J’ai observé des comportements qui incluent l’autre dans leur déploiement, tout en demeurant dans le registre de l’omnipotence. Ils semblent venir signifier que ces enfants ont développé - grâce au recours aux mécanismes de défense précoces, puis aux procédés autistiques associés à l’élaboration de fantasmes de toute-puissance - une pseudo-indépendance, qui ne semble toutefois pas reposer sur l’acquisition de la différenciation moi/non moi. En effet, même si une certaine forme de contenance a pu malgré tout se construire, on a vu qu’elle n’a pas permis le dépassement de l’état de non-intégration, mais plutôt une forme d’aménagement défensif qui n’autorise pas l’organisation du fantasme d’espaces interne et externe, séparés et reliés à la fois par une membrane protectrice, souple et ajustable. Ces enfants paraissent maintenus dans une appréhension d’eux-mêmes et du monde dominé par la confusion des espaces et des identités. En ce sens, tenter d’isoler chez eux ce qui aurait strictement trait au champ de la relation objectale, intersubjective ou interactive me semble être une illusion plus grande encore que chez n’importe quel sujet à l’identité et au fonctionnement mental plus structurés.
Sur le plan psychique, la perception de la réalité de l’autre semble induire une précipitation du corps et de la psyché dans son espace interne, « comme si quelque chose d’horrible et d’effrayant était brusquement enfoncé dans son psychisme » 698 . Ceci susciterait, on l’a vu, des expériences émotionnelles paroxystiques traumatiques qui le plongeraient dans un état confusionnel où il n’y aurait plus de distinction significative entre les pulsions de haine et les pulsions d’amour, les bons objets et les mauvais objets, ainsi que les différentes parties de soi.
Ceci participerait à des vécus d’empiètement, d’intrusion, de dilution des différences et d’annihilation de soi, de même qu’au retour d’états primitifs de non-intégration, associé à des angoisses massives, rappelant les nécessités d’agrippement adhésif ; ces vécus réactualiseraient aussi les velléités de l’objet premier et le vécu agonistique suscité chez l’enfant lorsqu’il était le destinataire vulnérable de projections hostiles, confusionnantes ou prématurément érogènes. Les réminiscences des expériences d’impuissance, de détresse et de vulnérabilité extrêmes alors subies étant parfaitement insupportables, il faudrait éviter à tout prix leur déclenchement.
Nous avons vu comment les enfants de ma recherche ont tendance, pour y remédier, à se barricader dans la forteresse narcissique, à se « déconnecter » de réalités externe et interne, et à s’agripper à des sensations corporelles auto-produites. Mais ils semblent également avoir recours à un autre procédé, qui maintient le contact et le lien à l’objet, dans un retournement des positions passive-active. Ce qui fait retour de façon hallucinatoire et où le sujet se vit d’abord dans une position passive avant de le reprendre à son compte et de l’agir avec ses objets, c’est une modalité de lien paradoxal en collage et clivage, qui ferait coexister deux états opposés du lien : d’une part l’état de confusion soi-autre, qui est un état différent de celui de communication et de partage, d’autre part un état du lien où l’autre est considéré comme un « non-soi radical » 699 , non reconnaissable comme semblable, non identifiable.
A. Green700 propose d’y rattacher le « ruthless love » de D.W. Winnicott, et le décrit comme une forme de lien à l’objet qui témoignerait malgré tout d’un amour, mais s’exprimant de manière à ce que l’affect d’amour en question ne soit pas identifiable comme tel, mais se traduise par une violence sans considération aucune pour l’objet et ses ressentis, sans qu’un plaisir soit identifiable, sinon celui de donner libre cours à la pulsion. « Ce que le sujet recherche, c’est l’expression sans entrave de la pulsion, sans que la souffrance de l’objet fasse partie de cette jouissance. » 701
Il me semble que l’objet se trouverait alors pris dans le fonctionnement « scandaleux », selon P.Castoriadis-Aulagnier702, du psychisme appliqué d’abord au corps et à certaines parties de ses expériences, dans le même objectif. Le sujet méconnaît sans culpabilité la réalité de l’objet auquel il ne s’identifie pas, pour ne « connaître » que l’état quiescent que la psyché désire retrouver, ne pas éprouver ni physiquement ni émotionnellement, et le cas échéant, tout faire pour se débarrasser au plus vite de ces éprouvés, chasser « ces choses-là » perturbantes, déplaisantes et angoissantes au-dehors de soi.
Ces éléments me paraissent inviter à se méfier d’une interprétation trop hâtive, se fondant sur l’expression manifeste au premier degré, de certains comportements présentés par les enfants de ma recherche. En voici deux exemples :
Pour comprendre ce phénomène, M. Berger704propose de considérer que, dans ce mode de relation à l’objet, la présence et l’attention continues de celui-ci sont investies « comme l’air que l’on respire ». C’est-à-dire que ces enfants ne se rendent compte de leur caractère « vital » que lorsqu’ils viennent à manquer. Lorsque cela se produit, il leur devient impératif d’effacer la scène et les ressentis qu’elle a suscités en lui. Les conduites de séduction viseraient donc à annuler ce qui s’est passé et le sentiment d’avoir provoqué l’éloignement de l’objet, enfin à retrouver un mode de relation « collé » à l’objet. Si cela ne fonctionne pas, l’enfant semble ne percevoir que la seconde partie de la séquence, déniant la première. Le scenario qui subsiste devient donc : un méchant objet persécuteur repousse l’affection d’un pauvre enfant en détresse. Je reviendrai plusieurs fois sur les particularités de cette attitude afin d’en explorer toutes les dimensions, notamment celle qui a trait à la culpabilité, mais je vais d’abord en proposer une illustration clinique.
J’ai déjà rapporté des exemples de « crise de rage » de Sébastien, ses différentes phases ainsi que le contexte dans lequel elle s’est déclenchée. Par souci de cohérence, je choisis de conserver la situation de cet enfant afin d’illustrer ce nouvel aspect de comportement tyrannique.
Au cours d’un épisode similaire, déclenché par le fait que son assistante maternelle étant en train d’aider son fils dans ses devoirs scolaires, ni l’un ni l’autre n’étaient disponibles pour jouer avec lui, il hurle que les membres de sa famille sont des bourreaux, les insultent très violemment et dit qu’il va tous les tuer et se tuer ensuite. Il va même jusqu’à se saisir d’un couteau dont il menace le père d’accueil qui tentait d’intervenir. Celui-ci n’a aucun mal à le désarmer et à lui tenir les bras. Sébastien se débat quelques minutes et finit par s’effondrer. Le père d’accueil l’envoie se calmer dans sa chambre, ce qu’il fait docilement. Après un court moment, il sort de sa chambre, tout à fait calme, en chantonnant. Il se montre charmant et charmeur, fait des compliments, propose son aide au ménage. Il paraît n’avoir aucun souvenir de ce qui vient de se passer et s’étonne que les membres de la famille le battent froid et se tiennent à distance de lui. Le père d’accueil lui dit que cette fois, il a dépassé les limites et qu’il pense à téléphoner au responsable du service de placement pour qu’il lui trouve une autre famille. Le lendemain, il ne raconte que cet extrait à son éducatrice, en se plaignant d’être rejeté sans motif. Après que celle-ci a appris de l’assistante maternelle le reste de la scène, la peur que Sébastien leur a causé, et les intentions de son mari, elle les rappelle à Sébastien qui commence par nier farouchement, puis « explose » à nouveau. Les éducatrices doivent le contenir jusqu’à ce qu’il se mette à pleurer et à dire à son éducatrice en s’accrochant désespérément à elle qu’il ne veut pas partir de sa famille d’accueil, qu’il a peur d’être tout seul et qu’il faut qu’elle les empêche de l’abandonner. A aucun moment il n’exprime de regrets ni de remords quant à son attitude. Lorsqu’il est calmé, son éducatrice tente de le faire réfléchir à ce que les membres de sa famille d’accueil ont pu éprouver, mais elle se rend compte qu’il est incapable de l’imaginer. Elle tente de promouvoir une identification, mais cela reste sans effet. Il ne peut parler que de ce qu’il a lui-même ressenti « par leur faute » et persiste à trouver normale sa réaction et à ne pas comprendre qu’ils puissent lui en tenir rigueur.
La violence à laquelle A. Green fait allusion me paraît correspondre à la manifestation du surinvestissement du moi-narcissique au détriment du moi-réalité, qui accapare l’énergie pulsionnelle pour servir ses intérêts. Selon ce processus, ce ne serait pas la jouissance issue de la perception de la souffrance de l’objet qui serait visée, mais celle qui serait liée à l’affirmation du moi-narcissique. Il s’agirait donc d’une violence narcissique, dont l’expression poussée à son paroxysme aboutirait à la violence désobjectalisante, qui dépouille l’objet de sa qualité humaine jusqu’à la « déshumanisation chosifiante » 705 . L’objet deviendrait ainsi un objet-ustensile ou instrument en forme de réceptacle pour les projections et de distributeur de satisfaction sur commande, prolongement accessoire de soi, servant aussi de « prothèse » des fonctions dont le moi ne dispose pas ou qu’imparfaitement. Du côté du sujet, les organisateurs de ce type de lien de nature symbiotique, seraient des fantasmes de toute-puissance et de contrôle, vectorisés par la pulsion d’emprise. L’identification qui prévaut est celle qui porte sur la partie correspondant à un bébé rageur et haineux, éternellement insatisfait, avide, envieux et insatiable.
Le problème est que ce type de lien tyrannique semble comporter une forte dimension aliénante, car pour qu’il perdure et demeure efficace, il faut que l’objet s’y soumette, qui plus est de façon permanente. Il n’y est pas libre de ses mouvements : aucun rapproché, ni aucune distanciation ou séparation que le sujet n’ait lui-même initiés, ne sont envisageables. Le sujet y est lui-même aliéné, car toute rupture de cette modalité de lien le confronte à la perception brutale de cette réalité de l’objet, donc de sa séparabilité, qu’il cherche à éviter absolument, du fait des effets douloureux et terrifiants qu’elle produit en lui. Il semble qu’on retombe ici sur un aspect essentiel de la relation anaclitique, selon lequel l’objet ne peut être investi que dans et par sa présentification permanente, car le manque ou la distance de l’objet ouvre à nouveau le gouffre terrifiant, le « méchant trou noir plein de piquants », où le sujet risque de chuter sans fin.
Comment cela se traduit-il dans les rapports aux objets ?
MILLER L., (1997), La difficulté à établir un espace de pensée dans la thérapie d’une fillette de 7 ans, in RUSTIN M. , RHODE M. , et DUBINSKY A. et H., Les états psychotiques chez les enfants, op.cit., p.75
CAREL A., (2006), L’enfant violent : source et devenir, op.cit.
GREEN A., (1994), Sources, poussées, buts, objets de la violence, op.cit.
Ibid., p.232
CASTORIADIS-AULAGNIER P, (1975), op.cit .
Voir FERENCZI S., (1933), Confusion des langues entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion, op. cit.
BERGER M., (2007), conversation personnelle
GREEN A, (1994), Sources, poussées, buts, objets de la violence, op.cit., p.233