Chez l’être humain plus que chez toute autre espèce vivante, il existe une multitude de signaux corporels, gestuels, vocaux et vestimentaires, qui ont valeur de communication à autrui. Ils sont censés être communs à tous les membres d’un groupe social et/ou culturel, et servir à transmettre les dispositions dans lesquelles se trouve celui qui les arbore, vis-à-vis de celui à qui ils sont adressés 669 . Il existe plusieurs sortes de supports à l’activité de communication et nous disposons de plusieurs organes récepteurs : la vue bien sûr, mais également l’ouïe et l’odorat, bien que nous l’utilisions moins que d’autres espèces. Je ne peux pas étudier tous les registres des vecteurs de la communication humaine car explorer toutes les formes d’émission et de réceptions seraient trop long et n’apporterait rien, me semble-t-il à mon propos.
Afin de présenter le modèle qui suit, j’ai choisi de me servir des signaux qui concernent la vision, et de ne pas développer ce qui concerne les signaux vocaux, qui touchent l’audition, mais il me semble que, dans le registre que je veux étudier, ils relèvent du même principe.
Le visage humain, doté d’une mobilité extraordinaire est capable de traduire par des variations infimes des positions des sourcils, des lèvres, de la bouche, etc., une palette infinie d’humeurs et de dispositions. On a coutume de dire d’ailleurs que le visage est « le miroir de l’âme ». Mais le corps entier participe souvent à la communication. Il existe un grand nombre de postures, d’attitudes et de gestes par lesquels nous exprimons, consciemment ou inconsciemment, nos états et intentions. La peur, la tension, la colère, la joie, la méfiance, l’étonnement produisent des postures et mimiques singulières. Les intentions de séduction, de soumission ou de domination sont également transmises par des signaux spécifiques. Certains sont involontaires et échappent au contrôle conscient, d’autres sont produits délibérément. Il s’agit de ceux qui sont les plus codifiés et influencés par la culture. Il nous suffit en général d’observer la posture, l’attitude et les gestes de notre interlocuteur pour connaître son état et ses intentions. A condition, bien sûr, d’avoir le « code » qui permet de les déchiffrer.
Ces potentialités de variations, en particulier celles qui concernent le visage, sont présentes dès l’orée de la vie, mais elles s’organisent et se complexifient jusqu’à la maturité des sujets, grâce aux capacités d’apprentissage par mimétisme hors du commun des petits d’homme. De même, la voix humaine présente les mêmes qualités et les mêmes fonctions. Les productions vocales, en particulier le langage, suivent le même développement, dans le même objectif. Les cris, le jargon, la prosodie, le langage verbal enfin, sont rapidement organisés afin de servir à traduire des informations, à des fins d’appel, de transmission et de partage. La plupart d’entre elles, en particulier lors des premiers temps de vie, concernent des états émotionnels et des intentions. Mais revenons au champ de la vision et des signaux corporels et gestuels…
Le sourire est particulièrement significatif d’un processus de construction de signal à visée de communication.
Il commence dès les premières semaines de vie, mais au départ il n’a aucune direction particulière. Toutefois, il représente rapidement une réaction particulière à certains stimuli, dont ceux qui émanent de l’objet premier. Selon D. Morris, le sourire est le signal qui aurait remplacé les conduites de cramponnement de nos ancêtres primates. Ils se seraient mis en place lors des interactions précoces pour favoriser les cramponnements du bébé à la mère : le bébé humain qui ne peut pas se cramponner à une fourrure maternelle devrait développer une stratégie pour retenir sa mère auprès de lui. Il devrait donc la séduire. Le sourire du bébé deviendrait progressivement une conduite de séduction de la mère pour la retenir et pouvoir s’y cramponner du regard ou motiver le portage. Naturellement, il s’agirait d’une conduite à double sens et le bébé l’apprendrait par imitation. Il imite le sourire de sa mère pour déclencher du plaisir chez elle, car il a précédemment « enregistré » que lorsque sa mère éprouve du plaisir et lorsqu’elle veut entrer en contact avec lui, elle sourit. Ainsi le sourire serait une invitation au contact, initiée à l’origine par la mère. Le principe interactif semble fonctionner parfaitement, car les mères sont généralement ravies lorsque leur bébé leur sourit et elles sourient habituellement en retour. Le sourire participerait donc fortement aux processus d’attachement. Mais il semble en aller de même avec toute une série de mimiques faciales et de postures corporelles, que je n’ai pas le loisir de détailler ici.
L’autre point important à considérer est qu’en plus de ses formidables capacités d’imitation, le bébé dispose d’une sensibilité extrême à l’état émotionnel de son objet premier, en particulier aux variations des niveaux d’excitation. Nous avons vu que, s’il n’est pas lui-même envahi par un état émotionnel paroxystique, il est capable très tôt de discrimination fine, de réaliser des abstractions et d’en déduire des représentations. L’ensemble fait que le bébé est rapidement capable d’associer une expression du visage et une posture corporelle à un état émotionnel. Il en va de même, faut-il le préciser, pour les productions vocales : le bébé associe tout aussi rapidement un rythme, une qualité sonore de la voix à un état émotionnel, chez son objet, puis chez lui.
Mais lorsqu’un objet premier est irrité, anxieux, agité, et qu’il tente de le dissimuler au bébé en arborant un grand sourire, ou en tentant de moduler sa voix, en imaginant que cette expression contrefaite évitera à l’enfant d’être bouleversé, il se trompe. Ceci produira une communication paradoxale anxiogène.
D. Morris 670 écrit :
‘« Il est à peu près impossible de duper un bébé quand il s’agit de l’humeur de sa mère. (…) Si la mère effectue des mouvements tendus et agités, malgré tous ses efforts pour les dissimuler, elle les communiquera à son enfant. Si en même temps elle le gratifie d’un grand sourire, le sourire ne trompe pas l’enfant, il ne fait que le déconcerter. Deux messages contradictoires se trouvent transmis. Si la situation se produit souvent, elle peut causer des dommages durables et créer à l’enfant de sérieuses difficultés lorsqu’il aura, plus tard dans la vie, à nouer des contacts sociaux et à s’adapter. »’En effet, j’ai déjà indiqué que les enfants de ma recherche, qui ont eu affaire à des expériences de désaccordage extrême, entre les états émotionnels de parents qui contenaient mal leurs niveaux d’excitation et les messages qu’ils leur envoyaient, ont beaucoup de difficultés à « décoder » les expressions du visage, les postures, et à effectuer des associations correctes entre une expression, un état et une disposition à leur égard. L’exemple le plus courant est le sourire et le rire : nombre d’enfants m’ont paru effrayés lorsqu’on leur souriait ou lorsqu’il voyaient quelqu’un rire, ou encore raconter une histoire en accompagnant le récit de gestes des mains, des bras ou du corps.
Jonathan présente un défaut d’interprétation des signaux posturaux, faciaux et gestuels. Il lui arrive fréquemment d’être pris de panique lorsqu’il voit quelqu’un bouger les mains et les bras rapidement en produisant des mimiques variées, sans qu’il puisse entendre les propos associés. Il pense immédiatement que la personne est en colère et que ses gestes traduisent une intention agressive et qu’elle va se battre. Il lui arrive également fréquemment d’interpréter les postures et les expressions de son éducatrice comme des signaux de séduction sexuelle à son égard. Il est souvent en proie à une très vive excitation qui le fait rougir et peut déclencher des activités de masturbation. Cette tendance est d’une telle ampleur qu’elle se manifeste y compris lorsque son éducatrice ne bouge pas et garde un visage neutre. Bien qu’elle ne porte pas de rouge à lèvres, ni de bijoux brillants, il semble que la seule considération de son aspect, de son corps et de ses vêtements féminins déclenche une excitation érotique extrême. La simple perception du corps de son éducatrice donnerait lieu à une interprétation de séduction. Lors des prises en charge thérapeutiques, dont le dispositif implique qu’ils soient seuls dans une pièce, elle doit faire attention à sa posture et à sa tenue. Elle a même envisagée de laisser la porte ouverte, ou d’effectuer la prise en charge sous le regard d’une collègue, présence « tiercéisante » qui pouvait atténuer la flambée fantasmatique autour d’une scène sexuelle. 671
Sans développer, j’indiquerai simplement que chez ces enfants, il me semble qu’il se passe la même chose vis-à-vis des productions vocales, mais avec une dimension supplémentaire : au-delà du rythme, de l’intensité sonore, de la « mélodie » vocale, les contenus du langage verbal connaîtraient les mêmes effets de désignification, ou de désaccordage entre l’intention de celui qui les produit et la façon dont ils sont reçus. J’ai fréquemment observé les manifestations d’une distorsion dans l’interprétation de ces enfants entre la perception des mots et du ton entendus et l’état émotionnel qu’ils leur associaient. Ce phénomène serait accru lorsqu’il s’agirait d’états qui impliquent une dose élevée d’excitation. L’exemple le plus fréquent est celui d’une personne qui parle fort, ponctuant son discours d’exclamations, car elle parle de quelque chose qui l’enthousiasme, ou l’exalte, en tout cas qui lui procure d’intenses sensations de plaisir, donc d’excitation. Nombre d’enfants ont tendance à ne percevoir que l’élévation du niveau d’excitation et interpréter ce type de production comme traduisant un état de colère et des intentions agressives, impliquant donc un danger pour eux.
Ainsi, les manifestations physiques réactionnelles à l’investissement (sourire, regard, posture corporelle, gestuelle, productions vocales…), même si elles se veulent accueillantes, signes de bienveillance, et invitation au contact hors contexte sexuel, ne seraient pas forcément interprétées et comprises comme telles par les enfants qui ont expérimenté des interactions précoces très désaccordées.
De plus, les apparences d’un objet, sa bouche rouge, ses yeux brillants, son visage, ses mimiques, sa voix, son allure, ses gestes et sa posture, ses vêtements, éventuellement ses bijoux scintillants, seraient projectivement dépositaires d’une charge pulsionnelle et émotionnelle considérable, et leur perception déclencherait inévitablement un quantum d’excitations important. L’attraction de l’objet, les signaux manifestant que le sujet est bien perçu par l’objet et que celui-ci a l’intention d’établir un contact, pourraient donc correspondre pour certains à une expérience de rapproché trop intense, qui les effraierait. L’enfant aurait alors la sensation d’être aspiré par la personne qui le regarde et cherche à entrer en contact avec lui. La distance psychique à l’objet se réduirait à toute vitesse. On retrouve là l’idée proposée par D. Houzel 672 , selon laquelle l’attraction irrésistible exercée par l’objet pourrait être perçue comme un « trou noir » terrifiant, dans lequel toute matière psychique pourrait être engloutie. Nous avons vu comment ce phénomène pouvait amener certains enfants à éviter activement le contact visuel 673 .
D’autre part, nous avons dit quelorsque le bébé voit sa mère à distance, c’est-à-dire hors du contact corporel, cela pose le problème de la séparation-individuation. Avant un an environ, la vision de la mère à distance après une absence ne rassurerait pas le bébé, mais raviverait après-coup l’expérience de perte. J’ai le sentiment que ce vécu pourrait toujours être valable chez les enfants de ma recherche, car l’éprouvé d’attraction, la séduction exercée par l’objet sur ces enfants qui présentent de graves troubles de l’attachement, seraient inévitablement associés à une représentation de perte, ou à d’autres formes de relation persécutrice. Cette association ramènerait les traces mnésiques anciennes traumatiques, issues des expériences d’attachement à l’objet premier. Ainsi, la vue de l’objet séparé produirait d’abord de l’angoisse pour deux raisons : la réminiscence des vécus d’arrachement ou de transpercement déclenchés par les sensations de séparation trop précoce, de perte ou autre persécution, puis la désorganisation, l’éclatement de la trame psycho-coporelle du moi, générés par les excitations.
MORRIS D., (1967), Le Singe nu, (2007), 22ème édition Grasset, Paris
MORRIS D., (1967), op.cit., p.138-139
A ce propos, on a en général tendance à sous-estimer l’impact excitant et la flambée de fantasmes de séduction que peut déclencher chez un enfant le fait d’être invité par un thérapeute de sexe opposé à se trouver seul avec lui dans une pièce fermée, à l’abri du regard des autres…
HOUZEL D., (1988), Les angoisses de précipitation, op.cit.
Voir supra chapitre 2 § 2.2.3 « Enveloppe visuelle du moi, écran interface et fond psychique. Etude du rapport aux perceptions visuelles et au regard »