2.6.2 La rencontre d’objets déclenchant des réminiscences hallucinatoires

Pour pouvoir continuer à penser en présence d’un objet, cette excitation doit être tenue à distance. Les différentes fonctions et les « outils -filtres » de l’enveloppe du moi doivent jouer constructivement leur rôle. La barrière de contact ne doit pas être trop poreuse. Mais nous avons vu que les expériences d’interactions précoces qu’ont vécues les enfants de ma recherche avec un premier objet dont la fonction  n’était pas opérante, et n’ont pas permis que se constitue en eux une barrière de qualité. Il semble que se soit constituée à la place une barrière empêchant l’instauration d’un conscient et d’un inconscient, et qui entraînerait par conséquent un développement défectueux des capacités de refoulement et de remémoration. Cette barrière serait « composée », non d’une prolifération d’éléments , mais d’éléments . W.R. Bion674indique que : « Ces derniers (…) semblent être dans l’incapacité de se lier entre eux. Dans la clinique, cet écran d’éléments ne se distingue pas des états confus qui ressemblent au rêve. » Il indique également que ces manifestations donneraient lieu à un flot d’expressions et d’images disjointes, qui semble être le signe d’une hallucination.

Se produirait alors des oscillations entre deux processus touchant l’écran interface décrit par G. Lavallée 675  :

  1. Dans un premier temps, il se produirait une opacification de l’écran, autrement dit, une hallucination négative de la perception, associée à un arrêt de la pensée, pour protéger le moi. Parce qu’elles menaceraient de faire surgir des représentations terrifiantes et des pensées inconscientes chargées d’excitation brûlante, les perceptions seraient déniées, les affects gelés et la pensée vidée. Ce serait le « blanc », le « vide », le « rien ». Empêcher la perception et ses effets pour maintenir une activité de pensée en évitant activement, physiquement, le contact avec l’objet est un phénomène qui existe chez chacun au niveau « micro » de son expressionMORRIS D., (1967), op.cit, pp.184 -185 . Il est facile d’observer comment nous avons tendance, lorsqu’une perception visuelle nous trouble, ou lorsque nous avons besoin de réfléchir intensément, ou encore lorsque nous avons besoin de « consulter notre base de données interne », à détourner le regard et fixer soit une surface vierge (mur, plafond, plateau de table par exemple) soit des objets communs, familiers, qui offrent peu de stimulation visuelle. Dans ce cas, nous ne portons pas notre attention sur ces objets et effectuons une opération d’hallucination négative, ce qui nous amène à ne pas « voir » ces objets, mais à « voir » nos pensées. Nous avons tous besoin de ne pas être trop attirés et envahis par nos perceptions pour pouvoir nous concentrer et penser. Lorsque c’est le cas et que notre « écran interne » se trouve trop parasité, nous sommes enclins à détourner les yeux des stimuli pour fixer un mur ou le plafond, afin de rechercher un support externe pour recréer l’écran sur lequel projeter nos pensées et continuer à créer des représentations. Il me semble que ce phénomène existe chez les enfants de ma recherche, mais de façon caricaturale, pathologique et partielle. Ils ont effectivement tendance à chercher à se soustraire à la perception du contact avec l’objet, appréhendé comme directement menaçant ou excitant, afin de se protéger de l’envahissement qu’elle déclenche ; mais ils ne semblent guère avoir la possibilité d’effectuer la seconde partie de la manœuvre qui permet de se concentrer et de penser : l’écran projeté semble chargé d’une quantité extrême d’hallucinatoire négatif. Se couper du contact perceptif avec l’objet, dénier la perception des stimuli endogènes et exogènes issus de la rencontre d’objet, semble donc n’avoir pour but que de se protéger des effractions internes, non de permettre que se mette en place l’activité de pensée. Les perceptions et les affects qui ont subi des processus de clivage, de déni et d’encapsulation ne peuvent être traités et conservent toute leur charge de tension désorganisatrice.
  2. Dans un second temps, quand le contexte d’ « urgence perceptive » serait passé, lorsque ces sujets se retrouveraient seuls, lorsque l’objet source d’excitations se serait éloigné, le premier mécanisme de défense deviendrait caduc, l’opacification diminuerait, le clivage et le déni s’atténueraient, les affects se « réchaufferaient ». Mais alors les perceptions réprimées referaient brutalement irruption. Le fonctionnement psychique oscillerait vers l’extrême inverse de la pathologisation de l’écran. Il se ferait trop transparent, ne filtrerait plus les retours des perceptions et des expériences émotionnelles clivées et déniées jusque là, et se chargerait d’une quantité extrême d’hallucinatoire positif. Or, nous avons vu que, dans ce cas, le fonctionnement psychique aurait tendance à favoriser la perception au détriment de la pensée, sans discriminer si les stimuli perçus sont endogènes ou exogènes, et que si de ce fait, « l’effet Gorgone » menacerait : l’écran chargé d’un excès d’hallucinatoire positif porterait à nouveau non seulement les traces laissées par l’expérience qui vient de se dérouler, mais aussi celles laissées par les expériences anciennes ainsi que la trace du visage du premier objet qui deviendrait, si l’on peut dire, « gorgonesque ». Selon moi, ce phénomène de projection de l’écran hallucinatoire se produirait soit directement sur le réel, soit par le truchement du visage d’un nouvel objet, et ceci pourrait relancer les oscillations que je viens d’évoquer. Un nouvel épisode de détournement de l’attention des stimuli exogènes et d’hallucination négative en ferait des écrans « blancs », supports de projections. Ainsi, ces enfants pourraient-ils régulièrement « confondre » leur assistante maternelle ou leur éducatrice, par exemple, avec un « monstre hostile » ou « une petite souris impuissante ».

Dans les séquences que j’ai décrites, Irène, Damien et Sébastien attaquent car ils sont réellement persuadés que leur partenaire a des intentions agressives et malveillantes. Avant de devenir agressifs, ils sont d’abord terrifiés. Leurs réactions sont ainsi à comprendre selon l’adage « l’attaque est la meilleure défense ».

Naturellement, on imagine que ceci ne se ferait pas sans conséquences. Nous verrons plus loin lesquelles, ainsi que les effets qu’elles suscitent, mais il me semble pouvoir d’ores et déjà indiquer que ces enfants auraient alors la sensation d’être emportés dans le cyclone des réactions déclenchées par cette expérience. Débordés par l’angoisse automatique, ils se mettraient alors à se comporter comme s’ils se trouvaient réellement dans la situation de danger redoutée.

On retrouve ici la configuration typique de la logique traumatique, que j’ai précédemment décrite.

Ainsi, dans ce contexte clinique particulier, A. Carel 677 recommande que la « neutralité bienveillante » du thérapeute correspond à la neutralisation de tout ce qui fait excès, en trop ou en manque. La bienveillance serait sans cesse à ré-instaurer, preuves perceptives à l’appui, preuves de la bonne distance, toujours intensément fluctuante selon le besoin « intersubjectal » du patient, d’où les grandes difficultés d’accordage.

D’autre part, le déroulement en deux étapes de ce phénomène hautement pathologique d’ « après-coup » semble permettre de comprendre la désynchronisation des réactions d’angoisse, ou pourquoices enfants ne présentent pas forcément immédiatement de signes de mal-être ou d’angoisse quand ils sont en contact avec une situation anxiogène pour eux, tel que le contact avec un objet potentiellement investissable par des représentations. L’opacification de l’écran psychique interface, le gel, le clivage et le déni pourraient expliquer l’absence de réaction in situ, tandis que la levée de ces mécanismes et la modification du degré de transparence de l’écran provoquant l’envahissement par les réminiscences hallucinatoires des vécus émotionnels du passé, pourraient expliquer pourquoi ces enfants vont mal plustard. Il est ainsi frappant de constater (et cela ne va pas sans poser problème pour les personnes chargées de poser un jugement d’attribution sur l’état des enfants et d’en tirer des conséquences pratiques) que certains enfants, qui ont subi des sévices, des négligences ou des incohérences graves de la part de leur parent, ne manifestent aucun effroi en sa présence. Ils semblent se comporter avec indifférence, « comme si de rien n’était », voire de façon enjouée et séductrice à son égard pendant un temps de rencontre. Mais ces mêmes enfants se mettent à aller très mal après la rencontre, une fois le parent parti, plusieurs heures plus tard, le lendemain ou même deux ou trois jours après la rencontre. Ils présentent de nombreux symptômes recensés sous l’appellation « syndrome de stress post-traumatique » : ils sont très angoissés, font des cauchemars, sont victimes d’énurésie, d’encoprésie, présentent des troubles alimentaires, ainsi qu’une agitation et une « irritabilité » extrêmes. La fréquence et l’intensité de leurs moments d’explosion en « crises violentes » sont accrues. Ils ne parviennent plus à se concentrer, à jouer ni à apprendre.

Les familles d’accueil connaissent bien ce phénomène de décalage, qui les amène à redouter les rencontres des enfants dont elles s’occupent avec leurs parents. Certaines m’ont fait part de mouvements de colère, au cours desquels elles pensent que les parents « ont droit au bon côté de l’enfant et peuvent passer du bon temps avec lui, tandis que ce seront elles qui subiront les effets après la visite». Certaines accusent les décisionnaires de ne penser qu’à satisfaire les parents, sans se préoccuper du « prix » que les enfants et les familles d’accueil devront payer après. Mais il semble en effet difficile pour beaucoup d’intervenants de « penser » une rencontre de façon globale, c’est-à-dire le déroulement in situ et ses effets après-coup, surtout lorsque l’après-coup ne s’exprime qu’après un délai assez long.

D’autre part, il convient de rappeler que les manifestations de « mal-être », les symptômes et troubles du comportement, en particulier relationnel, chez ces enfants sont des tentatives de gestion, de liaison et de signification des expériences traumatiques. Leur moi « mutilé » ne peut tenter de répondre à ces impératifs que de façon très pathologique, on l’a vu, mais de ce point de vue leur expression n’est pas complètement mortifère. Elle serait même potentiellement positive, à condition qu’ils puissent rencontrer un environnement qui accepte et tolère de les accompagner dans ce travail psychique, en consentant à devenir support de projections issues d’expériences auxquelles il n’avait originellement pas participé. C’est là, à mon sens, la principale difficulté de la prise en charge de ces enfants.

La rencontre avec un objet potentiel risquerait donc de confronter ces sujets à un débordement par l’angoisse et les sensations extrêmes de déplaisir et de détresse. Comme nous avons vu que le pensait Freud, l’attention est dirigée vers les perceptions car ce sont elles qui d’habitude offrent l’occasion d’une libération de déplaisir. « Il peut s’agir de la perception de la poussée de pulsions insatisfaites ou bien d’une perception extérieure, qu’elle soit pénible en elle-même ou qu’elle éveille dans l’appareil psychique des attentes déplaisantes et soit reconnue comme « danger ». »678 Ici, ce serait une trace mnésique et non une perception qui, de façon imprévue, libèrerait du déplaisir, et le moi s’en apercevrait trop tard. Cet « état hallucinatoire confusionnel » générerait une flambée des pulsions de mort, dérivée en violents affects de haine, ainsi que le désir, on l’a vu, non seulement de détruire l’objet, mais encore de détruire jusqu’à la conscience de la relation avec l’objet haï, et, profondément, de détruire le moi en tant qu’organe de perception ; autrement dit, traiter les douleurs d’arrachement et de transpercement par une amputation. Le seul recours potentiel à leur disposition contre ce vécu catastrophique, qui correspond à un mode de fonctionnement primaire, serait d’activer de puissants mouvements d’expulsion, d’excorporation de ces sensations, en activant la pulsion d’évacuation, en particulier grâce à l’agir et à l’agitation motrice et verbale.

Ainsi, selon A. Carel 679 , le recours à l’agir violent prendrait valeur tout à la fois de réminiscence des violences polymorphes éprouvées dans les liens premiers, les processus d’intersubjectalisation, et de solution défensive.

Mais tout dispositif ou toute attitude de l’objet tentant d’empêcher ce système susciterait une recrudescence des sentiments d’impuissance et des vécus d’angoisse. En maintenant la tension en interne, sur la scène intra-psychique où ces enfants ne seraient pas « psychiquement outillés » pour la transformer, ces dispositifs ou ces personnes deviendraient éminemment persécuteurs, donc les cibles « légitimes » des attaques de ces enfants, incapables de comprendre pourquoi on leur ferait une telle violence en les privant de soulagement.

Voici quelques illustrations cliniques et un cas développé :

Ces phénomènes rendent la scolarisation extrêmement difficile à supporter pour ces enfants. Rester assis pendant des heures, sans s’agiter, sans se lever, sans parler est absolument contraire à leur système de protection et de « gestion » des excitations par la décharge motrice. De nombreux enfants du Centre de Jour ne peuvent ainsi être scolarisés qu’en petits groupes de quatre, qu’une ou deux heures par jour au début de leur prise en charge. D’autres, comme Noé par exemple, étaient tellement inquiétés par la situation de groupe que leur agitation prenait des proportions insupportables pour les autres enfants et les enseignants. Il a donc fallu mettre en place des temps d’enseignement individuel pour qu’ils puissent tout de même entrer a minima dans les apprentissages.

J’ai souvent observé comment ces phénomènes pouvaient déclencher une très forte résistance à la simple proposition de venir en séance de consultation. Chez certains, en particulier les plus jeunes, l’exigence de cesser de déambuler dans les couloirs de l’hôpital et d’entrer dans la salle de consultation avec moi, pouvait déclencher une véritable crise de rage et de panique, au cours de laquelle ils s’agrippaient à leur objet familier, tentaient de se cacher sous ou derrière les meubles, ou encore couraient en tous sens, cherchant une issue pour s’enfuir et s’éloigner de moi et de la pièce de consultation au plus vite. Le fait que leur objet familier les accompagne dans la pièce pouvait parfois, mais pas systématiquement, calmer leurs alarmes.

Tony, âgé de 4 ans, a déployé systématiquement ce genre d’attitudes pendant plusieurs mois, alors que je le rencontrais chaque semaine. Lorsque son accompagnateur le portait dans la pièce, et que je fermais et bloquais la porte, il commençait par hurler de plus belle, en courant à travers la pièce en se cognant aux murs, en se roulant par terre. Si son accompagnateur le tenait fermement dans ses bras, il se raidissait et se débattait en donnant des coups de pieds et de poings. Puis il cessait soudainement de s’agiter et il allait se cacher sous une chaise, en se mettant en position de « tortue » : il se tenait absolument immobile, sur le ventre, bras et jambe repliées sous lui, dos rond, front appuyé au sol, tête cachée dans ses mains qui couvraient aussi ses oreilles. Il restait ainsi pendant toute la durée de la séance, sans changement que ce soit son accompagnateur ou moi-même qui nous adressions à lui. Si on le touchait, il poussait des cris, et cherchait à nouveau à s’enfuir ou à se cacher en se déplaçant à quatre pattes.

Romuald, âgé de 10 ans (comme Mickaël ou Mehdi, qui avaient le même âge) refusait de venir me rencontrer. Il ne venait que si son assistante maternelle le menaçait de privation de moments de plaisir, en traînant beaucoup les pieds, en râlant et me reprochant de risquer de le faire punir. En séance, il se tenait au fond de son siège, les bras croisés ou enroulés autour de son corps, la tête baissée et la casquette vissée sur le crâne. Ainsi je ne voyais pas ses yeux, et il ne croisait pas mon regard. Il pouvait rester ainsi pendant toute la séance, refusant de partager toute activité commune, refusant d’entendre quoi que ce soit de ma part et de me donner accès à sa vie psychique. Son seul geste était de regarder ostensiblement sa montre. Il me montrait ainsi clairement son hostilité et avait le sentiment qu’il pouvait garder le contrôle de la situation et me maintenir en situation d’impuissance. J’avais effectivement l’impression pénible d’être à la fois persécutrice, inefficace, incompétente et que les séances se résumaient à un conflit de forces, qui ne se terminait que parce qu’il était l’heure d’arrêter. Romuald l’annonçant lui-même par un sardonique : « C’est bon ça y est ? Je peux y aller maintenant ? Vous n’avez pas intérêt à donner un nouveau rendez-vous, car je vous préviens, je ne viendrai pas, cette fois c’était la dernière, vous ne pouvez pas me forcer… » Je me sentais souvent coupable et honteuse vis-à-vis de ce qui me faisait l’effet d’un ratage et d’un espoir déçu, sans que je parvienne vraiment à les situer : chez moi ? chez Romuald ? ressentis par moi et supposés chez Romuald par simple effet de projection ?… Ce que je percevais bien en tous cas était le « brouillage » des identifications et le mal-être / mal à être, soi-même et ensemble.

Comme je m’y emploie en général dans ce type de situation, j’ai essayé de metre en oeuvre une première étape, qui consiste à tenter d’établir un minimum de tranquillité, voire de plaisir, durant les temps de rencontre, autour d’une activité commune. Romuald refusait absolument les activités de type « récit à deux » ou jeux de mise en scène avec des personnages, mais, peu à peu, laborieusement, des échanges ont pu se créer autour de dessins à deux, de jeux qui rappelaient un peu le squiggle, ou de discussions autour de ses centres d’intérêt : le sport, en particulier l’équitation, les graffitis… Mais, en règle générale, chaque fois que Romulad se « laissait aller » à me parler, à sourire, à prendre plaisir à raconter pendant une séance, il se montrait encore plus réticent à venir à la suivante. Quelques fois, il se levait en cours de séance et sortait en disant qu’il en avait vraiment assez, non sans guetter ma réaction du coin de l’œil. Il attendait en général dans le couloir. Si je sortais de la pièce, il sortait dans la rue, mais restait suffisamment dans les parages immédiats pour que je l’aperçoive dès que j’avais franchi le seuil. J’avais le sentiment qu’il voulait à la fois me montrer son détachement et que je vienne le chercher. J’avais également le sentiment qu’il cherchait à retourner les rôles à son avantage : ce n’était plus lui qui était contraint de venir aux séances, mais moi qui était forcée de venir à lui. J’ai perçu cela un jour où je m’étais laissée gagner par la colère : il m’avait rétorqué, ravi, « vous voyez comment ça fait ! ». Les choses ont pu un peu évoluer à partir du moment où j’ai pu tenter des formulations à partir de mes propres ressentis, en particulier à propos de l’agressivité liée aux sentiments d’impuissance et de contrainte, à l’encontre de celui qui donne l’impression d’en être à l’origine. A ce moment, il s’est produit un déferlement de paroles où se mêlaient l’agressivité et l’anxiété. Romuald m’a dit que j’avais raison, qu’il était très en colère et ne comprenait pas du tout ce que je lui voulais, quel intérêt j’avais à m’entêter alors qu’il m’avait répété qu’il ne voulait pas me voir. Il a alors pu exprimer à quel point il se défiait de moi, et surtout des pensées que mon contact et mes invitations pouvaient susciter en lui. Elles étaient de deux sortes : les premières concernaient un lien d‘attachement éventuel : il craignait de s’attacher à moi alors qu’il était persuadé que je finirais par le « laisser tomber » comme tout le monde. Il se demandait à quoi cela pouvait servir de s’attacher à quelqu’un qui le ferait souffrir, car il savait bien qu’il ne pouvait qu’être abandonné. Il m’en voulait donc d’essayer de le séduire, et il m’en voulait d’autant plus qu’il sentait que c’était « trop tard » et qu’il devait déjà se battre contre une partie de lui-même qui désirait s’attacher à moi contre son gré. Ainsi l’hostilité qu’il présentait n’était pas dirigée uniquement contre moi, mais contre une partie de lui-même qui échappait à la forteresse narcissique.

Le seconde type de de pensée qu’il me reprochait de susciter, et contre laquelle il luttait farouchement, était liée aux réminiscences de ses relations avec sa mère, grande malade psychiatrique avec laquelle il avait passé les trois premières années de sa vie, avant d’être placé en famille d’accueil. Le père avait disparu peu de temps après sa naissance, en emmenant le fils aîné, âgé de 10 ans. Il n’est pas anodin, dans le déroulement de ce que j’ai décrit, qu’au moment où il commence une thérapie, Romuald ait exactement le même âge que son frère lorsqu’il fut emmené loin de la mère. J’ai pu lui verbaliser, mais beaucoup plus tard, quelque chose d’une identification à ce frère, qui pouvait le plonger dans des conflits de loyauté terribles vis-à-vis de la figure maternelle. Si, comme son frère, il se laissait emmener dans et par un lien avec moi, qui pouvait promouvoir un autre type de détachement à son égard, se rendrait-il coupable d’un nouvel abandon ? Serait-il « comme son père et son frère ? ». Bien qu’il ne cesse de la réclamer, Romuald ne rencontrait sa mère que sporadiquement, sur des temps courts et accompagné d’un éducateur, car elle était très fréquemment hospitalisée pour états de délire. Romuald refusait de parler de sa mère ou de sa petite enfance. Lorsqu’il se laissait aller à les évoquer avec son assistante maternelle, celle-ci disait se rendre compte qu’il idéalisait sa mère et la période passée avec elle. Ce qu’il lui racontait ne correspondait pas du tout à la réalité. Elle pensait qu’il le savait mais refusait absolument d’en démordre.

Romuald se battait très fréquemment avec les garçons de son âge, car il ne supportait pas les propos injurieux à l’égard de sa mère. Chacun sait qu’il est malheureusement « de bon ton » dans les cours d’école d’injurier la mère du copain, et aucun des camarades de Romuald ne connaissait l’état ni l’histoire de sa mère. Mais celui-ci était persuadé du contraire et convaincu que ces injures étaient des provocations délibérément humiliantes. Le fait que tous les garçons de l’école soient victimes de la même chose n’y changeait rien : il se pensait particulièrement stigmatisé et persécuté. Ainsi, Romuald me reprochait d’être une mauvaise psychologue, car il voyait comment je faisais tout pour qu’il pense à sa mère et à son enfance, alors que je savais très bien que cela le mettait très mal à l’aise et qu’il faisait tous les efforts possibles pour l’éviter. Il me reprochait de vouloir qu’il pense du mal de sa mère, pour qu’il n’ait plus envie de la voir, et me jurait que je n’y arriverais pas. Enfin, il me reprochait de le laisser tout seul à la fin de la séance, avec toutes ces pensées terrifiantes et ses souvenirs « mauvais », alors que moi je rentrais tranquillement chez moi sans même penser à lui… Tout cela, alors que nos séances se déroulaient exactement comme je l’ai décrit, m’a évidemment sidérée.

Je ne peux rapporter ici l’ensemble du déroulement de la thérapie. Mais je tenais à signaler que, bien que ce type de démarrage soit très fatigant et déroutant pour le thérapeute, et qu’il déclenche des conflits et des angoisses très importantes chez l’enfant, il ne me semble pas qu’il soit rédhibitoire, à condition de faire preuve de patience, de respecter les flambées d’angoisse et de défense, et de pouvoir recevoir et contenir l’agressivité.

On retrouve semble-t-il chez cet enfant le phénomène du clivage du moi que j’ai décrit plus haut, entre moi-narcissique et moi-réalité. En effet, C. Athanassiou-Popesco 680 précise que la rencontre avec un objet potentiel sollicite « une activité de liaison dans le moi-réalité. » Alors « le moi-narcissique se sent lésé puisque c’est un objet, et non lui-même, qui prétend et qui risque d’être investi comme un astre générateur de chaleur et de lumière. »

Le désir même pour l’objet, l’attrait qu’il exerce et les tensions que cela suscite, on l’a vu, déclenchent un conflit entre appétence objectale et suffisance narcissique qui menace l’équilibre du moi. En cela, la rencontre avec un objet qui s’offre à la relation peut constituer à la fois une blessure narcissique, et une menace pour la construction identitaire. J’ai ainsi compris que si nos rencontres, mes interventions, et le plaisir que Romuald pouvait en tirer, suscitaient de telles résistances, c’était peut-être parce que sa partie moi-narcissique, sous-emprise de la pulsion de mort, et des fantasmes d’omnipotence, percevait leur valeur « anti-isolation ». Elles « réchauffaient », déchaînaient et catalysaient alors la rage et la haine. Romuald fuyait nos rencontres, dénigrait mes interventions, voir m’agressait franchement verbalement parce qu’il ne parvenait pas et souffrait beaucoup de ne pas parvenir à gérer le conflit entre son moi-narcissique blessé et son moi-objectal désirant. Harcelé par les revendications simultanées, apparemment contradictoires, des deux, il m’en voulait de susciter cette tempête en lui.

Ainsi on en arrive à cette hypothèse surprenante, car si éloignée du champ de nos représentations habituelles : les aspects séduisants, attirants, de l’objet risquent bien plus de susciter de la violence à son égard que des aspects indifférents ou agressifs. Plus l’objet est séduisant, plus il suscite du désir de relation objectale chez le sujet, plus il blesse ainsi son moi-narcissique, s’attire ses foudres et court le risque d’une réponse violente. On pourrait donc penser que l’agir violent à l’égard de l’objet est un indice de l’attrait qu’il exerce et du désir de relation chez le sujet.

Nouvelles synthèse et conclusion temporaires :

A la lumière des développements précédents, il semble donc possible de concevoir l’hypothèse suivante quant aux effets internes produits par la rencontre avec un objet potentiel.

Du fait des lacunes dans leur appareil psychique, en particulier des fonctions de l’enveloppe du moi, et des oscillations de l’état de leur écran psychique interface, la rencontre avec un objet potentiel et ses effets internes risquent sans cesse de susciter, chez les sujets de ma clinique, une tension qui déborde le système pare-excitations ainsi que les systèmes intégratifs. Elle court-circuite l’activité précaire de liaison du moi et déclenche un afflux d’excitations désorganisatrices qui se propage sans frein ni filtre jusqu’aux premiers neurones saisis lors des expériences précoces. Les enfants étudiés semblent disposer d’un système de défense, mais précaire et non permanent, qui peut être désactivé. Lorsque cela se produit, ils seraient envahis par la sensation hautement déplaisante d’être emportés dans un mouvement « cyclonique » incontrôlable de contamination des représentations par l’excitation et d’attraction réciproque des expériences traumatiques. La qualité de ce vécu constituerait une blessure narcissique, « réveillerait » et révèlerait les expériences précoces de forme similaire. Situation totalement insupportable dans la mesure où elle réactualiserait, sur un mode hallucinatoire, les états d’impuissance et de détresse extrêmes précoces.

Notes
674.

BION W.R., (1962), op.cit., p.39

675.

LAVALLEE G., (1999), op.cit.

677.

CAREL A., (2006), Le jeune enfant violent : sources et devenir, op.cit.

678.

FREUD S., (1920), Au-delà du principe de plaisir, op.cit. , p.54

679.

CAREL A., (2006), Le jeune enfant violent : sources et devenir, op.cit.

680.

ATHANASSIOU-POPESCO C., (1998), Les fondements narcissiques de la restauration du lien, op.cit.