Dans le même temps, S. Ferenczi 574 reprend le modèle de traumatisme proposé par Freud, mais élabore une théorie dans laquelle le concept de trauma subit un complet bouleversement.
Insistant sur les facteurs interpersonnels impliqués dans la construction précoce du psychisme humain575, il met l’accent sur la prise en compte du trauma, et introduit une vision explicite des troubles du développement de l’enfant en lien avec les qualités de son environnement affectif. Selon lui, ce sont toujours de réels bouleversements et conflits avec le monde extérieur, qui sont traumatiques et ont un effet de choc, qui donnent la première impulsion à la création de directions anormales de développement. Fondant son approche sur l’étude des enjeux des temps premiers de la naissance à la vie psychique, il postule que le trauma doit être considéré comme résultant d’une absence de réponse de l’objet face à une situation de détresse. Il semble ainsi avoir été pionnier dans l’étude des interactions précoces et de leurs enjeux.
Cependant il admet la conception freudienne des effets de sidération du moi, d’asphyxie voire d’agonie de la vie psychique, causés par les conséquences de l’effraction par des quantités excessives d’excitation violente, vécues dans la détresse et la solitude. Il décrit le traumatisme576 comme un choc violent, inattendu, une « commotion psychique », qui anéantit le sentiment d’identité subjective, ainsi que la capacité de réagir et de penser. Il écrivait en 1931577 : « Ceci nous permet d’entrevoir ce qui constitue le mécanisme de la traumatogénèse : d’abord la paralysie complète de toute spontanéité, puis de tout travail de pensée, voire des états semblables aux états de choc, ou de coma même, dans le domaine physique, puis l’instauration d’une situation nouvelle – déplacée – d’équilibre 578 . »
Il admet également les effets de la confrontation récurrente et prolongée à ce type d’expériences sur le développement du moi, que j’évoquais tout à l’heure. T. Bokanowsky579 les rappelle en termes plus virulents encore que je ne l’ai fait :
‘« Cette absence mutile à jamais le moi, maintient une souffrance psychique en relation à l’intériorisation d’un objet primaire « défaillant » et entraîne une sensation de détresse primaire (Hiflosigkeit) qui, toute la vie durant, se réactive à la moindre occasion. »’Il me semble que cette sensation de détresse primaire participe au modèle interne opérant que j’ai décrit. L’état de Sébastien, dans les séquences que je viens de rapporter, me semble bien illustrer ce point.
Quant aux effets de désespoir, d’asphyxie, de sidération et de « paralysie » psychique, je pense qu’ils sont assez perceptibles dans les cas présentés d’Emile et de Jacques, entre autres, lors de l’étude et de l’analyse du rapport aux réalités580.
D’autre part, la théorie de Ferenczi me paraît avoir apporté un développement essentiel à la question de la séduction dans le traumatisme amenée par Freud. Considérant l’effet effractif des excitations issues de la rencontre avec un objet qui soit en est l’agent actif, soit n’est pas en capacité de les atténuer par la mise en œuvre de fonctions régulatrices, S. Ferenczi propose de considérer l’étiologie traumatique comme le résultat d’un viol psychique de l’enfant par l’adulte. Il n’y est pas question du destin « naturel » de la libido, il ne s’agit pas non plus d’un trauma secondaire à un événement de séduction.
Ce phénomène, hautement pathogène, se produirait dans un contexte de « confusion des langues entre enfant et adulte » 581 , associé à un déni par l’adulte du désespoir de l’enfant. Lorsque j’ai découvert cette idée chez Ferenczi, elle m’a aussitôt évoqué ce que j’avais pu comprendre des caractéristiques des défaillances des interactions précoces expérimentées par les enfants de ma recherche.
Il convient à ce stade de se rappeler de ce que j’ai présenté des effets attracteurs et excitants de l’objet sur l’enfant (on l’a vu particulièrement dans le champ de la perception visuelle de l’objet par le bébé582). A. Green583 a pu évoquer à ce propos un « objet trauma ». Selon D. Houzel, l’attraction irrépressible de l’objet fonctionnerait pour le sujet comme un « trou noir » où toute matière psychique s’en approchant pourrait être engloutie.
On peut signaler aussi que J. Laplanche584 a mis en évidence la façon dont les soins maternels, qui produisent des « signifiants énigmatiques », éveillent la pulsionnalité du bébé et induisent en cela une expérience de « séduction traumatique ». Lors de la présentation du champ de la recherche585, j’ai longuement évoqué les concepts, théorisés par P. C. Racamier586, de « séduction narcissique normale » et de « séduction narcissique pathologique ». J’ai insisté sur le principe de relation narcissique pathologique, à laquelle paraissent avoir été soumis les enfants de ma recherche. J’ai tenté de montrer comment celle-ci aurait donné lieu à des phénomènes d’introjection forcée des éléments de la vie psychique de l’adulte, en particulier du fait d’un « bombardement » de projections sexualisées587 et anxieuses588.
J’ai indiqué comment il m’a paru qu’il existe souvent chez ces parents une confusion dans les investissements libidinaux dont l’enfant fait l’objet. Il semble que chez eux la dimension de « tendresse » n’ait pu être élaborée, et que se manifesterait à la place une érotisation de l’investissement. L’enfant serait investi comme un partenaire amoureux, sur fond d’annulation des différences de génération, et des tabous organisateurs.
D’autre part, j’ai tenté de mettre en évidence comment la relation narcissique pathologique « ligoterait » l’enfant en interdisant toute manifestation d’opposition ou de distanciation vis-à-vis des désirs et des projections parentales, car celles-ci seraient vécues comme des attaques sadiques de la part de l’enfant à l’encontre du narcissisme parental. Au-delà même, l’enfant deviendrait persécuteur dès qu’il ne répondrait pas aux attentes, dès qu’il tenterait de se dérober aux projections parentales 589 .
S. Ferenczi avait sans doute déjà repéré des phénomènes similaires au cours de son expérience clinique auprès de ses patients. Il évoque des conjonctures psychiques entraînant des subordinations de l’enfant à l’adulte, du fait d’excès dans les demandes et attentes de l’adulte, de privations d’amour et d’attention affectueuse primaires ou secondaires par rétorsion, ou encore des méconnaissances des besoins de l’enfant590. Selon lui, leurs conséquences seraient des états extrêmes de douleur psychique, liés à l’agonie de la vie psychique. Il parle alors de viol psychique, viol de la pensée et de l’affect, par disqualification et déni de la reconnaissance de l’affect et de l’éprouvé par l’objet premier. Il écrit 591 : « Le pire, c’est vraiment le désaveu, l’affirmation qu’il ne s’est rien passé, qu’on n’a pas eu mal, ou même d’être battu et grondé lorsque se manifeste la paralysie traumatique de la pensée ou des mouvements ; c’est cela surtout qui rend le traumatisme pathogène. »
En cela, les relations à l’objet premier pourraient bien constituer des expériences traumatiques désorganisatrices, destructurantes, dont les effets s’opposeraient au développement de la vie psychique.
De ce point de vue, le modèle psychopathologique singulier que je tente de définir au cours de cette recherche, et que M. Berger et moi-même nommons « Pathologies des traumatismes relationnels précoces », me semble s’inscrire dans la filiation des idées de S. Ferenczi, bien qu’il s’en distingue par l’intégration d’éléments issus d’approches différentes.
Ainsi, dans la pensée de Ferenczi, la sexualité est loin d’être seule en question. Il décrit une modalité jusque là inaperçue dans la constitution des traumatismes : la nature de l’objet, de ses dispositions et de ses attitudes à l’égard de l’enfant. Cette modalité concernerait tout autant les réponses de l’objet qui auraient pu faire défaut, que celles qui auraient été apportées de manière inappropriée. D’autre part, cette conception engloberait le rôle de l’objet premier, mais également celui des autres objets investis par la suite (dont notamment l’analyste), dans la répétition de la situation traumatique initiale.
C’est ce point qui semble avoir été à l’origine du conflit avec Freud. En effet, d’après T. Bokanowsky 592 , à cette époque pour Freud, invoquer la responsabilité de l’objet premier dans la constitution de la situation traumatique, mais surtout invoquer la compulsion de répétition comme répétition de la situation traumatique « originelle » et en rendre l’objet – partenaire des interactions actuelles, me semble-t-il – partiellement « responsable », aurait été inenvisageable, car cela fût revenu à sous-estimer les ressources de l’appareil psychique et sa capacité à transformer le trauma, ainsi que la douleur psychique qui lui est associée.
Je crois retrouver encore les échos de cette position de Freud dans l’idéologie qui semble animer nombre d’intervenants sociaux et thérapeutes qui s’occupent des enfants de ma recherche.
La façon de penser l’accueil des enfants séparés de leur famille par décision judiciaire illustre particulièrement, selon moi, cet aspect de ce que j’appelle « l’idéologie de l’environnement ». L’enjeu thérapeutique principal de l’accueil des enfants semble être la reconstruction d’un fonctionnement psychique « sain », c’est-à-dire qui autorise l’investissement de liens favorisant leurs développements intellectuel et affectif, ainsi que leur intégration sociale – ce dernier aspect me paraissant être considéré comme primordial par une institution comme l’ASE - . Or il semble que cet enjeu repose sur un postulat arbitraire qui prête au psychisme infantile, non seulement des qualités de malléabilité extraordinaires, mais au-delà même, la faculté de percevoir l’inadéquation de son fonctionnement, et la capacité de l’abandonner pour s’en forger un nouveau. Tout cela selon un hypothétique processus d’auto-régulation, enclenché par le passage d’un « mauvais environnement » à un « bon environnement ». Ainsi, le simple fait de vivre dans un environnement « bon » en soi suffirait pour en tirer bénéfice.
Evidemment, la réalité du déroulement des placements d’enfants vient systématiquement débouter (quoique dans des proportions variables) cette conception utopiste des mécanismes intra-psychiques. : les équipes ASE, ainsi que leurs partenaires, perçoivent rapidement que l’efficience des modalités concrètes d’aménagement de la séparation physique achoppe sur l’inéluctabilité apparente, la pérennité des comportements pathologiques ; mais aussi et surtout, sur ce qui est communément qualifié de « refus manifeste » de la part de ces enfants, de s’emparer et d’investir toutes les « bonnes choses », les bonnes intentions dont on les entoure.
Mes propres observations cliniques ont tendance à confirmer ce principe, et m’inclinent à adhérer au point de vue de Ferenczi 593 . D’autre part, l’implication et la participation de l’objet à la répétition de la situation traumatique me paraissent des idées particulièrement intéressantes. Je tenterai un peu plus loin, dans l’étude des comportements qui incluent l’objet, de montrer comment j’ai cru percevoir l’ « entraînement » inconscient des objets investis par les enfants de ma recherche, dans les scenarii d’interactions distordues similaires à ceux qu’ils avaient expérimentés de façon précoce.
FERENCZI S., Œuvres Complètes – Psychanalyse 4 (1927-1933), (1982), Payot, Paris
Voir notamment : FERENCZI S., (1928) ,L’adaptation de la famille à l’enfant, et Réflexions sur le traumatisme, in Œuvres complètes – Psychanalyse 4, op.cit., pp. 29-42 et pp. 1
FERENCZI S., (1931), Analyse d’enfants avec les adultes, op.cit.39-147
FERENCZI S., (1932), Réflexions sur le traumatisme, in Œuvres complètes – Psychanalyse 4, op.cit., pp. 29-42
FERENCZI S., (1931), Analyse d’enfants avec les adultes, op.cit.
Je reviendrai un peu plus loin sur cette « nouvelle situation déplacée d’équilibre », post mise en œuvre de mécanismes de défense.
BOKANOWSKY T., (1988), op.cit., p.20
Voir aussi : BOKANOWSKY T., (2001), L’infantile, le trauma et l’asphyxie de la vie psychique, in ARNOUX J. (dir.) et BOKANOWSKY T. (dir.), Le concept de nourrisson savant. Une figure de l’infantile, In Press, Paris, pp.13-32
Voir chapitre 2 § 2.1.3 « Pathologie du narcissisme, défenses narcissiques et troubles du lien à la réalité »
FERENCZI S., (1933), Confusion des langues entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion, in Œuvres complètes – Psychanalyse 4, op.cit., pp.125-138
Voir chapitre 2 § 2.2.3 « Enveloppe visuelle du moi, écran interface et fond psychique. Etude du rapport aux excitations visuelles et au regard »
GREEN A., (1980), La mère morte, in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, (1982), Editions de Minuit, Paris, pp. 222-254
J. Laplanche a élaboré dès 1987 ce modèle repris en 1999 dans De la théorie de la séduction restreinte à la théorie de la séduction généralisée, in Journal de la Psychanalyse de l’Enfant, n°25, pp. 19-50
Voir chapitre 1 § 1.4.5 « La séduction narcissique » et § 1.7.4 « Distorsion de la séduction narcissique »
RACAMIER P.C., (1996), L’inceste et l’incestuel, Editions du Collège, Paris.
Voir cas de Jonathan, de Gregory et de Damien, in chapitre 1 § 1.7.5 « Caractéristiques des interactions défaillantes »
Voir cas de Gregory in chapitre 1 § 1.7.5 « Caractéristiques des interactions défaillantes »
Voir aussi l’exposé de la situation suivie d’analyse d’Irène et sa mère, in chapitre 1 § 1.7.5 « Caractéristiques des interactions défaillantes »
FERENCZI S., (1929), L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort, in Œuvres complètes, Tome 4,op. cit., pp. 76-81
FERENCZI S., (1931), Analyse d’enfants avec les adultes, op.cit, p.109
BOKANOWSKY T., (1988), op.cit., p. 20
J’y reviens in chapitre 3 § 3.1.2 « Etude clinique de séquences d’interactions: la reproduction des patterns inadéquats »