2.4.1.3 Les théories du traumatisme aujourd’hui

Le courant de pensée psychanalytique actuel semble décidé, depuis quelques années, à redonner une place de choix dans la métapsychologie au concept de traumatisme, en intégrant, développant et réajustant les éléments apportés par les théoriciens antérieurs. Plusieurs chercheurs ont étudié leur pertinence dans différents champs cliniques, tels celui de la clinique psychosomatique ou celui des passages à l’acte594.

J’ai déjà cité plusieurs références dans la présentation du champ de la recherche, et évoqué à différentes reprises les travaux de R. Roussillon595, notamment ceux qui concernent le lien entre traumatisme et clinique de l’agir.

D. Houzel596 considère que les théories du traumatisme peuvent s’avérer fécondes, à condition que l’on envisage le traumatisme psychique comme un modèle et non comme une étiologie, c’est-à-dire qu’on ne réduise pas le traumatisme à un événement de vie, qui serait en soi, universellement et perpétuellement traumatique, et qui serait pris comme la cause de tel ou tel trouble psychopathologique. Souscrivant à ce point de vue, je pense pour ma part qu’il n’y a pas en effet de fait traumatique en soi, mais qu’un événement ou une situation peut être traumatogène, si elle donne lieu à une expérience émotionnelle traumatisante et est de ce fait psychiquement construite et inscrite sur un mode traumatique. Ceci dépendrait du moment dans le développement du sujet et/ou de l’état dans lequel il se trouve lorsqu’elle advient. Ainsi, il semble aujourd’hui admis qu’il est plus adéquat de parler d’expérience traumatogène, plutôt que d’événement. En ce sens, il ne faut pas nécessairement un événement ou une situation objectivement effroyable pour qu’on puisse parler de « traumatisme ». Ainsi les traumatismes ne se résument-ils pas aux contextes d’accidents, d’agressions, d’actes terroristes, de guerres ou de perte brutale de proches… Dans la clinique qui m’occupe, ils ne seraient donc pas seulement liés aux maltraitances physiques, comme je l’ai déjà indiqué597, et les mêmes situations pourraient être traumatisantes pour un sujet et non pour un autre. Moins l’appareil psychique du sujet, en particulier les fonctions du moi, serait constitué – ou constitué mais de façon précaire –, plus il serait vulnérable et sujet aux inscriptions traumatiques.

A. Ciccone598 met en garde contre le « mythe » du traumatisme précoce, qui pourrait conduire à rechercher et à tenter d’objectiver un événement fondateur ou déclencheur d’une pathologie, et ainsi à reproduire l’erreur de la « Neurotica », qui avait amené Freud à l’abandonner. Il ne semble pas concevable qu’une seule expérience traumatique précoce puisse affecter durablement et de façon irréversible le développement de la psyché. Ce serait la répétition d’expériences continuellement toxiques et traumatiques, vécues dans la solitude, qui produirait cette affection, car elle mobiliserait l’ensemble de l’énergie psychique au service de mécanismes de défense de survie, au détriment du développement de l’appareil psychique, et que ces mécanismes finiraient par mutiler le moi.

Avant de développer ce point, je souhaiterais évoquer une dernière dimension dans l’approche contemporaine du traumatisme, qui m’a semblé tout à fait intéressante à mes yeux.

Comme je l’ai déjà signalé, l’équipe de traumatologie de la Tavistock Clinic de Londres a produit récemment un ouvrage599 qui propose une vision novatrice du traumatisme, dans le cadre de la théorie des relations d’objet, mais surtout un remaniement de la théorie de l’après-coup. Selon ces chercheurs, le traumatisme serait un « choc » qui induirait un bouleversement dans les rapports du sujet à ses objets externes et internes.

Le sujet « traumatisé » perdrait confiance dans la fonction et la capacité de protection de bons objets internes et externes. Il serait confronté à une résurgence des peurs primitives de la cruauté et de la force des mauvais objets, ainsi qu’à une perte du sens, de la signification de l’événement. Je reviendrai un peu plus loin sur le rapport aux objets.

D’autre part, ces chercheurs postulent que tout sujet confronté à une expérience traumatisante, désorganisatrice, chercherait à retrouver du sens en transformant l’événement-source en une expérience reconnaissable, familière ; j’ajouterai « conforme » à la représentation pré-existante d’une expérience antérieure. Il me semble qu’ils décrivent là un processus qui pourrait être le vecteur des « imprégnations » de l’actuel par des significations issues du passé, autrement dit, qui pourrait participer, voire motiver, le « réveil » des traces mnésiques traumatiques anciennes.

Chez les enfants de ma recherche, il semble que les traces mnésiques soient de deux sortes :

Dans ce registre, des expériences sensorielles, corporelles, hypersensibles se sont enchevêtrées avec des expériences psychiques désordonnées, accablantes et effrayantes. Les réminiscences correspondant aux traces mnésiques s’exprimeraient donc en eux sous forme d’amalgame d’expériences corporelles de persécution.

Voici quelques vignettes qui me semblent permettre de saisir l’ampleur du phénomène pathologique :

Plusieurs enfants de mon échantillon tels Jonathan, Gregory, Marie ou Kevin ne tolèrent absolument pas d’échouer ou de ne pas produire une réalisation « parfaite ». De ce fait, ils évitent en général soigneusement toute situation qui pourrait leur faire courir ce risque : ils refusent de jouer à un jeu qu’ils ne maîtrisent pas, ou de pratiquer une activité sportive qui implique une compétition, ou une activité de création où leur production sera exposée à un public. Cette attitude leur pose de réels problèmes dans leurs rapports sociaux, mais gêne également considérablement leurs apprentissages : on apprend en se trompant, c’est l’ajustement à partir de l’intégration des erreurs qui permet d’acquérir une compétence. Or ils ne supportent pas d’échouer ou de ne pas produire d’emblée, sans apprentissage, un résultat parfait. L’échec, l’imperfection semblent leur faire vivre une atteinte narcissique extrême, dont j’ai le sentiment qu’elle réveille et réactualise, sur un mode quasi-hallucinatoire, les états d’impuissance et de détresse extrêmes précoces, ainsi que le conglomérat de sensations corporelles douloureuses qui s’y associait alors. Une des institutrices de ces enfants disait à leur propos : « Ils veulent savoir, mais pas apprendre. », ce qui renvoie au registre de la possession avide.

Lorsqu’il fait par maladresse une bêtise minime, comme casser un verre, ou lorsqu’il fait une tache sur son vêtement, ou lorsqu’il perd à un jeu, Jonathan se met hors de lui, il hurle, gesticule, pleure. Si quelqu’un a le malheur de lui dire que ce n’est pas très grave, cela augmente l’ampleur de sa « crise ».

Kevin et Marie ne supportent pas de ne pas parvenir à réaliser un jeu de construction, un puzzle ou le dessin qu’ils avaient ambitionné de réaliser. Lorsque cela se produit, ils supportent très mal l’état de frustration et de tension que cela engendre. Ils commencent par s’agiter en gémissant et se plaindre d’être « nuls », de « faire n’importe quoi », puis ils sont emportés dans une crise de rage terrible au cours de laquelle ils détruisent leur production, ainsi que tout le matériel qui y avait concouru. Si on ne les arrête pas, ils peuvent ensuite se mettre à détruire toutes leurs productions passées, ainsi que leurs affaires personnelles.

Dans ce même contexte, Gregory fond en larmes et produit de longs « hululements » de désespoir. Il commence aussi à se déprécier en geignant et en se tordant les mains et les bras, puis s’abîme dans une interminable crise de sanglots et de prostration.

L’autre aspect important à retenir est que tous ces enfants finissent pas accuser leur entourage d’être à l’origine de leur échec ou de leur bêtise (en général un autre enfant, mais il peut s’agir d’un adulte) et de se moquer d’eux et de leur détresse : personne ne les comprend, personne ne les aide, tout le monde se réjouit de leur échec. Ainsi ils ne supportent pas qu’on tente de les aider ou qu’on leur donne un conseil qui se veut bienveillant, car cela leur rappelle que l’adulte détiendrait un savoir ou une compétence dont ils seraient dépourvus. Ils interprètent aussitôt l’attitude de l’adulte comme une tentative de les humilier, car la moindre suggestion est appréhendée comme une menace sur le mode du conflit de pouvoir et de l’intrusion à visée de persécution.

Ce principe m’évoque ce que j’ai tenté d’élaborer à partir des travaux de G. Lavallée portant sur les perceptions visuelles. Nous avons vu qu’on ne pourrait identifier qu’à partir de ce que l’on se serait déjà représenté. L’identification, l’articulation perception-signification, serait ainsi le produit d’une construction à partir de représentations déjà établies, projetées en direction du stimulus, sur un écran interface. Autrement dit, toute identification, en tant que lecture psychique restrictive, serait toujours une interprétation du réel. L’objectif psychique visé par l’ensemble des processus psychiques mobilisés serait de réduire l’effet d’inconnu, fortement anxiogène, d’un stimulus impensable, c’est-à-dire de le recréer en y superposant des représentations projetées, afin de lui donner une forme reconnaissable. Quitte à ce qu’à terme, celle-ci ne corresponde plus vraiment (ou plus du tout) à la réalité. L’important serait que le moi puisse y reconnaître quelque chose de lui, pour pouvoir la « faire sienne » à son tour. Ainsi, il me semble que le processus décrit par l’équipe de C. Garland pourrait correspondre, dans le champ de la clinique du traumatisme, à celui qui a cours dès que la psyché est confrontée à la perception d’un stimulus d’abord « impensable ».

A. Ciccone, reprenant les principes proposés par l’équipe de la Tavistock Clinic, propose les formulations suivantes :

‘« - Le traumatisme actuel a un effet d’attraction d’expériences traumatiques passées qu’il réveille, réchauffe, rappelle à la mémoire, d’autant plus si ces expériences sont en souffrance d’élaboration, d’intégration’ ‘- Le traumatisme actuel donne forme à des expériences traumatiques passées, qui trouvent dans l’expérience actuelle l’occasion de prendre forme, de se déployer, de se représenter, de prendre sens’ ‘- Le sujet tente de donner au traumatisme actuel une forme reconnaissable, familière, en attractant des expériences passées, en faisant appel à des expériences connues pour donner une forme et un sens à l’expérience actuelle, afin qu’elle puisse être liée, intégrée. »’

Il me semble qu’on perçoit ici une double motivation à l’engagement de ce processus : le premier aspect motivant concernerait l’impératif de signification de la perception actuelle. Il s’agirait de donner une forme reconnaissable, donc saisissable par le moi, aux perceptions. Le second aspect motivant concernerait l’impératif de signification de l’expérience passée, non-liée autrefois. Autrement dit, une même occasion donnerait lieu au traitement de deux types d’expériences. On pourrait dire que le psychisme chercherait à faire « d’une pierre deux coups ». L’objectif premier du fonctionnement psychique est de lier les excitations associées aux expériences, afin de se débarrasser de l’excès de tension associé aux affects sources de déplaisir issus de leur caractère traumatique ; peu importerait, de ce point de vue, que le moyen engendre l’interpénétration des émotions issues de la perception et des traces mnésiques, et que se produise une confusion qui fasse perdre au sujet l’accrochage à la réalité. Ainsi l’expérience actuelle pourrait faire l’objet d’une reconstruction qu’on pourrait qualifier de délirante, mais du point de vue économique, « la fin justifie les moyens ».

Toutefois, il me semble que ce processus présente un défaut et que ce défaut pourrait être à l’origine du phénomène de répétition compulsive interminable des expériences traumatiques. J’ai le sentiment que le défaut du système est le suivant :

Le quantum de déplaisir ne peut donc être traité par ce biais et il court-circuite à nouveau l’activité de liaison du moi. Je postule que ce phénomène a cours chez les sujets de ma clinique.

Notes
594.

Voir notamment à ce propos l’article de HOUSSIER F., (1999), Le passage à l’acte : réflexions sur un concept, in Psychologie clinique n°8, pp. 125-134

595.

Par souci de concision, je me contente d’indiquer les références suivantes, sans rapporter les théories qui y sont présentées :

ROUSSILLON R., (1995), Perception, hallucination et solution « bio-logique » du traumatisme, in Revue Française de Psychosomatique n°8, pp. 107-118

ROUSSILLON R., (1999), Agonie, Clivage et symbolisation, PUF, Paris

CHOUVIER B. (dir.) et ROUSSILLON R. (dir.), (2004), La réalité psychique : psychanalyse, réel et trauma, Dunod, Paris

596.

HOUZEL D., (1991), Le traumatisme de la naissance, in Le Journal de la Psychanalyse de l’Enfant n°9, pp33-49

597.

Voir chapitre 1 § 1.7.1 « Les différentes sortes de traumatismes relationnels précoces »

598.

CICCONE A., 2007, Psychopathologie du bébé, de l'enfant et de l'adolescent, in ROUSSILLON R. (dir.), Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, Masson, Paris, p. 276-400

599.

GARLAND C., (ss la direction de C. GARLAND), (1998), Comprendre le traumatisme : une approche psychanalytique, (2001) tr.fr., Editions du Hublot, Larmor-Plage