Chapitre 3 : traitements, rôles et places de l’objet dans l’organisation intersubjectale et les relations inter-individuelles

‘« N’ayant plus d’univers, plus de chambre,
Plus de corps que menacé par les ennemis qui m’entouraient,
Qu’envahi par la fièvre, j’étais seul,
J’avais envie de mourir.
Mais (…) je savais,
Quand j’étais avec ma grand’mère,
Si grand chagrin qu’il y eût en moi,
Qu’il serait reçu dans une pitié plus vaste encore ;
Que tout ce qui était mien,
Mes soucis, mon vouloir, serait, en ma grand’mère,
Etayé sur un désir de conservation et d’accroissement de ma propre vie
Autrement fort que celui que j’avais en moi-même ;
Et mes pensées se prolongeaient en elle sans subir de déviation
Parce qu’elles passaient de mon esprit dans le sien
Sans changer de milieu, de personne.
Et (…) trompé par l’apparence du corps
Comme on l’est dans ce monde où nous ne percevons pas directement les âmes,
Je me jetais dans les bras de ma grand’mère
Et je suspendis mes lèvres à sa figure
comme si j’accédais ainsi à ce cœur immense qu’elle m’ouvrait.
Quand j’avais ainsi ma bouche collée à ses joues, à son front,
J’y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier,
Que je gardais l’immobilité, le sérieux, la tranquille avidité
D’un enfant qui tète. »
A l’ombre des jeunes filles en fleurs
Marcel Proust ’

Ce chapitre a pour objectif d’explorer le fonctionnement des enfants qui ont été soumis à des traumatismes relationnels précoces avec leurs objets externes, c’est-à-dire dans le champ de l’intersubjectivité. Je rappelle693 que je considère que l’intersubjectivité est à la fois le lieu des transmissions inter et transsubjectives, qui confrontent, lient et conflictualisent les espaces psychiques des sujets, ainsi que leurs contenus, et le lieu de l’émergence des processus d’attachement et de pensée.

Au cours du développement qui a précédé, l’exposé de plusieurs situations cliniques a montré que ces enfants établissent des relations fortes d’attachement avec certaines figures de leur environnement. S’ils paraissent faire preuve de fortes résistances à l’établissement de contacts avec un nouvel objet et tentent manifestement d’éviter des rencontres aux puissants effets traumatiques, ils semblent nouer des liens intenses avec quelques rares personnes de leur entourage de proximité. Il peut s’agir de leurs parents, mais la plupart des enfants que j’ai observés étant séparés d’eux par décision judiciaire et confiés à des familles d’accueil, j’ai plutôt étudié la nature de leurs investissements et de leurs relations avec de nouvelles figures d’attachement, telles que leur assistante maternelle, ainsi qu’avec l’éducatrice du Centre de Jour qui s’occupe d’eux quotidiennement.

La mise en relation des éléments apportés jusqu’ici par la recherche avec l’observation de ces phénomènes d’attachement soulève un certain nombre de questions.

Comment se fait-il que ces enfants soient capables d’établir des relations interindividuelles ?

Quel intérêt peuvent-ils y trouver ?

Qu’advient-il, dans ce cas, des effets que déclenche la rencontre avec un objet ?

Si le repli narcissique extrême et l’enfermement dans la « bulle » autistique n’est pas permanent ni total, si la rencontre et l’attachement à l’objet ne sont pas évitables, et sont même nécessaires bien que sources de souffrances, quels moyens utiliserait le psychisme de ces enfants pour tolérer et profiter a minima des contacts avec l’objet dont il sait avoir besoin ?

Quel type de relations, organisées selon quelles modalités, cela produirait-il ?

Afin de tenter de formuler quelques hypothèses de réponses possibles à ces questions complexes, je propose d’étudier dans ce chapitre, le « modèle interne opérant de la rencontre d’objet» et de « l’appareil à relationner » chez les enfants qui ont vécu des traumatismes relationnels précoces. Pour cela, j’engagerai une analyse des phénomènes transubjectifs qui paraissent les organiser, ainsi que des réactions intersubjectives et interpersonnelles qui semblent révéler une reproduction de patterns interactifs inadéquats.

Révision des hypothèses 

Lors de la présentation initiale de mes hypothèses, j’avais formulé l’idée selon laquelle la répétition des comportements pathologiques engagés pour répondre à un impératif de dégagement, ou d’évitement de l’envahissement par l’angoisse, pourrait se déployer en expression indirecte par un processus de projection en l’autre, objet d’emprise 694 , utilisé alors en « double narcissique de soi ». A la lumière des éléments issus de la première partie de la recherche, il semble qu’il soit possible d’affiner quelque peu cette hypothèse.

La recherche a montré que l’implication des objets de l’environnement dans les comportements et interactions pathologiques semble indiquer qu’une « spore d’objet » serait toujours présente, même dans les attitudes apparemment les plus auto-centrées, contrôlantes et projectives. J’ai montré comment une intrication pulsionnelle minimale était perceptible chez les enfants de ma recherche, en particulier dans le fait que leur déconnexion du réel, leurs attitudes de négligence ou de mise en danger, ou encore les moments de « crise », d’explosion violente de rage induisent une prise en charge quasi-totale de la part de leur environnement. Il m’a ainsi semblé pouvoir déceler un premier niveau de relation à un objet, utilisé en « moi auxiliaire », à qui serait déléguée une partie des pulsions d’auto-conservation.

D’autre part, nous avons vu que de nombreux chercheurs depuis S. Freud prêtent à cette répétition compulsive de phénomènes corporels et d’agirs une dimension de témoignage d’une tentative de liaison d’expériences traumatiques précoces, survenues en amont de l’acquisition du langage. Demeurant toujours « en souffrance de sens et de statut internes», non domptées, c’est-à-dire non reliées au moi et à ses investissements, et pourtant sans cesse réactivées par la contagion des excitations issues des nouvelles expériences des réalités interne et externe que les sujets ne peuvent éviter, elles ne pourraient connaître d’autre destin que d’être projetées-évacuées en direction de la réalité extérieure, donc de l’environnement. Ceci pourrait aussi refléter un espoir de reprise signifiante, donc un besoin « inavoué  et inavouable» de rencontrer la capacité réflexive adéquate d’un objet régulateur.

Mais nous avons vu que le contact avec un objet, a fortiori un objet inconnu, un objet particulièrement investi ou attracteur, induit une charge émotionnelle et pulsionnelle de forte intensité. La somme d’excitations qui en résultent a facilement tendance à déclencher un déséquilibre du moi fragilisé, ainsi qu’une série de réactions en chaîne qui aboutit à un état confusionnel hallucinatoire, à l’envahissement par des réminiscences des expériences traumatiques précoces et au débordement par l’angoisse.

Nous avons vu que se produiraient alors des oscillations entre deux processus touchant l’écran interface psychique, décrit par W.R. Bion 695 , puis G. Lavallée 696 .

Il me semble que ce phénomène de projection de l’écran hallucinatoire pourrait se produire par le truchement d’un objet, et que ceci pourrait relancer les oscillations que je viens d’évoquer. Un nouvel épisode de détournement de l’attention des stimuli exogènes et d’hallucination négative en ferait un écran « blanc », support de projections. Sa réalité et la réalité de ses intentions ne seraient alors plus perçues ; il n’existerait aux yeux du sujet qu’en produit du faisceau de ses projections 697 . Ainsi, j’ai indiqué que ces enfants pourraient régulièrement « confondre » leur assistante maternelle ou leur éducatrice, par exemple, avec un « monstre hostile » ou « une petite souris impuissante ».

Ainsi Noé attaque-t-il son éducatrice, en produisant aussi des gestes de protection, comme s’il était persécuté par un agresseur redoutable, jusqu’à ce qu’elle parvienne à capter son attention et se nomme. Il s’arrête lorsqu’elle lui dit « regarde-moi, je suis Pascale. » Elle rapporte qu’elle a alors l’impression, en voyant son regard s’éclaircir, qu’il « revient à lui ». Il s’apaise alors et cherche à se faire câliner et rassurer.

La considération de ces éléments de nature paradigmatique m’amène donc à reformuler mon hypothèse de départ, afin qu’elle puisse servir de « pont » entre celles qui concernent l’intolérance aux effets de la rencontre d’objet et celles qui se rapportent au besoin, à la nature de l’investissement et aux utilisations de l’objet.

Il me semble que les relations que les enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces entretiennent avec leurs objets reposent sur un mode d’investissement particulier, fondé sur le retournement d’un principe à l’origine subi, en principe délibérément « agi ». On pourrait le formuler ainsi : puisque les lacunes du développement de leur appareil psychique, issues d’expériences d’interactions précoces catastrophiques, ne permettraient pas à ces enfants de percevoir et d’investir l’objet autrement qu’en faisceau de projections, ils vont activement entretenir ce phénomène.

Grâce à l’activation de la pulsion d’emprise, dont on a vu qu’elle aurait la même origine que la pulsion d’évacuation, c’est-à-dire une dérivation d’une partie de la pulsion de mort par la pulsion de vie, et sous l’égide de souverains fantasmes de toute-puissance, ces sujets vont développer des attitudes de contrôle sadique à l’égard de leur objet et tenter d’en faire des « moi auxiliaires », censés être à disposition permanente pour pallier sans cesse leurs fonctions internes défaillantes. L’objet est alors investi en « esclave soumis », non terrifiant, non démesurément excitant, puisqu’il serait sous le contrôle permanent du sujet hypervigilant. Il devrait se cantonner à son rôle d’objet réceptacle-conteneur, ou plutôt « dépotoir », conservateur, pourvoyeur de satisfactions diverses, obéissant « au doigt et à l’œil » à son maître tyrannique. Dans ce scenario, l’objet n’est pas et ne peut être sujet. Il doit demeurer objet-instrument de la satisfaction de l’enfant. On peut d’ores et déjà se souvenir de l’injonction que m’avait lancée Kevin « Toi, tu restes à ta place ! »

Les dernières hypothèses à explorer seraient :

  1. Celles qui concernent les effets sur l’objet, en particulier sur sa capacité de penser, d’accueillir, de contenir et de transformer les projections dont il est la cible, ainsi que ses réactions, à ces deux types d’investissement :
  1. La compulsion de répétition, la maîtrise absolue des expériences de déplaisir par sa production, les attaques inconscientes de tout processus de lien, de même que l’expression des affects éprouvés chez l’objet comme chez le sujet dans leurs aléatoires rencontres, affects qui écartent au lieu de rapprocher, signeraient à nouveau la présence active de la pulsion de mort, ainsi que le travail de la haine primaire. Cela produirait un principe de non-relation, à l’intérieur de la relation, analogue à l’expression négativante des anti-liens, qui appellerait l’utilisation défensive et palliative de fantasmes symbiotiques.
  2. Chez ces enfants « incapables d’oubli », dépourvus des bases de la symbolisation nécessaire au refoulement, dépourvus donc d’un inconscient fonctionnel, et dont le moi demeurerait sous l’emprise des identifications aux parties terroristes et terrorisées, il en résulterait la reproduction sans fin, en boucle, du trauma initial, dramatiquement « validé » et perpétué dans le réel par les expériences actuelles qui alternent phases de fusion et phases de rupture. Ainsi se creuserait l’antagonisme entre le sujet et ses objets potentiels d’investissement. L’issue tragique que l’on pourrait redouter semble être celle de la désobjectalisation, impasse relationnelle paroxystique, qui signerait la victoire de la pulsion de mort et de la haine.
  3. Les enjeux thérapeutiques principaux seraient donc d’une part de soutenir le potentiel d’identification à une partie qui semble plus « saine » et correspondrait à un objet interne soignant, attentif, empathique, contenant et consolateur. En cela, il paraît essentiel de soutenir ces compétences, et leur exercice continu dans la durée, chez les membres de l’entourage de ces enfants. D’autre part, soutenir la maturation et le développement de leur appareil psychique, en particulier ses capacités de contenance, de régulation, de différenciation et de liaison.

En étudiant une nouvelle série de comportements, qui eux incluent manifestement l’objet, je souhaiterais analyser à présent comment les principes évoqués ci-dessus se scénarisent ; puis comment l’objet réel ainsi investi participe au début à leur déploiement à son insu, grâce aux bénéfices secondaires inconscients qu’il commence à en retirer ; Comment ce principe aboutit presque toujours inévitablement au drame de la rupture entre les deux protagonistes, sous l’effet combiné des tentatives de dégagement de la part de l’objet externe et des réactions qu’elles suscitent chez le sujet. Nous verrons enfin comment ce schéma semble relever de la compulsion de répétition des expériences traumatiques précoces qui cherchent, là aussi, par le truchement de la relation actuelle, à se signifier.

Notes
693.

Voir supra Chapitre 1 : § 1.3 « Liaisons, liens intrapschychiques, transsubjectifs et intersubjectifs » et § 1.4 « Liens, liaisons et moi précoce »

694.

PINEL J.-P., (2002), Déliaison des liens et pathologies de l’acte à l’adolescence : les fonctions du cadre groupal et institutionnel dans les processus de reliaison, in MARTY F. et col., Le lien et quelques unes de ses figures, coll. Psychanalyse et Santé, Publications de l’université de Rouen, pp. 101-128

695.

BION W.R, (1962), op.cit., p.39

696.

LAVALLEE G., (1999), op.cit.

697.

Voir développement infra chapitre 3 § 3.2.4.2. « Fixation au stade du mode de relation à l’objet »