2.5.3.1 Pulsion de mort et mécanismes de défense dans le contexte de répétition des traumatismes relationnels précoces : déni et désinvestissement

Nous savons que le facteur principal de la phylogénèse de l’espèce humaine, plus actif que chez la plupart des autres espèces, est une fabuleuse capacité d’adaptation en vue d’assurer la survie. Il semble qu’on retrouve ce principe au niveau ontogénétique. Lors des stades précoces de son développement, là où sa perméabilité et sa vulnérabilité à son environnement sont extrêmes et où son fonctionnement psychique est le plus malléable et le plus impressionnable, l’être humain est capable de développer toutes sortes de mécanismes pour se protéger, atténuer l’impact des expériences traumatogènes et survivre, sans trop souffrir, dans le contexte où il se trouve, quel que soit son degré d’hostilité. Ainsi, pour des sujets qui se sont développés dans un contexte hostile et ont été contraints de s’y adapter pour survire, celui-ci est devenu familier. Leur mode de fonctionnement psychique est fait pour lui. Ils disposent de tout un corpus de représentations qui permettent de l’appréhender, et de mécanismes de défense pour s’en protéger. Mais dans les cas extrêmes, notamment lorsque la confrontation à ce contexte hostile excède une certaine durée, et qu’il se crée un déséquilibre entre les expériences qui alimentent les pulsions de vie et celles qui nourrissent la pulsion de mort, au bénéfice de cette dernière, des processus qui servaient la protection et la survie peuvent dégénérer pour aboutir à la mutilation et à l’auto-destruction.

On perçoit particulièrement cette dimension lorsque le contexte hostile dans lequel les mécanismes de défense adaptatifs s’étaient déployés disparaît et qu’on se rend compte que les sujets non seulement se trouvent complètement désorganisés par ce nouveau contexte, mais ne sont plus en état de s’y adapter. Dans ce cas, un contexte adapté et favorable est d’abord pour eux quelque chose d’inconnu, d’étrange, et donc d’effrayant : ils ne disposent d’aucune représentation adéquate pour l’appréhender ; ils ne connaissent pas les « codes » qui le régissent et leurs mécanismes de défense, autrefois efficaces, semblent participer à leurs difficultés d’adaptation. Tous leurs repères laissent place au vide, toutes les représentations du monde et d’eux-mêmes semblent devenir obsolètes et leur construction identitaire se trouve gravement menacée. Cela risque de leur faire une grande violence et de les faire souffrir. En cela, le « bon « environnement deviendrait hostile, dans leur représentation, de par ses qualités mêmes, et risquerait, on l’a vu, de faire vivre à ces enfants une nouvelle expérience traumatique ; d’une part parce que la quantité d’excitation et de tension générée par sa rencontre leur procurerait serait totalement ingérable et effractive, d’autre part parce que cette expérience leur ferait percevoir l’inadéquation de leur fonctionnement et de leur système de représentation, ainsi que les mutilations de leur moi. Ceci réactualiserait les vécus de détresse et d’impuissance précoce et serait absolument insupportable du point de vue narcissique.

Ainsi le contexte reprendrait-il un caractère hostile et potentiellement traumatogène : les expériences relanceraient l’activité de la pulsion de mort et justifieraient à nouveau les mécanismes de défenses habituels.

Nous verrons ce que cela génère dans l’actuel de leurs relations un peu plus loin, mais afin de comprendre ce phénomène pathologique et surtout comment les mécanismes de défense constitués précocement y participent, il serait opportun d’étudier d’abord les ressorts de leur constitution ainsi que leurs motivations.

L’activation de la pulsion de mort et des mécanismes de défense semble avoir des effets positifs et nécessaires : l’activité et le développement psychiques nécessitent des moments de désinvestissement des réalités, afin de permettre les phénomènes de repos et de reprise appropriante, ou encore pour se protéger contre l’hypersensibilité et le désespoir. Le clivage et le déni sont considérés comme des processus normaux dans des contextes de contrainte et de difficulté émotionnelle intenses, en particulier à certains stades du développement. Ils peuvent fournir aux enfants une réaction primaire de défense qui leur permet d’éviter l’impact désorganisateur d’informations effrayantes reçues lors d’états émotionnels paroxystiques, et ainsi de survivre à des expériences qui sans cela seraient insurmontables. Les informations reliées à ces expériences ne seraient pas « enregistrées » avec les autres, on l’a vu, mais traitées «à part ». Elles seraient enregistrées d’abord comme des données sensori-motrices et « sensori-affectives » dans la mémoire procédurale, et seraient très résistantes aux modifications ultérieures.

De même, on pense au temps d’arrêt de la socialisation, de repli narcissique, de repos, de sommeil. A. Green 629 , on l’a vu, propose une modélisation du narcissisme primaire comme une structure constituée par les pulsions de vie et les pulsions de mort, qui offrirait deux visages, comme la figure mythologique de Janus, l’un tourné vers la vie, l’autre vers la mort.

Mais nous avons vu 630 comment les effets de la pulsion de mort peuvent s’exprimer de façon pathologique, parce qu’extrême. Lorsque les énergies au service des pulsions de vie ne sont pas suffisamment puissantes pour contrecarrer et dériver son action, lorsque l’équilibre des forces des deux courants pulsionnels n’est pas respecté et qu’ils se désintriquent, c’est la face du Janus narcissique tournée vers le « non-être » qui prévaudrait. A. Green parle alors de « narcissisme négatif » ou « narcissisme primaire absolu », qui voudrait le « repos total et éternel », mimétique de la mort. Il rappelle que D.W. Winnicott citait volontiers à ce propos le vers du poète Keats :

‘« Half in love with easeful death / presque amoureux de la mort tranquille ».’

On en perçoit les manifestations pathologiques dans les dépressions graves, la mélancolie, mais également dans les pathologies autistiques « pures », ainsi que, du point de vue de F. Tustin631, lors de l’investissement de la position et du mode de fonctionnement autistique dans d’autres type de pathologies. J’ai indiqué comment il m’a semblé percevoir cette tendance au phénomène de repli narcissique extrême et pathologique dans certains comportements des enfants de ma recherche. J’ai tenté de montrer comment ils pouvaient être saisissables dans des comportements qui ne sont pas forcément caractérisés par les signes généralement associés à la mort, tels que l’immobilité, le silence, etc… mais plutôt, de façon apparemment paradoxale, par le mouvement, l’agitation motrice, la sur-activité musculaire et vocale. Ils n’en demeurent pas moins déployés pour servir le désinvestissement. La mobilité et la production sonore excessives, utilisées à visée défensive, ne seraient pas là alimentées par la libido, mais plutôt par le courant énergétique correspondant à la pulsion de mort.

M. Boubli 632 relève également l’activité de la pulsion de mort dans la majorité des procédés auto-calmants et dans l’autosensorialité, qui impliquent l’emprise et la neutralisation.

Personnellement, j’ai pu évoquer le principe d’ « agitation de désinvestissement ». J’ai indiqué comment les comportements d’agitation me semblent correspondre à une double motivation, d’une part de protection par évitement de perceptions qui déclencheraient des excitations traumatiques, d’autre part de « mise en état de non-pensée », soit d’évitement de l’activité de pensée, de représentation.

J’ai également mentionné que l’état de non-pensée me paraît relever du repli narcissique : tout semble se passer comme si l’impératif de représenter les différents états, corporels et/ou émotionnels, était source de perturbation et susciterait une haine radicale. Cette haine concernerait toute activité de représentation dont l’entrée en action, rendue inévitable de par sa liaison avec le corps, induirait la perception d’un état de besoin, de tension, de déplaisir ou de terreur. Ce phénomène renverrait au paradoxe du fonctionnement psychique et de son rapport au plaisir et au désir. Selon P. Castoriadis-Aulagnier, le psychisme nourrit une grande ambivalence vis-à-vis de ses propres productions. La représentation et l’activité de représentation sont sources à la fois de plaisir et de déplaisir, car si elles procurent du soulagement, donc du plaisir, elles sont toujours la réponse à un impératif, déclenché par un besoin. La représentation est donc indissociablement liée au besoin. Son existence même rappelle le besoin. Ce phénomène a ainsi inspiré à P. Castoriadis-Aulagnier ces belles formules 633  : « L’état de plaisir qu’elle (l’activité de représentation) induit recouvre la perception d’un expérimenté que l’on fuit : l’amour que l’on porte à la représentation est l’envers, mais aussi le corollaire, de la haine que l’on porte au besoin en tant que témoin de l’existence d’un espace corporel autonome. Tout surgissement du désir de représenter a sa source dans le désir de forclore la possible irruption du besoin et de ce dont il témoigne : dès lors le désir lui-même risque, paradoxalement, de se découvrir désirant d’un état qui le rendrait inutile et sans objet. Le désir de ne pas avoir à désirer est une visée inhérente au désir lui-même. »

On retrouve ici le conflit d’intérêt entre moi-narcissique et moi-réalité décrit par C. Athanassiou-Popesco 634 , que j’avais présenté plus haut 635 . Pour les enfants de ma recherche ce conflit serait d’une telle ampleur qu’il produirait un premier niveau de clivage du moi, entre moi-narcissique et moi-réalité. La recherche m’a amenée à penser que, chez les enfants qui ont vécu des traumatismes relationnels précoces répétés, la perturbation du lien d’interdépendance et de l’équilibre entre les deux polarités d’investissement du moi est très importante : le moi-narcissique ne peut se « prolonger » et se spéculariser dans le monde afin de se le rendre familier. Ainsi le moi-réalité et ses investissements deviennent les « ennemis » du moi-narcissique, la réalité est haïe et le retrait narcissique la seule réponse défensive à l’expectative de la persécution perceptive et représentative. La carapace narcissique isole le moi qui devient impénétrable par les éléments issus de la constitution « secondaire » des liens effectués par le moi-réalité. Le noyau narcissique affirme et protège son existence à travers une mutilation du fonctionnement du moi-réalité Mais ne pouvant se nourrir que de sa propre substance, il connaît alors un appauvrissement considérable, associé à la stagnation de sa dynamique de développement.

Le désinvestissement semble être la marque de l’activité de la pulsion de mort. Si P. Castoriadis-Aulagnier 636 et A. Green 637 définissent la pulsion de mort par le désinvestissement du désir et de l’objet, la désobjectalisation, une autre caractéristique serait la destructivité.

Pour P. Castoriadis-Aulagnier, la pulsion de mort induirait une activité de destruction interne. Elle écrivait  638 :

‘« Toute victoire de la pulsion de mort comporte un « trou », un « rien », dans cet ensemble d’objets qui constituaient le capital représentatif du sujet, et dans l’ensemble des supports dont pouvait disposer son capital libidinal. (…) Le but ultime de la pulsion de mort serait la disparition de la totalité des supports dont l’investissement est conjointement la manifestation, l’exigence et le but, des pulsions de vie et des pulsions sexuelles. ». ’

Le résultat serait ainsi la désintrication pulsionnelle, qui rendrait compte des effets mortifères qui visent le sujet, mais, nous le verrons 639 , pas seulement lui. Les cibles des attaques de la pulsion de mort seraient ainsi les supports de la libido, de la capacité de liaison et de représentation ; on peut évoquer aussi la capacité de penser, d’effectuer des liens dans le sens proposé par Bion. Nous verrons un peu plus tard comment celui-ci a également pensé le négatif de travail de liaison, en proposant le modèle des « anti-liens »640.

P. Castoriadis-Aulagnier explique ce phénomène en se référant aux deux polarités d’expression du désir chez le même sujet : d’un côté le désir d’investir le monde et surtout d’incorporer l’objet, sources de plaisir, et de s’investir soi-même, à partir d’une identification à la représentation de « soi investissant et incorporant l’objet-source du plaisir ». Autrement dit, s’investir soi-même comme source de plaisir, exactement « capable de se faire advenir le plaisir ». A l’opposé, se trouverait le désir d’autonéantisation, qui suivrait le même principe, mais « en négatif » : désir de désinvestir et de « néantiser » le monde et l’objet, sources de déplaisir, et de se désinvestir, de s’autonéantiser, de s’autodétruire soi-même, identifié à la source de déplaisir. En effet, la psyché serait obligatoirement informée et tenue de représenter tout état émotionnel interne et cause de cet état. Dans le cas d’un état de déplaisir, empreint de ressentis de détresse, de besoin et d’angoisse, la psyché devrait donc nécessairement représenter cet état. Pour la pulsion de mort, elle y serait alors identifiée. « L’instance qui se spécularise dans le représenté se contemple comme source engendrant sa propre souffrance, c’est alors cette image d’elle-même qu’elle vise à détruire. (…) Le déplaisir a comme corollaire et comme synonyme un désir d’auto-destruction, première manifestation d’une pulsion de mort qui voit dans l’activité de représentation en tant que forme originelle de la vie psychique, la tendance contraire à son propre désir de retour à l’avant de toute représentation. », écrivait P. Castoriadis-Aulagnier 641 .

Ainsi les enfants de ma recherche, dépourvus de capacités de transformation des stimuli et de régulation de la tension que leur perception suscite, n’auraient d’autre remède que de mutiler leur appareil psychique pour tenter de ne pas représenter ce qu’ils peuvent difficilement s’empêcher de percevoir, malgré toutes leurs stratégies d’évitement. Cette politique de « terre brûlée », radical système psychotique « anti-pensée », qui porte le déni à son expression maximale, serait leur seule alternative au débordement par l’angoisse. Mais cette solution extrême semble avoir des implications pathogènes : d’abord parce que cette mutilation ne se fait pas sans douleur, ensuite parce qu’elle supprime la possibilité de récupération des éléments évacués-projetés dans l’environnement. L’activation de ce système de défense risque donc de priver ces sujets de la seule issue positive, car même si leurs projections rencontrent un objet adéquatement réflexif, capable de recevoir, de transformer et de restituer les projections sous une forme assimilable, celles-ci risquent de ne pas trouver d’appareil psychique en état de les accueillir et de les intégrer.

Voici une reproduction d’un texte que Damien avait adressé à son éducatrice peu de temps après la période correspondant à la séquence que j’ai rapportée précédemment 642 . Il tentait ainsi de répondre à nos invitations à penser et à partager avec nous ce qu’il ressentait à ce moment, signe qu’il allait mieux. Je précise que l’emploi du terme « travailler » chez Damien recouvre toute forme d’activité de pensée. Selon la même logique, « entraîner » correspond à « s’exercer à penser ».

‘« La colère
J’ai de la colère car on m’entraîne trop ou pas assez
J’ai aussi plein d’autres colères de ce genre
Comme quand c’est dur.
Mais je n’aime pas arrêter le travail trop tôt
Punaise
J’en ai assez de ne pas travailler assez
(j’en ai assez) beaucoup, très beaucoup
(travailler) même pas assez,
pas du tout
même pas du tout,
rien, rien
RIEN du tout
Rien
Trop rien
Trop pas
Mais ça me met en colère. »’

Il me semble que ce texte exprime de façon très touchante, et manifeste, dans sa forme hâchée et « décousue », à la fois l’attaque haineuse, subie de l’intérieur contre les liens psychiques et les processus de pensée, et les ressentis de « trop de vides », des « riens » évoqués par P. Castoriadis-Aulagnier, et enfin la souffrance issue de la lutte désespérée, engagée contre ses forces destructrices internes.

Noé avait s’était aussi plaint un jour à son éducatrice qu’il avait le sentiment de « tout oublier » et de ne pas arriver à réfléchir. Il avait formulé ainsi son aspiration : « Je voudrais avoir une machine dans la tête, comme ça, je me rappellerais de tout, mais je ne serais pas triste. » Il me semble qu’on perçoit ici les secrets désirs de contrôle des informations et des affects, dans le fantasme de machine qui enregistre tout, ne « perd » rien, mais ne souffre pas car ne ressent pas les émotions. Comme si seul le fait de retenir tous les fragments d’information et d’expérience pouvait garantir un sentiment continu d’exister.

Notes
629.

GREEN A., (1983), op.cit., p.287

630.

Voir supra chapitre 2 § 2.1.3. « Pathologie du narcissisme, défenses narcissiques et troubles du lien à la réalité »

631.

TUSTIN F., (1990), Autisme et protection, (1992) tr.fr. Le Seuil, Paris

632.

BOUBLI M., (2002), op.cit., p.74 et 78

633.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), La violence de l’interprétation, op.cit., p. 51

634.

ATHANASSIOU-POPESCO C., (1998), Les fondements narcissiques de la restauration du lien, op.cit.

635.

Voir chapitre 2 § 2.1.3 « Pathologie du narcissisme, défenses narcissiques et troubles du lien à la réalité »

636.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1982), Condamné à investir, in Un interprète en quête de sens, (1991) Payot, Paris, pp. 239-263

637.

GREEN A., (1984), op.cit.

638.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1982), op.cit., p. 245

639.

Je reviendrai sur ce point lorsque je traiterai des phénomènes qui incluent l’objet, en particulier de celui des attaques de la capacité de pensée de l’objet. Voir chapitre 3 § 3.2.4.4 « Analyse des ressentis »

640.

BION W.R., (1962), Aux sources de l’expérience, op.cit.

641.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), op.cit., p. 50-51

642.

Voir chapitre 2 § 2.4.2 « Applications à l’analyse clinique »