2.4.2.2 Principe mortifère d’aliénation à la répétition

J. Laplanche et J. B. Pontalis605 indiquent qu’au niveau de la psychopathologie concrète, la compulsion de répétition correspond à un processus incoercible et d’origine inconsciente, par lequel le sujet se place dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes sans se souvenir du prototype et avec au contraire l’impression très vive qu’il s’agit de quelque chose qui est pleinement motivé dans l’actuel.

Dans l’élaboration théorique proposée par Freud606, la compulsion de répétition est considérée comme un facteur autonome. Elle est rapportée fondamentalement au caractère conservateur des pulsions. Il en fait une fonction de l’appareil psychique qui, sans contredire le principe de plaisir, serait indépendante de lui et interviendrait comme préalable à sa domination. Elle serait en ce sens plus « originaire » que la recherche du gain de plaisir et l’évitement du déplaisir. Elle aurait pour but la maîtrise rétroactive de l’excitation sous domination d’angoisse et la quête d’un sens qui n’aurait pu se constituer lors de l’expérience traumatique originelle.

Il me semble ainsi que l’on peut dire aussi que l’absence de sens correspondrait à une absence de liaison au moi : l’événement n’aurait pas trouvé sa place dans le moi. Plusieurs auteurs depuis ont développé cette idée, mais je ne citerai que les quelques références suivantes. Ainsi G. Deleuze607 proposait de penser ce qui se répète comme « un irrecommençable », autrement dit l’absence de ce qui aurait dû avoir lieu. Plus récemment, J.-B. Pontalis écrivait 608:

‘« Ce qui se répète (…) est ce qui n’a pas eu lieu, n’a pas trouvé son lieu et qui, n’ayant pas réussi à advenir, n’a pas existé comme événement psychique.» ’

Ceci serait particulièrement vrai pour la répétition des expériences originaires, non-liées, qui seraient demeurées inaptes aux processus secondaires. Les expériences traumatiques répétées, induites ou non saisies et transformées par l’objet-premier, seraient à l’origine de sentiments terrifiants, mais qui n’auraient pu être éprouvés comme tels, car à l’époque de leur survenue, le moi était trop immature, insuffisamment construit pour les lier et les intégrer. Ainsi constitueraient-ils des événements vécus mais non psychisés. Ce qui se répèterait, dans le cas des enfants de ma recherche, serait la façon dont ils n’ont pas été adéquatement sentis, portés, touchés, enveloppés physiquement et psychiquement par leur environnement premier. Chaque répétition serait la tentative de recommencer cette carence ou cette absence d’expériences sensorielles, et serait motivée, selon R. Roussillon609, par « l’absence de représentation de l’absence ».

Pourtant la répétition compulsive de productions hallucinatoires, qui contiennent néanmoins des représentations des expériences d’agonie subjective, de terreur, d’effondrement, désorganisation ou désintégration du moi, indiquent combien les sujets de ma clinique sont « fixés » aux traumatismes. En 1920, Freud indiquait que les réminiscences hallucinatoires reproduisant des scènes traumatiques signalent le mouvement d’une représentation inconsciente vers une représentation pré-consciente de l’expérience traumatique. L’hallucinatoire serait donc avant tout un mouvement vers la figuration et préfigurerait une tentative de symbolisation.

Voici deux exemples de ce phénomène, choisis parmi beaucoup, que j’analyserai ensuite :

Marie est née en Centre d’Accueil Mère-Enfant et a passé les premiers mois de sa vie d’abord avec sa mère, puis en pouponnière, après que celle-ci l’y eut laissée. Elle n’a été reconnue par son père qu’un an après sa naissance. Le couple n’était pas marié, et la famille de monsieur s’opposait vivement à cette relation passionnelle et hautement conflictuelle. Lorsqu’elle vivait avec sa mère, celle-ci sortait fréquemment du Centre Maternel en l’emmenant, pour retrouver le père. Celui-ci m’a raconté qu’ils se retrouvaient en général à l’hôtel, et que ces rencontres se déroulaient de la même façon la plupart du temps. Ils avaient des relations sexuelles puis ils se disputaient violemment, car il refusait de l’épouser. Pendant ces scènes, Marie était dans la chambre, parfois dans les bras de sa mère, qui criait ou pleurait. Monsieur et le personnel du Centre Maternel m’ont raconté que madame était très déprimée et très agitée à la fois. Elle passait par des états de surexcitation ou d’extrême agressivité pour retomber dans une apathie mélancolique ou des crises de larmes interminables. Il lui serait arrivé plusieurs fois de laisser tomber Marie, ou de la tenir « comme un paquet », sans ajustement tonico-postural, sans prêter attention aux pleurs ou autres manifestations de mal-être de Marie.

Depuis son arrivée dans sa famille d’accueil, à l’âge de 18 mois environ, Marie, qui a 7 ans aujourd’hui, se réveille systématiquement toutes les nuits en état de terreur nocturne. Elle hurle, debout dans son lit, les yeux écarquillés, pantelante et ruisselante de transpiration. Son assistante maternelle la décrit comme « hallucinée », ne paraissant pas la voir ni entendre ce qu’elle lui dit. En grandissant, son langage s’étant développé, Marie a pu dire ce qui la terrifie. Elle raconte qu’elle a « peur que Papa-Loup vienne la prendre pour l’emporter dans sa maison ». Elle dit qu’elle voit Papa-Loup dans sa chambre, qu’elle l’entend marcher dans la maison. Or dans la réalité, son père, qui ne l’a jamais rencontrée seule, n’a pas tenu de tels propos. Il ne s’est jamais rendu dans la famille d’accueil. Mais Marie a toujours exprimé les plus vives réticences à rencontrer son père. Les jours de visites médiatisées, elle était littéralement malade de peur : elle vomissait et faisait sur elle, elle cherchait à se détacher et à s’enfuir de la voiture, en ouvrant la portière même si le véhicule était en mouvement. En présence de son père, elle s’agrippait à son assistante maternelle, le fuyait, essayait de se cacher, demandait sans cesse à partir. Ce monsieur faisait pourtant beaucoup d’efforts pour ne pas l’effrayer, et rien ne semblait objectivement effrayant dans ses attitudes : il n’essayait pas de la prendre dans ses bras, ni même de la toucher, il lui parlait très doucement, lui apportait des jouets et des bonbons. Rien n’y faisait. Toutes les tentatives de séduction et d’apprivoisement que ce père a effectuées pendant plusieurs années ont échoué. Rien n’a apaisé ses craintes, rien n’a empêché qu’elle présente des troubles très importants après chaque rencontre : accroissement des troubles du sommeil, impossibilité de s’endormir seule, refus de s’alimenter et de boire pendant des jours, au point qu’elle a été plusieurs fois à la limite de l’hospitalisation, « crises » de violence explosive fréquentes, énurésie, encoprésie, procédés auto-calmants, écholalie. Je n’ai personnellement pas rencontré d’autre enfant qui présentait l’ensemble des caractéristiques que j’ai exposées et décrites dans le « champ de la recherche », avec une telle intensité et sur une telle durée.

Comment comprendre les crises de terreur nocturne et les hallucinations de cette enfant autour d’un Papa-Loup qui viendrait la prendre ? Il me semble qu’il faut les référer au principe d’envahissement par des réminiscences hallucinatoires des expériences traumatiques vécues lorsqu’elle assistait aux scènes violentes entre ses parents. Les cris, les mouvements, le contact avec les états émotionnels de sa mère et les défaillances du portage semblent avoir suscité en elle des sensations sources de terreur, dont les effets internes pourraient avoir déclenché des vécus d’agonie subjective. Mais ces vécus semblent avoir été isolés et non-psychisés. L’absence de représentation signifiante de ces vécus fait que leurs retours sous forme de traces mnésiques primitives, la confronterait à la perception de sensations « vides » de sens, ce qui est insupportable pour le psychisme. Celui-ci éprouverait donc la nécessité de produire quelque chose qui remplisse le « vide » et lie les traces sensorielles. Paraphrasant une formule célèbre de D.W. Winnicott610, on pourrait dire qu’il faudrait « produire une hallucination qui nierait l’hallucination ». Elle hallucinerait un père-rapteur pour ne pas halluciner des sensations de détresse précoce extrême, d’envahissement, de chute, de transpercement, etc… Entre les deux productions hallucinatoires subsisteraient toutefois des liens, perceptibles dans les points communs autour du fait d’être emportée, impuissante et terrifiée, de la figure du père. Celle-ci serait investie pas les réminiscences hallucinatoires du père qui participait aux scènes avec la mère. Enfin, je vois un lien entre les sensations de coupure, déchirure, transpercement de l’enveloppe, suscitées par les perceptions des cris des parents et par celles des excitations maternelles, et celles que pourraient causer les dents pointues et acérées du loup. Par ces blessures pourrait s’écouler la substance vitale, comme jadis elle avait eu la sensation que sa substance psychique et les parties de son self s’écoulaient par les déchirures de l’enveloppe.

Je ne reviendrai pas davantage sur le phénomène de répétition motivé par la quête de signification à visée d’inscription, de liaison, dans le moi des expériences précoces, car il me semble déjà avoir consacré plusieurs développements, ; j’aurai l’occasion de le ré-aborder dans le contexte des relations aux objets. L’exposé d’autres situations cliniques viendra alors nourrir ou illustrer les analyses que je proposerai. Toutefois je voulais quand même m’y arrêter à nouveau afin de repositionner mon questionnement vis-à-vis de la reproduction continuelle d’attitudes et de comportements inadéquats chez les enfants de ma recherche, cette fois hors champ hallucinatoire, semble-t-il.

En effet, la compréhension de la répétition continuelle des situations traumatiques dans laquelle sont pris ces enfants ne me semble pas pouvoir être réduite au seul échec des tentatives de lier, de maîtriser et d’ « abréagir » les expériences émotionnelles déplaisantes par la décharge. Elle ne me paraît pas uniquement imputable aux défauts de l’appareil psychique, empêchant le dégagement de la charge traumatique des expériences émotionnelles par modification des conditions internes qui donnent naissance à l’excès de tension. Il semble enfin exister encore un autre facteur que celui du redoublement du traumatisme passé dans l’expérience présente…

En explorant les comportements « habituels » et ceux où la violence a tendance à se manifester de façon paroxystique, j’ai pointé les effets de coupure vis-à-vis de la réalité externe comme de la réalité interne que semblent révéler les premiers, ainsi que les états de dissociation extrême dans lesquels les enfants qui déploient les seconds semblent plongés. La reproduction de ces comportements révélerait également la répétition de ces graves états de clivage, de dissociation, ainsi que des activités de déliaison, de coupure et d’isolation.

Freud y voyait la « marque du démoniaque » dans la pulsion, la tendance à la déliaison la plus absolue qui s’illustrerait dans la pulsion de mort.

Notes
605.

LAPLANCHE J., PORTALIS J.B., (1967), sous la direction de D. LAGACHE D., Vocabulaire de la psychanalyse, op.cit.

606.

FREUD S., (1920), Au-delà du principe de plaisir, op.cit.

607.

DELEUZE G., (1968), Différence et répétition, (1995), PUF, Paris

608.

PONTALIS J.- B., (2001), La chambre des enfants, in PONTALIS J.- B, L’enfant, Gallimard, Paris, pp. 7-17

609.

ROUSSILLON R., (1999), Agonie, clivage et symbolisation, PUF, Paris

610.

WINNICOTT D.W., (1975), La crainte de l’effondrement, in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, (2000), Gallimard, Paris, pp. 205-216