En 1920682, Freud a montré la nécessité de discriminer l’angoisse de l’effroi et de la peur. Ces termes, selon lui, ne sont pas synonymes, et c’est leur rapport à la notion de danger qui permet de les discriminer. Il écrit : (p.56)
‘ « Le terme d’angoisse désigne un état caractérisé par l’attente du danger et la préparation à celui-ci, même s’il est inconnu. Le terme de peur suppose un objet défini dont on a peur ; quant au terme d’effroi, il désigne l’état qui survient quand on tombe dans une situation dangereuse sans y être préparé ; il met l’accent sur le facteur surprise. » ’Il ajoute :
‘« Je ne crois pas que l’angoisse puisse engendrer une névrose traumatique, il y a dans l’angoisse quelque chose qui protège contre l’effroi et donc contre la névrose d’effroi. »’A ce stade, il semble que Freud distingue un état émotionnel (l’effroi) qui paraît correspondre à ce que O. Kernberg683 nomme « état affectif paroxystique » et que j’appelle une « expérience de stress extrême traumatogène ». Il serait donc réactionnel et subi de manière passive par le psychisme, d’un état (l’angoisse) qui serait activement induit par une activité psychique de préparation, à visée protectrice contre l’effroi, le stress extrême, consécutif de la confrontation « par surprise » à un danger indéfini.
On perçoit déjà que, pour Freud, est traumatogène une émotion intense associée à une sensation de danger qui surgit inopinément et fait irruption dans le psychisme du sujet qui n’est pas préparé à y être confronté.
Ainsi, Freud amène-t-il l’idée que l’angoisse pourrait être une défense au service du moi, tandis que l’effroi serait un état émotionnel consécutif à une expérience traumatique.
En 1926684, Freud propose une étude approfondie de l’angoisse, de son essence, de ses fonctions, de ses origines. Il paraît intéressant de reprendre le cheminement de l’étude freudienne, afin de considérer ce qui peut éclairer les observations dont je viens de rendre compte.
Freud commence par reconnaître que l’angoisse est difficile à saisir, car elle peut être confondue avec d’autres états, ainsi qu’il l’avait montré en 1920. Il part du principe que l’angoisse est saisissable par les ressentis qu’elle procure. Il propose de commencer par l’appeler « état d’affect » (p.46), et de l’appréhender en tant que sensation qui présente le caractère de déplaisir le plus manifeste, sans que cela épuise sa qualité. En effet, il précise qu’il existe d’autres sensations avec un caractère de déplaisir qui ne sont pas synonymes d’angoisse. Il cite les tensions, la douleur, le deuil…Néanmoins, le caractère de déplaisir de l’angoisse lui semble avoir une note particulière : il paraît associé à des sensations corporelles déterminées, issues d’organes déterminés. En considérant les modifications du rythme cardiaque et de la respiration, il écrit que les sensations qui concernent les organes de la respiration et le cœur, sont la preuve que l’état d’angoisse est associé à des « processus d’éconduction ».
Autrement dit, l’état d’angoisse serait saisissable par trois éléments spécifiques :
Freud semble penser que c’est une expérience d’effroi qui serait à l’origine de l’angoisse.
Il écrit :
‘« nous sommes tentés d’admettre qu’il y a là un facteur historique qui lie solidement les unes aux autres les sensations et les innervations de l’angoisse. En d’autres termes, que l’état d’angoisse est la reproduction d’une expérience vécue qui comportait les conditions d’un tel accroissement de stimulus et de l’éconduction par des voies déterminées, ce par quoi donc le déplaisir de l’angoisse reçoit son caractère spécifique. »’Selon Freud, l’expérience prototypique à l’origine de la constitution du mécanisme de l’angoisse serait la naissance. Il parle d’ « angoisse originaire de la naissance ». Il rejoint en cela O. Rank685 et S. Ferenczi, bien qu’il se soit montré très critique vis-à-vis des implications cliniques de cette hypothèse, proposées par ces deux auteurs.
A partir de ces considérations sur la structure et la provenance de l’angoisse, Freud interroge la fonction de l’angoisse. Si elle était à l’origine une réaction à un état de danger, elle est après cela reproduite chaque fois qu’un tel état s’installe. Cependant, Freud différencie deux possibilités de survenue de l’angoisse. Ainsi, il note que lorsqu’un individu se trouve confronté à une situation de danger nouvelle, c’est-à-dire qui comprend certains éléments suffisamment conformes à l’expérience initiale pour déclencher le mécanisme de l’angoisse, mais également d’autres éléments inédits, le risque est que le sujet perde la perception de ces nouveaux éléments et adopte une conduite inappropriée. La conduite déclenchée peut être en adéquation avec la situation prototypique de danger antérieur mais inadéquate pour la situation actuelle. Le sujet réagit alors en fonction de l’état émotionnel et non de la réalité externe perçue. Freud précise qu’il peut être inapproprié de réagir par un état d’angoisse au lieu de s’engager dans la réaction adéquate au danger actuel. Il s’agit là de l’angoisse automatique, que Freud différencie de l’angoisse signal. Celle-ci se distingue de la première par l’appropriation à la fin. Si la situation de danger est reconnue comme s’approchant et est signalée par l’éruption d’angoisse, celle-ci peut être relayée par des mesures plus adéquates.
Pour distinguer les deux, Laplanche et Pontalis686 proposent les définitions suivantes :
Toutefois, la constitution des deux types d’angoisse trouverait ses racines dans le vécu précoce du nourrisson. Ainsi Freud écrit-il (p.51) :
‘« Dans les deux perspectives, aussi bien comme phénomène automatique que comme signal salvateur, l’angoisse se révèle être le produit du désaide psychique du nourrisson, qui est, cela va de soi, le pendant de son désaide biologique. » ’La traduction française ici utilisée propose le terme « désaide ». Ce terme me paraît recouvrir deux notions : d’une part un état de détresse extrême, d’autre part une position de solitude. Freud propose ensuite de considérer ce qui serait à l’origine de la situation prototypique de « danger » et qui génèrerait ces éprouvés de solitude et de détresse. Il semble que ce soit une situation de non-satisfaction, d’accroissement de la tension issue de l’état de besoin, associée à un ressenti d’impuissance. Il écrit : (p.51) :
‘« Selon moi, tout s’ordonne à partir de ce point de vue. La situation d’insatisfaction, dans laquelle des grandeurs de stimulus atteignent une hauteur empreinte de déplaisir, sans trouver à être maîtrisées par l’utilisation et l’éconduction, doit être pour le nourrisson l’analogie avec l’expérience vécue de la naissance, la répétition de la situation de danger. Ce qui est commun à toutes deux (expérience de danger initiale et reproduction de la situation de danger) c’est la perturbation économique du fait de l’accroissement de la grandeur de stimulus requérant liquidation, ce facteur est donc le véritable noyau du « danger ». ». ’Freud montre que la conduite déclenchée par le nourrisson en situation d’angoisse est bien une conduite d’éconduction, orientée vers la musculature en particulier du souffle et de la voix. L’urgence est de déployer des conduites qui feront disparaître les stimuli internes.
De ce point de vue, l’Hiflosigkeit, ou « détresse primaire », devient le paradigme de l’angoisse par débordement, lorsque le signal d’angoisse ne permet plus au moi de se protéger de l’effraction quantitative, qu’elle soit d’origine externe ou interne.
A ce stade, Freud pose comme origine de l’état de danger, la perte d’objet, ou la séparation d’avec l’objet : la naissance est le premier vécu de séparation, associé à des expériences de déplaisir et de perturbations économiques inconnues et très intenses. Freud postule que c’est en retrouvant l’objet qui réagit aux conduites d’éconduction (cris, pleurs,…) que le sujet conçoit une représentation d’un objet externe, susceptible d’être saisi par la perception, qui peut mettre fin à la situation dangereuse qui fait penser à la naissance.
Dans ce cas de figure, une transformation de l’angoisse peut se produire, qui signe, selon Freud (p.51) « un grand progrès dans la prise en charge de l’auto-conservation ». Il s’agirait du passage de la néo-apparition automatique de l’angoisse, involontaire, à sa reproduction intentionnelle comme un signal de danger.Du fait d’expériences répétées selon lesquelles c’est la présence et l’intervention de l’objet qui font cesser l’état de danger, « le contenu du danger se déplace maintenant de la situation économique à sa condition, la perte d’objet. L’absence éprouvée de la mère devient alors le danger à l’arrivée duquel le nourrisson donne le signal d’angoisse, avant même que la situation économique redoutée ne soit arrivée. »
Or, il faut considérer que Freud a établi ce modèle hors champ psychopathologique, en postulant un environnement premier « suffisamment bon ». Aussi ne devrait-on pas être surpris du fait qu’il ne paraît pas correspondre au vécu des sujets de la clinique étudiée.
FREUD S., 1920, Au-delà du principe de plaisir, op.cit
KERNBERG O., (2001), op.cit.
FREUD S., (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, chapitre VIII, PUF, Quadrige, 5ème édition 2002, Paris.
RANK O., (1923), Le trauma de la naissance : influence de la vie prénatale sur l’évolution de la vie psychique individuelle et collective : étude psychanalytique , tr.fr. (1968) Payot, Paris
LAPLANCHE J., PORTALIS J.B., (1967), sous la direction de D. LAGACHE D., Vocabulaire de la psychanalyse, (1997),13ème édition PUF, Paris