pas attention à ses récriminations. Sébastien persiste dans son refus d’obéir ou de reconnaître l’inadéquation de sa réaction. Puis il se met à donner des coups dans les objets et les meubles en criant. La troisième phase correspond à l’intervention de son interlocuteur. Il se met alors à l’insulter, à le menacer et cherche à le frapper. La tension monte crescendo. Hors de lui, il se débat, cherche à détruire tout ce qui se trouve à sa portée, hurle qu’il va tuer tout le monde puis se tuer. Lorsqu’il est dans cet état, il fait preuve d’une force physique impressionnante. Il lui est très difficile de retrouver son calme. Il peut y parvenir au bout de 15 minutes environ, s’il est physiquement tenu par plusieurs personnes ou bien s’il reste seul dans sa chambre et que son assistante maternelle tient la porte et continue à lui parler. (Ceci est la seule solution possible pour elle lorsqu’une « crise » se produit alors qu’elle est seule avec lui, car elle ne peut pas se confronter à sa force physique).

Enfin, la quatrième phase correspond à un effondrement : il se produit un relâchement musculaire subit, accompagné de pleurs à gros sanglots. Il se blottit alors dans les bras de son assistante maternelle, ou de son éducatrice, en se cramponnant à elle.

Lorsqu’il dit se souvenir d’une « crise », il décrit un état de perte totale de contrôle. Il raconte qu’il se rend compte de la gravité de ce qu’il fait ou dit, et que cela peut l’angoisser, mais qu’il est incapable de s’arrêter. Il décrit une espèce de cercle infernal, selon lequel plus il se rend compte de sa violence, plus il a peur des conséquences, en termes de représailles de la part de celui ou ceux qu’il attaque, plus cette angoisse entretient le sentiment qu’il doit se défendre, se protéger contre des persécuteurs, plus cela alimente sa violence et sa rage désespérée.

Toutefois, il est frappant de constater qu’il lui arrive régulièrement de faire comme si rien ne s’était passé, à peine quelques minutes plus tard. Il peut se mettre à jouer ou à chanter. Il s’adresse aux personnes qu’il a insultées ou physiquement agressées, sans manifester le moindre remords. Il dit aussi qu’il a oublié. Cette attitude, qui a le don, on s’en doute, de choquer et d’exaspérer son entourage, m’a amenée à supposer qu’il pouvait alors se trouver dans un état de dissociation extrême, issu du traitement par clivage de l’expérience vécue.

D’autre part, il faut noter que plusieurs « crises » de ce type peuvent se produire dans un laps de temps assez bref.

J’ai observé qu’il n’est pas rare que ces comportements ne soient pas reconnus, et donc traités, comme le produit de défenses dissociatives et de clivage, mais plutôt comme les produits d’intentions perverses et malveillantes. La plupart des enfants rencontrés qui présentent ce phénomène de « crises explosives » ont tendance à dire qu’ils ont oublié ce qu’ils viennent de faire ou bien ils inventent une histoire qui apparaît à leur interlocuteur, le plus souvent témoin de la scène, comme un « mensonge ». Le problème est qu’étant eux-mêmes victimes du clivage et de la dissociation, ils sont en général incapables de reconnaître que leur version est réfutée par des preuves tangibles et, dans ce contexte, la contradiction risque fort d’être perçue comme une nouvelle persécution arbitraire.

Dans le même registre, ils ne reconnaissent jamais le « déphasage » de leur réaction vis-à-vis de la réalité du contexte qui l’a déclenchée. Tout se passe comme si leur modèle interne opérant les empêchait de percevoir son manque de cohérence et d’adéquation avec le réel et donc, d’apprendre de leurs erreurs. Ceci, associé à de très faibles capacités d’auto-régulation, y compris de modulation de l’excitation et de transition entre les différents états émotionnels, me semble expliquer en partie leurs difficultés à sortir de ces comportements, à développer leur personnalité pour devenir plus cohérents et plus intégrés.

Comme exposé lors de la présentation du champ de ma recherche, W.R. Bion550 a indiqué que la personnalité se nourrit des données de l’expérience sensorielle et émotionnelle ; elle « croît » et « profite » dans la mesure où elle parvient à assimiler ces données, c’est-à-dire dans la mesure où elle parvient à établir des liens psychiques avec les objets concrets, les autres personnalités qui l’entourent et, simultanément, avec elle-même. Bion distinguait trois catégories de liens (j’y reviendrai plus loin551) : les liens d’amour (A), les liens de haine (H) et les liens de connaissance (C).552 Mais il signalait que cette activité de liaison, et plus particulièrement l’établissement de liens de connaissance (C), implique un appareil psychique capable d’intégrer et d’élaborer les données de l’expérience. C’est-à-dire de tirer des abstractions des éléments « constamment conjoints », afin d’établir de nouveaux modèles, qui jouent le rôle de pré-conceptions, contenants souples et dynamiques, modifiables par de nouvelles données pouvant être abstraites à leur tour, ceci créant des ensembles intriqués de plus en plus riches et complexes. Mais tous les individus ne disposeraient pas de cet appareil psychique et des capacités de liaison, de pensée, correspondantes. W.R. Bion avait montré que l’incapacité à tirer profit de l’expérience provoquerait dans la psyché une détérioration considérable : elle dépérirait jusqu’à la « mort psychique » que l’on pourrait observer chez certains grands psychotiques chroniques, qui semblent incapables de « digérer » les éléments de la réalité externe et interne.

Pour revenir aux enfants de ma recherche, je pense que lorsqu’ils sont aux prises avec la liaison en chaîne pathologique qui active les modèles internes opérants, ils ne sont pas en capacité d’appréhender les éléments de l’expérience, de la façon que décrivait W.R. Bion.

Les neurobiologistes, dont Van der Kolk553, ont montré que, sous stress (et il est manifeste que le niveau de stress est très élevé lors de ces états d’activation des modèles internes opérants), l’accès de l’enfant aux domaines de conscience, où peut se déployer le raisonnement logique et séquentiel qui participe à l’inhibition des réactions impulsives, serait très réduit. En effet, des techniques d’exploration sophistiquées indiqueraient que le débit sanguin vers le cortex frontal et vers la zone de langage dans l’hémisphère gauche (zone de Broca) serait diminué. Ces zones ne seraient ainsi pas suffisamment irriguées, stimulées, donc opérantes. Le recours à l’activité de pensée serait donc aussi fort compromis par des phénomènes biologiques.

D’autre part, si l’on se réfère à la théorie des pulsions, il me semble que l’on pourrait comprendre les « crises » comme une sorte d’explosion pulsionnelle, une brutale libération d’un trop plein, qui déborderait de l’intérieur les barrières-remparts de la forteresse dans laquelle le moi s’est retranché554.

Ceci permettrait d’affiner la représentation de l’organisation du mode de fonctionnement de ces enfants, en double personnalité. Leur système de défense par évitement de la confrontation aux réalités interne et externe, et par identification adhésive aux sensations auto-procurées, leur rendrait possible une forme d’adaptation superficielle et précaire, mais l’observation de leur capacité à se transformer en « volcan en éruption», avec une nette tendance à la violence, paraît révéler une partie d’eux-mêmes sous-jacente extrêmement active et redoutable : une partie plus psychotique, rageuse, « explosive », du fait d’une activité pulsionnelle non élaborée et insuffisamment contenue à l’interne.

Mes observations me paraissent ainsi rejoindre sur ce point les propositions de O. Kernberg555 et A. Dubinsky556, présentées au début de ce chapitre557. Malgré le développement d’un système de défense rigide, qui peut donner l’illusion de capacités de gestion des excitations, la partie psychotique de la personnalité, qui demeure active, resurgit pour assujettir le moi.

Une fois le flot pulsionnel tari, la tension associée déchargée, il se produirait un apaisement qui ne peut être que temporaire, car purement quantitatif. Néanmoins, les sensations de soulagement et de plaisir ainsi obtenues recouvriraient toute considération pour les conséquences de la « crise » sur l’environnement, et ainsi court-circuiteraient tout sentiment de culpabilité potentiel. La dernière phase de la séquence de « crise » de Sébastien, caractérisée par le fait qu’il se conduit comme si rien ne s’était passé, semble illustrer le « scandale » du fonctionnement psychique originaire que « dénonçait » P. Castoriadis-Aulagnier. On a vu558 qu’elle l’associait aux rapports de « dissociation originaire » entre la psyché et les états du corps propre. Mais on constate ici que cela tendrait à se produire également vis-à-vis de l’environnement : la seule considération qui primerait pour le fonctionnement psychique serait de retrouver l’état, auquel la psyché aspire, de non-perturbation par des sensations de déplaisir liées à des éprouvés d’excès de tension interne. Dans la mesure où l’objectif de se débarrasser au plus vite de ces éprouvés, chasser « ces choses-là » perturbantes, déplaisantes et angoissantes au dehors de soi, semble atteint par la « crise violente », il n’y aurait donc aucune raison de regretter sa survenue… Ainsi, positionné manifestement dans cet état de fonctionnement sous l’égide du principe de plaisir, l’enfant, lors de ces « crises de décharge violente » se comporterait comme le bébé « sans pitié » pour son environnement, ou plus exactement, sans considération pour lui. Mais, dans sa représentation de l’événement, « tout va bien », « tout est normal », car il a pu répondre à l’impératif exclusif d’assouvir son propre besoin, utilisant pour cela les ressources et les fonctions de son environnement.

Conclusion temporaire et ouverture :

J’avais annoncé que cette partie de ma recherche concernerait les effets, chez les enfants que j’ai observés, de la confrontation à des interactions précoces caractérisées par le chaos, l’imprévisibilité des relations, l’alternance de l’indisponibilité et de l’intrusion projective de l’objet premier sur cet aspect de la dimension intrapsychique qui concerne la constitution de l’appareil psychique, le rapport aux excitations et les modalités de traitement des affects éveillés par la situation même d’entrée en relation avec le monde interne et le monde externe.

Nous avons vu que les sujets de ma clinique paraissent avoir développé tout un système de défense, drastique mais imparfait, destiné à éviter la confrontation à de nouvelles expériences, car celles-ci déclencheraient des mouvements brusques de processus primaires dont les effets correspondraient à une libération intense de déplaisir, de plaisir, d’excitation, d’affects ou d’angoisses, perceptibles dans des ressentis pénibles. Nous avons vu comment les comportements qui sous-tendent ce phénomène défensif paraissent traduire l’impossibilité de la reprise de ces expériences, passées et actuelles, par la fonction de liaison du moi, ainsi que l’échec de la transformation des processus primaires en processus secondaires.

J’ai montré également qu’ils semblent révéler des défaillances des fonctions d’enveloppe et de fond psychique, en particulier dans leurs dimensions pare-excitante, écran interface et surface d’inscription. J’ai tenté de mettre en évidence les oscillations extrêmes entre deux états pathologiques de ces fonctions, tantôt dégénérées en barrière-rempart, carapace et écran oblitérant le réel, tantôt dégradées en sac troué, écran translucide ne différenciant plus l’interne de l’externe.

Cependant, j’ai aussi commencé à indiquer que les comportements d’agitation systématisés me semblent avoir une véritable valeur signifiante, au-delà de la simple décharge. Il me semble qu’on pourrait leur prêter une valeur « pré-symbolique », dans le sens où ils passent par le corps réel, non encore symbolisé.

En étudiant certaines des hypothèses de Freud développées par R. Roussillon, nous avons vu559 comment elles paraissent sous-entendre que ce qui a été vécu par le sujet, à un stade de son développement où le verbe n’est pas encore l’organisateur de la subjectivation des événements, va avoir tendance à s’exprimer sous la forme de langage archaïque qui avait cours à l’époque du vécu de l’expérience. Autrement dit, le langage de l’infans, un langage du corps et de l’acte.

Pour ma part, j’ai le sentiment que les comportements observés formeraient ainsi un « récit sensoriel et gestuel » des expériences précoces traumatiques de séparation et d’objectivation prématurée de l’objet-environnement premier, générées par ses manifestations inadéquates, discontinues et intempestives. Ils seraient le support et le moyen de représentation de ces expériences traumatiques passées, qui feraient ainsi retour sous une forme partielle, dans l’actualité de la production agie. Mais au moment où les enfants émettent cette production, il me semble qu’elle n’a pas ce statut interne chez eux. Elle me semble être encore désignifiée et désignifiante, car ce n’est que parce qu’un autre sujet prêterait attention à cette production en cherchant à lui créer un sens dans sa propre psyché que l’émetteur pourrait accéder lui aussi à cette dimension. Autrement dit, il faudrait que se mette en place toute une séquence interactive : en lui conférant un statut de « signifié signifiant » sur sa propre scène interne, l’autre-récepteur attentif pourrait réagir à la production d’une façon qui en organiserait un sens potentiel. Il pourrait alors renvoyer à l’émetteur que celui-ci a bien produit quelque chose de sensé, mais, de plus, il lui proposerait le sens qu’il y aurait lui-même perçu, ainsi que les qualités émotionnelles qu’il lui aurait associées. C’est donc un retour particulièrement enrichissant qui pourrait être présenté à l’émetteur, à condition qu’il puisse en faire quelque chose à l’interne…

Toutefois on a vu que, compte-tenu de leurs expériences précoces, ces enfants auraient plutôt tendance à « enregistrer » comme principe de base le non-retour de leurs projections. De ce fait, il paraît peu probable qu’au moment de leur production, ils puissent concevoir une potentialité de retour permettant une réinscription symboligène de cette production dans leur propre psyché. Par conséquent, il est difficile d’envisager une telle motivation, au point qu’on peut se demander ce qui pourrait bien déclencher chez eux le besoin de l’émettre encore. Selon les représentations que je leur prête, elle ne pourrait en effet être projetée que dans le « vide », selon un mouvement psychique qui évoquerait le geste désespéré de celui qui lance une bouteille à la mer, sans adresse particulière ni objectif de réappropriation. Pour reprendre l’expression de R. Roussillon560, il ne pourrait s’agir que de message dont la dimension d’adresse aurait disparu.

Néanmoins on ne peut éviter de considérer le phénomène de reproduction systématique, d’une ampleur telle qu’il paraît possible de parler de compulsion de répétition.Or, nous avons vu que de nombreux chercheurs depuis Freud, dont R. Roussillon, M. Fain, C. Smadja et G. Szwec, prêtent à cette répétition compulsive des phénomènes corporels et des agirs une dimension de témoignage d’une tentative de liaison d’expériences traumatiques précocessurvenues en amont de l’acquisition du langage. G. Szwec561 propose ainsi de considérer les procédés auto-calmants comme une forme de recherche traumatophilique, visant à reproduire une situation de détresse précoce, dans une tentative, la plupart du temps vouée à l’échec, de liaison masochique du traumatisme.

Demeurant toujours « en souffrance de sens et de statut internes», non domptées, c’est-à-dire non reliées au moi et à ses investissements, et pourtant sans cesse réactivées par la contagion des excitations issues des nouvelles expériences des réalités interne et externe que les sujets ne peuvent éviter, ces expériences ne pourraient connaître d’autre destin que d’être projetées en direction de la réalité extérieure, donc de l’environnement.

Ainsi, les comportements analysés ne semblent-ils pas parfaitement solipsistes. Je pense qu’on peut déjà trouver là quelques éléments de validation d’une hypothèse émise au début de la recherche562. Ces comportements semblent bien contenir quelque chose d’une « spore d’objet », perceptible dans l’intrication libidinale minimale que révèle la délégation de la pulsion d’autoconservation563, et de certaines fonctions du moi, ainsi que dans l’espoir de reprise signifiante que supposeraient ces tentatives de projection en direction de l’environnement…

On voit ici s’annoncer la dimension qui concerne l’implication de l’environnement et de l’objet, investis en « double de soi » et « moi auxiliaire », que je vais traiter un peu plus loin.

La répétition « sans fin » indiquerait donc à la fois l’échec des processus de liaison et d’élaboration intégrative à l’interne de ces expériences, et une recherche désespérée d’apaisement dans d’interminables - et apparemment inefficaces - tentatives de liaison des expériences passées et présentes.

Si l’on suit à présent le fil de cette hypothèse motivationnelle des répétitions, il me semble qu’il devient nécessaire d’interroger les motifs et les conséquences des défaillances de ces fonctions, autant que l’origine des qualités émotionnelles des expériences à partir d’une nouvelle modélisation annoncée dès la présentation du champ de la recherche. Cette modélisation correspond aux théories du traumatisme.

Notes
537.

Voir supra chapitre 2 § 2.1 « Des états et des modes de fonctionnement différents »

538.

Voir supra chapitre 2 § 2.3 « Défenses autistiques partielles et évolution psychotique »

539.

Voir chapitre 3 § 3.3.1 « Etude des relations aux objets internes et leurs effets »

540.

FREUD S., (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, (2002) 5ème édition, PUF Quadrige, Paris, p. 46

541.

FREUD S., (1915), Métapsychologie, (1968), Gallimard, Paris

542.

Voir chapitre 1 § 1.7.6.3 « Troubles de l’activité corporelle et de la proprioception »

543.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), La violence de l’interprétation, du pictogramme à l’énoncé, op. cit.

544.

GREEN A. , (1990), La folie privée, Gallimard, Paris

545.

HOPKINS J., (1992), op.cit.

546.

FREUD S., (1921), op.cit.

547.

Je tiens à rappeler que, comme je l’ai déjà indiqué précédemment à plusieurs reprises, j’entends par « expériences précoces » le produit de la rencontre entre certaines dispositions et attitudes de l’environnement envers le bébé et le fonctionnement psychique singulier de celui-ci, inhérent à son état de développement. Je considère que les modèles internes opérants sont le fruit de plusieurs expériences du même type.

548.

Voir chapitre 1 § 1.5 « Interactions et types d’attachement »

549.

LYONS-RUTH K., (1999), op.cit.

550.

BION W.R., (1962), op.cit., et(1963), Eléments de psychanalyse, (1979), PUF, Paris

551.

Voir chapitre 3 § 3.2.4.4.2 « Le principe de non-relation »

552.

On trouve aussi des désignations sous les formes (L), (H) et (K), qui correspondent aux vocables anglais Love, Hate et Knowledge.

553.

VAN DER KOLK B., (1996), The complexity of adaptation to trauma self-regulation, stimulus discrimination and characteriological development, in VAN DER KOLK B., McFARLANE M., & WEISAETH L. (eds) Traumatic stress : the effects of overwhelming experience on mind, body and society, New York, Guilford Press

554.

A. CAREL, évoquant ce phénomène lors d’une communication au Collège de Psychanalyse de Lyon en 2006, intitulée « Le jeune enfant violent : sources et devenir », proposait des métaphores « volcaniques ». Il parlait d’ « éruption pulsionnelle », de « manifestations volcaniques d’une pulsion trop longtemps retenue », chez des infans « trop sages », ayant surinvesti le gel des affects.

555.

KERNBERG O., (1998), Le lien chez l’enfant présentant des traits anti-sociaux, in Journal de la psychanalyse de l’enfant n°23, Bayard, Paris, pp. 212-223

556.

DUBINSKY A., (1997), in Les états psychotiques chez l’enfant, op. cit., pp. 15-36

557.

Voir chapitre 2 § 2.1 « Des états et des modes de fonctionnement différents »

558.

Voir chapitre 2 § 2.3 « Défenses autistiques partielles et évolution psychotique »

559.

Voir chapitre 1 § 1.2.2 « Hypothèses méthodologiques et référentiel d’auteurs »

560.

ROUSSILLON R., séminaire de recherche de l’Ecole Doctorale de Psychologie Clinique de l’Université Lumière Lyon 2, le 7/03/2003.

561.

SZWEC G., (1993), op.cit.

562.

Voir in chapitre 1 § 1.6 « Présentation des hypothèses », 6ème hypothèse clinique

563.

On a vu comment les formes des comportements déployés empêchent l’environnement d’en faire abstraction : le bruit que produisent ces enfants attire l’attention, leurs chutes appellent des protections et des soins, leurs « déconnexions » des petites contraintes quotidiennes mobilisent une prise en charge totale par l’environnement…