Dans la lignée et l’esprit des considérations précédentes, je voudrais revenir un instantnt sur les idées de O. Kernberg 620 , que j’ai évoquées lors de la présentation du champ de la recherche 621 , quant aux conditions de constitution des différentes instances ça, moi et surmoi, ainsi que de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, à partir de l’intégration de différentes constellations de relations d’objet internes. Dans ce modèle, le ça est considéré comme le produit total des relations d’objet primitives refoulées, désirées et craintes.
Il me semble qu’on peut y percevoir un développement du point de vue de Ferenczi 622 , à partir du principe d’inscription des expériences précoces à forte charge affective dans l’inconscient du sujet. Ces expériences répétées seraient liées et fixées dans les structures mnésiques précoces, d’unités de représentations de soi et de l’objet, et participeraient alors à la formation des processus pulsionnels 623 . L’intégration progressive des expériences affectives agréables, idéalisées, « entièrement bonnes » de la mère, aux significations érotiques inconscientes injectées au travers de ses messages « énigmatiques », alimenteraient le courant énergétique libidinal des pulsions de vie, tandis que les expériences paroxystiques de douleur, de rage et de peur, notamment, génèreraient des unités « entièrement mauvaises » et constitueraient la pulsion de mort. Ces expériences paroxystiques semblent être chargées d’un quantum d’excitations très important, effractif, mettant en échec l’activité de liaison du moi. Ainsi prendraient-elles un caractère traumatique, et la répétition des impressions très fortes qu’elles produiraient, permettrait leur inscription profonde, selon des frayages immuables. Ceux-ci dessineraient des « cartes routières » qui participeraient à la constitution, on l’a vu, des modèles internes opérants du traitement de l’expérience.
La répétition d’expériences traumatiques de douleur, de détresse et de rage non-régulées et apaisées par l’objet-environnement viendrait donc « nourrir » la pulsion de mort. A. Green 624 paraît partager cette vision lorsqu’il émet des réserves vis-à-vis de la théorie freudienne d’une pulsion « originaire » destructrice. Il semble qu’il ne mette pas en doute le caractère originaire de la pulsion de mort, mais qu’il ne croie pas en l’idée selon laquelle la fonction autodestructrice de la pulsion de mort s’exprimerait primitivement, spontanément et automatiquement. Même si elle apparaissait de façon très précoce, elle s’exprimerait en réaction défensive à des vécus catastrophiques, générés par la rencontre avec le réel interne, somatique en particulier, et le réel externe, sachant que le jugement d’attribution de la source des ressentis pénibles n’est pas encore efficient au premier stade du développement.
Ainsi, comme S. Ferenczi, puis D.W. Winnicott, A. Green confère un rôle prépondérant aux interventions et non-interventions de l’objet-premier environnement, dans la constitution de la fonction auto-destructrice de la pulsion de mort. J. Bégoin 625 va encore plus loin dans ce sens, en développant une position extrême où il dénonce l’usage théorique et technique de la pulsion de mort. Je cite cette position, bien que je n’y adhère pas complètement : cet auteur postule en effet que les défaillances de l’objet premier, en termes de réception et de contenance des projections du sujet, entraînent les parties correspondantes de la personnalité de celui-ci à être le siège d’une souffrance psychique qui prend la forme du désespoir. Ceci produirait un « noyau de désespoir », en relation avec les parties du self infantile qui n’auraient pas trouvé les conditions suffisamment bonnes nécessaires à leur développement ; autrement dit, les parties traumatisées du self qui auraient éprouvé l’Hiflosigkeit. Ainsi, J. Bégoin postule que ces parties non-développées, « non-nées » de la personnalité seraient la source du désespoir 626 .
Les expériences traumatiques répétées, induites ou non saisies et transformées par l’objet-premier, seraient ainsi à l’origine de sentiments terrifiants d’annihilation, d’effondrement, d’incompétence et d’impuissance mais aussi de rage extrême. Ceux-ci susciteraient des vécus de dévitalisation ou de mort psychique, des sensations de gouffre et de chute sans fin dans l’abîme, ou d’explosion. En 1931, S. Ferenczi écrivait à propos de certains de ses patients qui « revivaient » ces états 627 : « Si nous parvenons à établir le contact, même dans ces stades, nous apprenons que l’enfant qui se sent abandonné, perd pour ainsi dire tout plaisir de vivre ou, comme il faudrait le dire avec Freud, retourne l’agression contre sa propre personne. »
La haine serait une élaboration de la rage liée aux relations d’objet « toutes mauvaises » et persécutoires. L’affect primaire de rage s’élaborerait en affect secondaire de haine, au travers des relations d’objet. L’affect de haine comprendrait dans ses formes les plus primitives le désir non seulement de détruire l’objet, mais encore de détruire jusqu’à la conscience de la relation avec l’objet haï, et, profondément, de détruire le moi en tant qu’organe de perception de la haine. En cela, il serait au service de la défense contre les éprouvés de douleur traumatiques déclenchés par la rencontre avec l’objet. J’y reviendrai plus en détail un peu plus loin. J’ai déjà proposé des illustrations des explosions de rage incontrôlables qui emportent les enfants de ma recherche, mais nous verrons d’autres exemples des manifestations concrètes des affects de rage et de haine dans leurs relations aux objets. Pour l’heure, je souhaite poursuivre l’étude des expressions et des effets internes de l’activation de la pulsion de mort.
KERNBERG O., (1998), Relations d’objet, affects et pulsions : vers une nouvelle synthèse, in Les liens, Journal de la psychanalyse de l’enfant, 23, Bayard, Paris, pp.21-39
Voir supra in chapitre 1 § 1.3.3 « Affects etrelations d’objet »
FERENCZI S., (1929), L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort, op.cit.
Je m’intéresserai plus en détail un peu plus loin à la qualité des objets internes constitués, chez les sujets de ma clinique, à partir des expériences issues des interactions précoces. Voir chapitre 3 § 3.3.1 « Etude des relations aux objets internes et leurs effets »
GREEN A., (1984), Pulsion de mort, narcissisme négatif, fonction désobjectalisante, in La pulsion de mort, (1986) PUF, Paris
BEGOIN J., (1989), La violence du désespoir ou le contre-sens d’une pulsion « de mort » en psychanalyse, in Revue Française de Psychanalyse, 2, pp. 619-641
Si je souscris tout à fait à ce point de vue, la seconde partie du raisonnement de J. Bégoin me paraît plus discutable : il indique que ce serait selon lui ces parties-là qui se manifesteraient par un fonctionnement destructeur pour le reste de la psyché, tant qu’elles n’auraient pas trouvé d’objet contenant. Ces parties seraient des parties du psyché-soma en quête de contenant, et non des manifestations d’une pulsion de mort ou d’une envie primaire.
FERENCZI S., (1931), Analyse d’enfants avec les adultes, p.108, in Œuvres Complètes - Psychanalyse 4, (1982), Payot, Paris, pp. 98-112