Quelques nouvelles vignettes cliniques afin d’illustrer ce point, choisies parmi de nombreuses séquences observées ou rapportées, à propos des mêmes enfants ou d’autres :
Sébastien, Kevin, Marie, Jacques, Jonathan et tant d’autres, ont tendance à présenter répétitivement le même type de comportements. Souvent c’est cette répétition qui a été pour eux à l’origine de menaces sérieuses ou de réalisations de rupture avec leur lieu de vie ou leur famille d’accueil : les personnes qui s’occupaient d’eux finissaient par les rejeter, épuisées et émotionnellement très éprouvées par ce qu’ils leur avaient fait vivre et ressentir.
Lors d’un séminaire que j’ai animé en Suisse cette année, l’un des étudiants m’a rapporté le cas d’une petite fille chez qui les séances de coiffage déclenchaient des crises de violence extrême, si bien qu’il était devenu impossible pour ses parents d’accueil de lui démêler les cheveux. Ils avaient tenté de l’emmener chez le coiffeur pour lui faire couper les cheveux très courts, mais dès que celui-ci avait commencé à lui toucher la tête, elle s’était mise dans un état de panique et de violence tel qu’il avait lui aussi renoncé. Les choses en étaient là lorsqu’un jour, une petite fille du voisinage vint jouer avec cette enfant. Horrifiée par l’état de sa tignasse, elle lui proposa innocemment de jouer à la coiffeuse et de se laisser faire des nattes. L’assistante maternelle qui observait discrètement la scène était tentée d’intervenir, mais elle s’abstint. A sa grande surprise, l’enfant se laissa faire docilement, malgré les vigoureux coups de brosse, et la douleur que devait causer la résistance des nœuds. L’autre enfant ne s’étant pas découragée, elle parvint à démêler les cheveux et à faire deux belles nattes. Toutes les deux étaient ravies. Ainsi il apparaissait que ce que cette enfant ne supportait pas, était qu’un adulte lui touche les cheveux, non un autre enfant. En effet, cette fillette avait vécu des maltraitances sexuelles de la part de son père, qui incluaient des caresses dans les cheveux lors de sa « toilette ». Ainsi elle revivait ces expériences lorsque son assistante maternelle tentait de lui brosser les cheveux. Celle-ci put régler le problème en demandant à l’une de ses filles de se charger du démêlage quotidien.
D’autres situations ne peuvent malheureusement pas trouver une solution si facilement :
J’ai déjà évoqué la situation d’Irène. Avant d’être retirée à la garde parentale par décision judiciaire, cette enfant a passé les 4 premières années de sa vie avec des parents imprévisibles, qui pouvaient subitement devenir violents. Le couple parental se disputait fréquemment, ils pouvaient s’insulter, se menacer du pire, y compris en présence d’Irène et lorsqu’elle se trouvait dans les bras de sa mère. D’après celle-ci, le père ne s’occupait pas des enfants, il intervenait rarement directement auprès d’eux, mais s’en prenait à elle s’ils le dérangeaient.
Elle m’a raconté à plusieurs reprises comment elle se refusait à gronder sa fille lorsque celle-ci lui désobéissait : elle lui demandait mollement la même chose des dizaines de fois, sans effet, puis d’un coup elle « craquait », devenait « folle de colère » car elle avait le sentiment qu’Irène se moquait d’elle. Sa mère avait alors des gestes très violents, elle pouvait la saisir par un membre, la secouer en hurlant « arrête ou je vais te tuer ». Lorsqu’Irène refusait de dormir, elle pouvait la traîner à son lit et lui appuyer un oreiller sur le visage pour la faire taire. Une fois qu’Irène refusait à nouveau d’obéir, elle lui a adressé un coup de poing, visant son visage. Rapportant cet épisode, elle précise « heureusement qu’elle a tourné la tête à ce moment car j’y étais allé fort : mon poing a cogné le carrelage derrière elle et un carreau s’est fendu. J’ai eu mal longtemps. » Je ne peux pas rapporter tous les épisodes que cette mère m’a racontés, tant ils sont multiples.
Depuis quelques temps, Irène demande à sa mère, lors de rencontres qui se déroulent en notre présence, pourquoi elle la battait. Sa mère lui répond toujours : « c’est toi qui commençait ».
Voici un épisode récent, semblable dans son déroulement à beaucoup d’autres qui se sont produits avec des éducatrices de crêche ou du Centre de Jour, ou encore des assistantes maternelles :
Irène est au parc avec une adolescente qui vit chez son assistante maternelle. Elle la connaît bien et d’habitude recherche sa compagnie. L’heure du dîner approchant, l’adolescente demande à Irène de quitter les jeux et de rentrer avec elle à la maison. Irène refuse, elle veut encore jouer. L’adolescente insiste, Irène rit, elle la nargue et lui dit qu’elle n’a pas à lui obéir, qu’elle n’est pas une adulte, et qu’elle-même fait ce qu’elle veut. Elle se met à courir en tous sens dans le parc, apparemment surexcitée, en riant « comme une folle ». L’adolescente qui la poursuit finit par l’attraper et tente de la porter dans ses bras. A cet instant, une expression de terreur passe fugitivement sur le visage d’Irène, puis elle prend un rictus haineux et son regard devient noir. Elle se met à hurler, à se débattre. Elle agrippe les cheveux de la jeune fille et tire violemment, elle plante ses dents dans son bras et la mord jusqu’au sang, sans lâcher. Les cris ameutent d’autres personnes qui se trouvent dans le parc. Certaines accusent l’adolescente de « martyriser » Irène, mais d’autres, qui ont assisté à la scène depuis son commencement, prennent sa défense. Il faut trois adultes pour contenir Irène, qui continue à hurler, à se débattre, à lancer des coups de pieds, et la ramener chez elle.
Je présenterai tout à l’heure une autre séquence similaire, afin d’étudier un autre aspect de ce qui me semble se passer dans l’espace interne d’Irène lors de ce type d’expérience. Cet aspect me paraît concerner les rapports aux objets internes.
Damien 600 présente également ce type de comportement.
J’ai indiqué comment cet enfant a passé les premières années de sa vie avec un couple parental très dysfonctionnant, comment il assistait à des scènes violentes entre eux, ou avec leurs amis, et comment il était régulièrement laissé seul, enfermé avec des chiens pendant des heures dans un appartement sale, en particulier la nuit, tandis que sa mère sortait en discothèque. Lorsque le soir tombe et que l’heure du coucher approche, Damien s’agite. Il lui est très difficile d’aller s’allonger seul dans sa chambre, et il présente de grandes difficultés d’endormissement.
Un soir qu’il se trouve dans son lieu de vie, il se montre particulièrement agité et bruyant. Il refuse d’aller se coucher alors que tous les autres enfants dorment déjà et seuls les adultes restent au salon. Son éducateur tente de lui demander ce qui ne va pas, il répond qu’il va très bien, qu’il n’a pas intérêt à l’embêter, qu’il veut simplement rester au salon pour regarder des vidéos et faire de l’ordinateur. Les éducateurs acceptent de lui laisser faire cela pendant un petit moment à condition qu’il soit silencieux, et quittent la pièce. En réalité, une fois seul, il ne reste pas une minute assis devant l’ordinateur ou la télévision. Lorsque son éducateur le lui fait remarquer, son agitation augmente, il tourne en rond dans la pièce, donne des coups dans les meubles, renverse des objets, tout en grommelant des propos incompréhensibles. Son éducateur lui demande de cesser de faire du bruit, de ne pas empêcher les autres de dormir, mais cela ne semble avoir pour effet que d’augmenter encore son agitation. L’éducateur lui dit qu’il va l’envoyer dehors s’il n’est pas capable de s’arrêter, afin de protéger le sommeil des autres. Comme Damien continue, l’éducateur le porte dehors. Damien devient alors hors de lui. Il hurle, se débat, insulte copieusement l’éducateur, et lui dit qu’il le déteste parce qu’il l’oblige à penser à sa mère et à ce qui s’est passé quand il était petit. Il ne se calme qu’après un long moment dehors, durant lequel il déambule en produisant des hurlements déchirants, « comme une bête blessée », me dira l’éducateur. Celui-ci n’a pu que rester près de lui, sans le toucher, sans lui parler, s’interposant simplement lorsqu’il faisait mine de s’approcher du portail qui donne sur la route, ou de s’auto-blesser. Le lendemain au Centre de Jour, lorsque son éducatrice tente de lui parler de ce qui s’est passé, dans l’objectif de l’aider à penser sur ce qu’il ressentait qui aurait pu le mettre dans cet état, Damien refuse catégoriquement de ré-évoquer la scène, puis il commence à s’agiter, à faire de grands gestes, à grommeler. Puis il se met à l’insulter et à insulter l’éducateur et moi-même. Au cours des jours suivants il ne semble toujours pas possible de parler de cette scène. Damien se comporte au Centre de Jour et dans son lieu de vie comme si rien ne s’était passé. Il recommence à s’agiter crescendo dès que quiconque y fait allusion, si bien que les adultes ont le sentiment de le persécuter en persévérant. Quelques temps plus tard, l’éducateur vient nous rencontrer. Nous essayons à nouveau de parler avec Damien de son agitation, des insultes, des « crises » au Centre de Jour et dans son lieu de vie, de ce qui lui arrive lorsqu’il est dans cet état. Aussitôt, il reprend l’attitude que j’ai décrite. Il nous insulte, nous menace, crie qu’il en a assez de nous et qu’il va partir très loin de nos persécutions. Il dit à nouveau que nous faisons exprès de lui faire du mal, que nous jouissons de le voir souffrir en lui parlant de sa mère, en lui faisant penser à sa petite enfance.
J’ai entendu ce type de propos à plusieurs reprises de la part d’autres enfants 601 , toujours hors contexte, c’est-à-dire tandis que personne n’avait effectivement fait allusion à leur petite enfance.
La récurrence de ce type de propos m’a semblé être l’indice des phénomènes de « convocation », de « réveil » des traces mnésiques anciennes, et de l’interpénétration des émotions issues des perceptions actuelles et de ces traces des expériences traumatiques du passé. J’y reviendrai.
Voir anamnèse présentée in chapitre 2 § 2.1 « Des états etdes modes de fonctionnement différents »
Pour ceux dont j’ai parlé ou vais parler ici : Kevin, Jacques, Marie, Romuald