2.5.1 Un indice d’intrication : la pulsion d’évacuation

Avant d’examiner les aléas de l’intrication pulsionnelle chez les enfants de ma recherche, je propose de revenir succinctement sur ce phénomène.

Dans le cadre de sa dernière théorie des pulsions 611 , Freud postule l’intrication de deux courants pulsionnels :

  • le premier correspond aux pulsions de vie, l’Eros, et on y trouve la libido
  • le second correspond aux pulsions de mort, Thanatos.

La pulsion de mort serait la pulsion de la déliaison, tandis que la pulsion de vie serait la pulsion de la liaison. Le courant pulsionnel Thanatos s’opposerait à celui des pulsions de vie et tendrait à la réduction complète, drastique, des tensions internes en ramenant l’être vivant à l’état de non-être, à l’état anorganique. Les pulsions de ce courant serait initialement tournées vers l’intérieur et tendraient à l’auto-destruction de tout lien interne entre les différentes composantes de l’être. Les pulsions de vie, véhiculées par le courant énergétique de la libido, auraient pour mission de contrecarrer l’action de la pulsion de mort, en en dérivant les effets vers l’extérieur. Cette dérivation donnerait lieu à des pulsions dites « secondaires », telles que les pulsions d’emprise, les pulsions agressives et sadiques.

Freud indique 612  :

‘« Une autre partie ne suit pas ce déplacement vers l’extérieur ; elle demeure dans l’organisme où elle est liée libidinalement. » Freud y voyait l’origine de ce qu’il a nommé « le masochisme originaire »613. ’

Il écrit également un peu plus tard 614  :

‘« (…) nous n’avons presque jamais affaire à des motions pulsionnelles pures, mais sans exceptions à des alliages des deux pulsions dans des proportions diverses. »’

La mise en corrélation de ces points avec les comportements observés chez les enfants de ma recherche en contexte de tension, m’a amenée à formuler l’hypothèse que l’intrication pulsionnelle pourrait participer à la constitution de ce que l’on pourrait appeler une « pulsion secondaire d’évacuation ou de vidange».Elle résulterait de la rencontre de la pulsion de vie dans sa dimension d’auto-conservation avec la pulsion de mort dans sa dimension destructrice. Elle correspondrait à cette partie de la pulsion de mort « saisie » par la pulsion de vie pour servir l’auto-conservation.

Le processus suivrait le schéma suivant :

  1. Un stimulus  produirait un quantum d’excitation dont la propagation, court-circuitant l’activité de liaison du moi, et générerait un excès de tension, source de ressentis pénibles.
  2. Ceci produirait une instabilité interne intolérable qui éveillerait les pulsions de vie et de mort.
  3. Les pulsions d’auto-conservation auraient alors la double tâche de lier les excitations désorganisatrices afin de les amener à la liquidation, et de désamorcer l’action de la pulsion de mort ; ceci pour éviter la désorganisation, l’explosion intérieure sous l’effet combiné des excitations et du traitement drastique de celles-ci par la pulsion de mort.
  4. Les pulsions de vie se saisiraient alors d’une part de la charge de la pulsion de mort, la charge de destruction, de déliaison, pour détruire les liens avec l’expérience interne source de déplaisir et « décorporer », expulser hors de soi « partout et nulle part », dirait A. GreenGREEN A., (1990), op.cit., l’inassimilable perturbateur devenu ainsi du « non-soi », en ayant recours à l’agitation motrice. Les « bénéfices secondaires » retirés du côté des pulsions de vie pourraient être que par ce procédé, non seulement la pulsion de mort serait « apaisée » par une possibilité relative d’expression, mais qu’une forme de liaison a minima de l’expérience pourrait ainsi être produite dans l’activité musculaire.

Ce concept correspond-il bien aux critères de la pulsion ?

Il me semble que l’étude des comportements a permis d’admettre le caractère répétitif de l’évacuation.

  • La source de cette pulsion serait l’ensemble de l’organisme, car l’excès de tension interne se traduirait dans des ressentis pénibles éprouvés dans le corps entier.
  • Le but de cette pulsion serait de retrouver l’état de stabilité interne, en expulsant les éléments perturbateurs. Mais j’y vois un autre but, moins manifeste peut-être et plus aléatoire, mais qui participe au fait que j’ai pensé la nommer « pulsion d’évacuation ». Evacuer signifie en effet « mettre dehors », mais on emploie aussi ce terme dans le cadre de mesures de sauvegarde. En cas de danger, on fait « évacuer » la population pour la sauver de la destruction. Aussi, je postule que les forces de vie pourraient déclencher l’évacuation des éléments bruts inassimilables de l’expérience, afin de protéger l’espace interne des tensions perturbantes associées, mais aussi afin de conserver la possibilité de les récupérer dès que les conditions d’assimilation seraient remplies. La poussée de cette pulsion serait perceptible dans l’activité musculaire.
  • Enfin, l’objet de cette pulsion serait les affects bruts, issus des excitations, éléments  inassimilables et non-symbolisables.

Les impératifs du fonctionnement psychique paraissent satisfaits par ce biais, car la mise en œuvre de cette pulsion d’évacuation répondrait aux exigences des deux courants pulsionnels. Son activation pourrait ainsi refléter un genre de « compromis » qui traduirait une intrication minimale des deux courants.

Deux destins seraient alors possibles pour l’évolution de l’intrication – liaison – pulsionnelle, mais cela dépendrait de la qualité des interactions précoces.

  • Le premier destin serait celui de la poursuite de l’intrication, dans une relation d’équilibre relativement proportionnée entre les pulsions de vie et les pulsions de mort. Lorsque le bébé est confronté à une expérience émotionnelle désorganisatrice, la pulsion d’évacuation se mettrait en œuvre, mais l’expulsion des éléments  « partout et nulle part » rencontrerait l’intervention adaptée de l’objet premier. L’expulsion rencontrerait un contenant dans l’objet, le sein, et la capacité de rêverie transformatrice. Cette rencontre pourrait être favorisée par l’attraction qu’exerce l’objet sur le sujet, car celle-ci permettrait de vectoriser les forces psychiques en jeu en direction du contenant potentiel de l’objet. La « saisine » des éléments  par l’objet, l’enveloppement dans l’attention et les soins de celui-ci, offriraient une limitation et une stabilisation des expériences émotionnelles qui autoriseraient le travail psychique de mise en représentations du vécu. Ainsi, un fonctionnement mental d’abord instable, chaotique, turbulent, sans forme représentable, qui semble correspondre au débordement du système pare-excitations décrit par Freud, peut-il trouver dans les interventions de l’objet, des points d’équilibration dynamiques. On connaît la suite.
  1. Il me semble que l’intervention de l’objet premier participerait ainsi également à la contenance et à la circonscription de l’activité de la pulsion de mort et viendrait nourrir et faire évoluer la pulsion d’auto-conservation. En effet, l’intervention adéquate de l’objet premier ouvrirait de nouvelles perspectives de soulagement que celle de la réjection, ou expulsion-destruction des éprouvés sensoriels, voire, dans les cas extrêmes, de tout réceptacle, et de l’instance psychique susceptible de les ressentir. On a vu comment l’intervention de l’objet, se saisissant des éléments projetés, les transforme, les détoxifie et les restitue sous une forme assimilable et enrichissante. Ce faisant, il répondrait au second des buts de la pulsion d’évacuation que j’annonçais tout à l’heure : évacuer pour sauvegarder, dans l’espoir de pouvoir les réintégrer, les éléments de l’expérience. Je reviendrai sur ce point un peu plus loin.
  2. Il ressort aussi que les interventions adéquates de l’objet premier « nourrissent » la pulsion d’auto-conservation et la libido, en définissant et permettant l’identification de ce que sont les besoins primaires (faim, soif, attachement, par exemple) et simultanément ce que sont les réponses à ces besoins (être rassasié, être propre, avoir chaud, être rassemblé, tenu, être en sécurité, etc…). L’intervention de l’objet autorise enfin la découverte de la satisfaction, du plaisir… Il me semble que ces découvertes viennent ainsi alimenter l’énergie libidinale, grâce à la conception de l’intérêt à « être » et à « se sentir un être ressentant ». De cette façon, il peut se produire un nouveau compromis existentiel, se fondant sur l’équilibre des sensations de plaisir et de déplaisir, que l’on pourrait formuler ainsi : certes il est souvent pénible d’être un être ressentant le déplaisir et la tentation de retour à l’état de non-être est alors très forte, mais il est aussi agréable d’être un être ressentant le plaisir tempéré qu’offre l’investissement de soi et du monde. Ce compromis n’est jamais acquis, il peut sans cesse être remis en question par les expériences, en particulier traumatiques, du sujet. Mais s’il est présent de façon régulière et majoritaire dans le vécu précoce des enfants, ceux-ci peuvent acquérir cette « confiance de base » qui pourra leur permettre de survivre aux aléas ultérieurs de l’équilibre.
  3. Lorsque l’équilibre l’emporte dans l’expérience du sujet, et qu’il n’est pas sans cesse en position défensive, il est capable de maintenir une motivation au développement, en particulier de sa vie psychique. Il peut être motivé pour l’investissement du monde, d’autrui, de ses propres capacités et ainsi développer ses compétences. La pulsion d’auto-conservation devient « la pulsion d’auto-conservation qui a rencontré l’objet soignant et aimant » ; elle peut prendre alors bien d’autres dimensions, elle n’est plus uniquement au service de l’expulsion, elle peut servir l’intégration, l’activité de liaison du moi. Le sujet vivra alors des « micro-traumatismes » qui imposent un travail psychique structurant, et qui participent au développement. En termes de « micro-traumatismes », je pense à ceux que la réalité de l’objet premier, même le plus attentif, disponible et adéquat, fait nécessairement vivre au bébé. Je pense aux micro-expériences de discontinuité, de rupture, aux expériences de séduction, d’attraction, traumatiques présentes dans la séduction narcissique la plus normale ou encore à celles induites par la violence de l’interprétation du monde imposée, qu’a décrites P. Castoriadis-AulagnierCASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), op.cit.. S. Ferenczi postulait même que les « chocs » les plus intenses pourraient être surmontés « sans amnésie ni suites névrotiques, si la mère est bien présente, avec toute sa compréhension, sa tendresse, et ce qui est plus rare, une totale sincérité. »FERENCZI S., (1931), Analyse d’enfants avec les adultes, op.cit., p.108
  • Le deuxième destin relève d’une autre situation : lorsque l’équilibre est mis à mal dans l’expérience du sujet, en particulier l’expérience précoce, et que les expériences sources de déplaisir et de détresse extrême l’emportent, produisant des effets de désintrication pulsionnelle. Au-delà de l’effet directement traumatique des perceptions d’un environnement premier intrusif et excitant, et de ses effets internes chez le sujet, il faut pouvoir penser dans le même temps au fait que la rencontre avec l’objet soignant-aimant que j’ai décrite, et ses effets, ne se sont pas produits. D. W. Winnicott incitait ainsi à penser aussi la clinique à partir de la formulation qui renvoie au vide et à la solitude : « Rien ne se passe, alors que quelque chose d’utile aurait pu se passer »618.

Nous allons voir comment, dans ce cas, la seconde des finalités de la pulsion d’évacuation semble disparaître, comment les activités de désinvestissement, de déliaison et de destruction de la pulsion de mort paraissent avoir champ libre. Le seul enjeu qui subsisterait serait alors l’abrasion totale des perceptions d’excitation, de tension, de manque et de besoin, des sensations de déplaisir associées et, par extension, de tout support psychique susceptible de les amener au statut d’éprouvé. Ce phénomène, dont on peut observer les manifestations les plus extrêmes dans certaines pathologies graves, a pu amener certains auteurs 619 à penser l’autoconservation comme faisant partie de la pulsion de mort générale. Je me contenterai de citer cette idée que je n’ai pas personnellement retenue.

Notes
611.

FREUD S., (1938), Abrégé de psychanalyse, (1967) 5ème édition PUF, Paris

612.

FREUD S., (1924), Le problème économique du masochisme(p.16), in Œuvres complètes, Tome 2 (1923-1925), (1992), PUF, Paris, pp. 11-23

613.

Je n’ai pas le loisir de développer ce point ici, aussi je me contente de le signaler. Je reviendrai sur le thème du masochisme plus loin, in chapitre 3 § 3.3.2.3 « Configurations du traitement des expériences de culpabilité et d’angoisse dans le lien à l’objet externe »

614.

FREUD S., (1926), Inhibition, symptômes, angoisses, op.cit., p. 39

618.

WINNICOTT D.W., (1975), La crainte de l’effondrement, op.cit., p. 42

619.

Voir notamment SCHMIDT-HELLERAU C., (1995), Survivre dans l’absence : pulsion de conservation et pulsion de mort : de leur rapport et de leur valeur clinique eu égard au trauma et à la psychopathologie grave, in Journal de la Psychanalyse de l’enfant, n°18, reprise du Colloque de Monaco Destins de la violence, Bayard, Paris, pp. 555-580