2.4.1.1 Évolution des conceptions freudiennes du traumatisme

Je propose tout d’abord d’effectuer un bref rappel des différentes conceptions freudiennes565, que j’avais amorcé lors de la présentation du champ de la recherche. Je n’ai pas le loisir de rapporter ici l’ensemble des travaux de Freud à propos du traumatisme ; aussi me limiterai-je à ceux qui m’ont paru avoir une pertinence vis-à-vis de la clinique qui m’intéresse.

Tout au long de son œuvre, sa conception du traumatisme va sensiblement se modifier. Il n’y a pas de commune mesure entre le concept tel qu’il le présente en 1895 dans son Etudes sur l’hystérie 566 et tel qu’il en fait état en 1939 dans L’homme Moïse 567 . Il va changer de nature, de qualité et de finalité.

Entre 1890 et 1897, Freud établit sa « Neurotica » : il rapporte l’étiologie des névroses de ses patients à leurs expériences traumatiques passées. Dans le cadre de la première topique, le traumatisme se référait au sexuel. Le principe d’une séduction sexuelle traumatique gardera toujours une place prépondérante dans la théorie freudienne sur le traumatisme, mais celle-ci connaîtra de nombreux développements, sous le signe de l’ouverture.

Selon une première théorie, le traumatisme serait un événement externe : il s’agirait d’abord d’une scène de séduction réelle. Ses patients auraient vécu un événement extérieur, cernable et datable, qui serait devenu subjectivement fondamental du fait des affects pénibles qu’il déclenche, mais dont le souvenir aurait subi de multiples déformations. La perception de l’événement lui-même aurait fait les frais des processus de déplacement, de condensation, de transformations diverses, ainsi que du refoulement, voire du déni, jusqu’à disparaître du champ pré-conscient/conscient. Freud considère peu à peu qu’il serait difficile de savoir ce qui a fait effectivement traumatisme, car il s’agirait d’un traumatisme - événement « perdu à jamais », car non intégré, non lié.

Puis il renonce à sa « Neurotica », pour élaborer une seconde théorie où il module le principe afin d’y intégrer des événements internes : il pourrait s’agir d’un fantasme de séduction, ou d’une combinaison d’un fantasme et d’une scène réelle, mais dans tous les cas, ils produiraient les mêmes effets.

Il distingue à cette époque deux types de traumatisme : un traumatisme initial, qu’il situe dans une scène de séduction vécue lors de la petite enfance, avant la puberté, et un traumatisme « secondaire », pourrait-on dire, survenu beaucoup plus tard. Dans sa théorie de l’ « après-coup »568, que j’ai déjà évoquée569, il indique que la majorité de ces expériences laisseraient une trace psychique inconsciente, puis seraient reprise et prendraient sens ultérieurement, lorsque la maturation du sujet lui permettrait une compréhension nouvelle de son vécu primaire. Ce serait l’événement actuel qui viendrait « qualifier » l’événement passé. La survenue d’événements et de situations qui « font écho » aux expériences précoces non encore élaborées permettrait le remaniement intégratif de ces dernières et l’accès à un nouveau type de signification.

Il s’agit là des « ressources » psychiques face au traumatisme auxquelles Freud a accordé beaucoup d’importance. Toutefois, dans la théorie freudienne, deux types de destin sont encore possibles. En effet, si le remaniement « après-coup » permet une intégration optimale au moi de certaines expériences, il peut avoir un effet inverse pour d’autres. C’est-à-dire que le remaniement, produit à l’occasion d’un nouvel événement, peut conférer aux expériences passées un sens et une efficacité psychique singulière, mais aussi un nouveau pouvoir pathogène. Le mouvement pourrait ainsi devenir réciproque, car l’événement présent se chargerait du sens issu des expériences passées. Ce serait alors l’événement passé qui « rendrait « traumatique » l’événement présent.

Ce modèle me paraît tout à fait intéressant du point de vue des effets d’inter-pénétration des expériences traumatiques passées et présentes ; j’aurai l’occasion d’y revenir. Mais j’ai tendance à rejoindre le point de vue de certains chercheurs, dont A. Ciccone570, qui pointent deux écueils dans ce modèle : d’abord qu’il pourrait conduire à sous-estimer l’impact traumatogène propre à l’événement actuel ; d’autre part, à surestimer les capacités de « résilience » et de transformation du trauma par l’appareil psychique. S. Ferenczi a été le premier à interroger cet aspect. Pour ma part, j’ai indiqué qu’il me semble important de considérer que tous les individus ne semblent pas avoir ces capacités, ou pour le moins dans les mêmes proportions, puisque leur constitution paraît dépendre très largement des qualités des interactions précoces qu’ils ont expérimentées.

J’y reviendrai.

Dans le cadre de la seconde topique, qui marque le « grand tournant » des années 1920, et à partir de Au-delà du principe de plaisir, le concept de traumatisme représente une effraction du système pare-excitations. La dimension économique prend toute son ampleur, et son influence s’inscrit dans les rapports quantitatifs des énergies auxquelles est soumis le moi. Lorsque Freud établit ce modèle, le principe de la séduction sexuelle demeure le paradigme du contexte traumatique, mais à partir de l’étude des symptômes présentés par les soldats survivants de la première guerre mondiale, le modèle de la séduction traumatique est généralisé à tout traumatisme. A partir de ce moment, il me semble que c’est moins la qualité des excitations (sexuelles notamment) qui prime que leur quantité et leur soudaineté.

Freud écrit alors :

‘« Nous appelons traumatiques les excitations externes assez fortes pour faire effraction dans le pare-excitations. Je crois qu’on ne saurait comprendre le concept de traumatisme sans le mettre ainsi en rapport avec la notion d’une mise à l’écart, d’ordinaire efficace, des excitations. Un événement comme le traumatisme externe provoquera à coup sûr une perturbation de grande envergure dans le fonctionnement énergétique de l’organisme et mettra en mouvement tous les moyens de défense. » 571

Il précise un peu plus loin :

‘« De tous côtés, l’énergie d’investissement est convoquée pour créer, dans le voisinage du lieu d’irruption, des investissements d’énergie d’une hauteur correspondante. Il s’instaure un contre-investissement de grande envergure en faveur duquel les autres systèmes psychiques s’appauvrissent, de sorte qu’il en résulte une paralysie ou une diminution étendues du reste du fonctionnement psychique. » ’

Freud avancerait que le trauma est paralysant parce que toute l’énergie d’investissement se trouve dirigée vers la brèche traumatique afin de la colmater et de maîtriser l’excitation, c’est-à-dire lier psychiquement les sommes d’excitation qui ont pénétré par effraction pour les amener ensuite à la liquidation. Ceci expliquerait la compulsion de répétition, les rêves mettant répétitivement en scène le traumatisme.

En 1939572, Freud distingue les effets négatifs du traumatisme concernant le fait qu’il soit un « événement perdu » et tendant à ce qu’aucun élément n’en soit remémorable, et les effets positifs, qui tendent à la « remise en jeu », à la répétition du traumatisme, pour tenter d’y appliquer les processus d’élaboration et de liaison qui avaient été initialement court-circuités. En ce sens, la répétition pourrait être « utile », car elle redonnerait à l’événement initial une possibilité d’être « saisi » par les processus du moi et ainsi quitter sa charge traumatique.

Or Freud suppose également que l’énergie ainsi mobilisée serait puisée dans le réservoir libidinal, et qu’il n’en resterait plus pour alimenter les autres fonctions psychiques. Elle serait toute entière mise au service de la « riposte », puis des tentatives de liaison.

Cette approche économique, insistant sur le rôle déclencheur des effractions des excitations, me paraît essentielle à retenir. Selon Freud, ce seraient les excitations, plutôt que les événements réels, qui pourraient être traumatogènes. En ce sens, tous les événements psychiques qui produisent des affects pénibles, tels que l’angoisse, les souvenirs, les fantasmes seraient potentiellement traumatogènes. Cela me paraît une avancée essentielle car elle permet de penser en termes traumatiques d’autres expériences internes et externes que celles qui relèvent des champs du sexuel, de la libido et de la séduction. De ce point de vue, toute expérience exigeant un travail psychique qui excèderait les capacités du sujet serait traumatique et lui ferait subir une violence. Or, l’analyse du système de défense développé par les enfants de ma recherche a semblé mettre en évidence une vulnérabilité extrême aux excitations exogènes et endogènes, associée à une grande faiblesse des fonctions du moi. Freud indique que l’échec de la liaison de l’excitation provoquée par toute nouvelle expérience émotionnelle provoquerait une perturbation analogue à une névrose traumatique. Il me semble qu’on puisse retrouver là la question des défaillances des fonctions du moi, intimement corrélée dans ma clinique aux points de questionnement de la théorie de l’après-coup de Freud que j’évoquais plus haut. J’ai le sentiment que, compte tenu des lacunes de leur appareil psychique, le contact avec la réalité risque en permanence de faire vivre aux enfants de ma recherche des expériences émotionnelles traumatogènes. Doublement traumatogènes pourrait-on dire, ou plutôt « traumatogènes pour deux raisons agissant simultanément ». Je fais l’hypothèse qu’il en serait ainsi pour deux raisons :

  1. dans la mesure où ils n’auraient pas développé les ressources internes qui découlent de la constitution des fonctions protectrices et liantes, ils ne pourraient que subir les effractions répétées d’excitations exogènes, produisant des traumas extrêmement douloureux qu’ils seraient incapables de transformer. On trouve là une vraie valeur traumatique aux contacts actuels avec la réalité. En cela, ils paraissent être des temps de traumatismes premiers.
  2. Ces traumas venant réveiller les traces des traumas anciens non élaborés, non symbolisés et qui conservent toute leur charge d’excitation véhiculée par des affects douloureux, ils produiraient à nouveau une effraction traumatique endogène.

Selon ce principe, peu importe, me semble-t-il, la « réalité objective » de l’événement externe qui le déclenche.

De ce fait, ces enfants ne pourraient que surinvestir leur système défensif, c’est-à-dire mettre toute leur énergie à son service, plutôt qu’à celui de leur développement, de l’investissement de la réalité et des apprentissages. Le drame sans fin de ce type de fonctionnement me semble être que la nécessité de déployer des contre-investissements de façon quasi-permanente afin de pallier les brèches causées par les excitations et leurs effets, empêcherait l’investissement et le développement des mêmes fonctions qui permettraient de traiter des excitations « objectivement non excessives ». J’entends par là les sommes d’excitation auxquelles tout individu est normalement confronté dans sa vie quotidienne, lorsqu’il est en contact avec la réalité et les autres.

Il me semble que commence à se dégager un certain modèle de compréhension du cercle infernal dans lequel ces enfants pourraient être pris depuis leurs premiers temps de vie. J’y reviendrai un peu plus loin, mais je propose de continuer pour l’instant à explorer les théories du traumatisme, afin de voir si je pourrais y trouver d’autres éléments qui éclaireraient ma clinique.

À partir de 1927573, Freud s’intéresse au développement précoce de l’appareil psychique, et établit un lien entre le traumatisme et la perte d’objet. Ce lien s’inscrit dans sa théorie de l’angoisse, à laquelle mes réflexions m’ont amenée à m’intéresser. J’y reviendrai plus loin et j’étudierai à cette occasion l’adéquation des positions freudiennes sur ce point avec mes observations cliniques.

Notes
565.

Je m’appuie pour cela sur le travail de synthèse que propose BOKANOWSKY T., (BOKANOWSKY T., (1988), Entre Freud et Ferenczi : le traumatisme, in Revue Française de Psychanalyse vol.52, n°6, pp.1285-1304), ainsi que sur celui de CICCONE A., (2008), Le traumatisme : nouvelles perspectives, in CICCONE A., FERRANT A., (2008), Honte, culpabilité et traumatisme, à paraître chez Dunod, Paris

566.

FREUD S., (1895), Etudes sur l’hystérie, (1967) 2ème édition PUF, Paris

567.

FREUD S., (1939), L’homme Moïse et la religion monothéïste, (1986) Folio, Gallimard, Paris

568.

FREUD S., (1896), La naissance de la psychanalyse. Lettres à W. Fliess. Notes et plans, Paris, PUF

569.

Voir chapitre 1 § 1.3.1 « Lien et liaison chez Freud »

570.

CICCONE A. FERRANT A., (2008), Honte, culpabilité et traumatisme, à paraître chez Dunod, Paris

571.

FREUD S., (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de Psychanalyse, (2001) Petite Bibliothèque Payot, Paris, p. 78

572.

FREUD S., (1939), L’homme Moïse et la religion monothéïste, op.cit.

573.

FREUD S., (1927), Inhibition, symptôme, angoisse, op.cit.