3.1.2 Étude clinique de séquences d’interactions : la reproduction des patterns inadéquats

J’ai déjà indiqué comment ces enfants supportent très mal que l’attention de leur objet se détourne d’eux ne serait-ce qu’un instant, a fortiori pour s’occuper d’un autre, ou qu’il se dérobe ou se refuse à la satisfaction de leurs exigences. J’ai décrit comment ils les suivent jusque dans les toilettes, les sollicitent, les touchent, les sentent en permanence, surveillent leurs moindres faits et gestes, font une bêtise dès qu’ils se sentent « lâchés » du regard. Ils ont tendance à se coller à quelques centimètres de leur visage et à agripper leurs membres ou leurs vêtements pour leur parler. La plus infime frustration déclenche un débordement d’angoisse automatique qui suscite une explosion de rage, une crise de larmes ou un repli dans la « bulle » autistique.

Voici quelques vignettes cliniques. Comme précédemment, elles rendent compte de comportements observés chez la plupart des enfants de ma recherche.

Noé et Irène enroulent fréquemment un bras ou une jambe autour de leur objet, ou tripotent une mèche de ses cheveux, lorsqu’ils se trouvent à côté de lui. Damien surveille sans relâche ce que font et où se trouvent les adultes qui s’occupent de lui. S’il ne les « colle » pas physiquement en les suivant partout, il se poste dans un couloir, endroit stratégique de la maison d’où il peut voir toutes les pièces et leurs occupants. Il ne supporte pas le moment de la douche, car il lui faut s’isoler et lâcher le contact perceptif avec les adultes. Il est incapable de rester seul, et de se poser spontanément sur une activité. Il faut qu’un adulte lui indique ce qu’il doit faire et s’asseye à ses côtés pour qu’il puisse lire, dessiner ou faire un jeu.

Kevin, comme plusieurs autres enfants observés et fréquemment évoqués ici, décide du jeu, impose les moments de câlins et les refuse quand il n’en a pas l’initiative. Toute activité ou conduite qui lui est proposée sans qu’il l’ait anticipée ni lui-même déclenchée est violemment rejetée. Au cours de nos séances, il m’ordonnait de « rester à ma place », puis il rappelait sa position de « roi des méchants ». J’en déduisais que j’étais censée me comporter en « sujet soumis ».

Jacques se met en danger dès qu’il a la sensation de perdre l’attention de son assistante maternelle ou de son éducatrice. Il se « met dans la peau » d’un super-héros et se lance dans des escalades ou des sauts périlleux entre deux chaises, du haut d’une table. Il se jette sur les personnes, s’agrippe à elles. Ce « jeu » répétitif de sauts par-dessus des distances dangereuses me paraît correspondre à un besoin de représenter et de maîtriser la situation psychique à laquelle le confronte la perception de la différenciation et de la séparation de l’objet par son éloignement : le vide que crée l’absence, le danger du manque et le risque qu’il pense courir de chuter, d’être aspiré dans le gouffre, d’être blessé, ainsi que ses tentatives de réassurance.

Dans un autre registre, Kevin aimait particulièrement pratiquer des jeux avec moi dans lesquels il me nourrissait : soit il était un patron de restaurant et moi un client, soit il était un parent et moi un enfant. Dans les deux cas, je devais être affamée, et attendre passivement, impuissante, qu’il me nourrisse. Irène pratique aussi ce genre de jeux, elle est, par exemple un médecin et moi une patiente gravement malade à qui elle fait subir des examens et des soins douloureux, que je dois supporter sans me plaindre ni demander d’explication, car, « c’est pour mon bien ». Elle aime aussi être une adulte qui doit s’occuper d’une enfant qui se met en danger, qui ne fait que des bêtises et qui ne sait jamais se « sortir du pétrin » toute seule : elle doit sans cesse la sauver, la gronder et la punir. Souvent elle se fâche, gronde et punit sans motif apparent, et sans donner d’explication.

Dans ce type de jeu, ces enfants ne m’autorisent ou ne m’invitent jamais à sortir de mon rôle. L’échange de rôle est également impossible.

J’ai toujours été impressionnée par l’état d’intense excitation où les plongent ces jeux : ils rient et s’agitent beaucoup, hors d’haleine, parfois leurs propos finissent par devenir incohérents, et ils peuvent se rouler par terre ou se mettre à me faire mal. Il me semble qu’en pensant à ces scenari, ils tenient d’échapper à une expérience émotionnelle d’impuissance qui les effrayaie : dans ces jeux, mais on peut se demander s’il s’agit bien de « jeux », ils peuvent « devenir » en un instant des adultes très puissants, et échapper à la douleur de se vivre petits et vulnérables.

Un dernier exemple afin d’illustrer ce phénomène :

Lors d’une de ses séances de thérapie, Gregory initie un jeu avec son éducatrice dans lequel il utilise des briques de plastique à assembler et des petits personnages. Il explique et met en scène avec beaucoup d’excitation une série de catastrophes qui amène la destruction des bâtiments qu’il avait construits et la mort de tous les personnages. Des morceaux de plastique jonchent le sol, les personnages sont éparpillés, couchés, dans la pièce. Il n’en reste plus un seul debout. Gregory veut immédiatement faire un autre jeu, et il reproduit le même scenario de destruction que dans le premier. Puis il veut à nouveau faire un autre jeu. Son éducatrice décide de l’arrêter un instant pour qu’ils contemplent ensemble le résultat de ces jeux. Elle lui parle du champ de ruine et de l’état de désolation du paysage. Elle signale la mort des personnages. Ceci semble correspondre au constat des effets de la destructivité de Gregory. Aussitôt celui-ci tente d’annuler la scène : il dit que les personnages ne sont pas vraiment morts et qu’ils vont revivre. Il veut reconstruire les bâtiments. Considérer les effets dépressiogènes de la contemplation de la désolation des ruines et des « cadavres » semble lui être totalement insupportable. Il déclenche aussitôt des conduites d’évitement des sentiments dépressifs et d’annulation magique en employant le fantasme tout-puissant d’un « Créateur » pouvant à loisir détruire, tuer puis ressusciter ses créations. Si son éducatrice l’en empêche, il a l’air de plus en plus inquiet. Il tente de ne pas regarder les ruines qui l’entourent. Il s’agite beaucoup, puis finit par tenter de s’enfuir, de quitter la pièce. Que fuit-il ? Quelles représentations terrifiantes l’envahissent à ce moment ?

Dans les scènes ci-dessus décrites, on perçoit l’investissement défensif du « refuge » dans des fantasmes de contrôle tout-puissant, mais également les effets d’excitation désorganisatrice que ces identifications déclenchent. Malgré le dispositif de « jeu pour de faux » ou « pour faire semblant », les effets des éléments mis en scène, de la « distribution » des identifications et des projections associées semblent déborder ces enfants.

Il apparaît qu’ils n’ont pas confiance dans la capacité de leur partenaire de jeu à contenir leurs émissions et à ne pas lui-même se laisser déborder et amener à agir de façon rétorsive. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous préférons utiliser une maison de poupées et des figurines pour les jeux scenarisés. Cela introduit un espace et une distance supplémentaires qui atténuent ces effets et limitent les débordements, sans toutefois les endiguer toujours suffisamment, comme le montre l’exemple des jeux de Gregory.

Un autre enfant, Nourredine, âgé de trois ans et 6 mois, produit le même type de réaction « explosive » à la perte du contrôle de son objet que Sébastien, Noé, Irène, Marie, Jacques, Gregory ou Kevin. Lorsqu’il est « contrarié », le plus souvent lorsque son assistante maternelle le laisse quelques instants, lui refuse ou lui impose quelque chose, il cherche à frapper tout ce et ceux qui passent à sa portée en hurlant : « méchant !méchant ! ». La persévérance déclenche une série d’insultes, de coups dans les murs et les objets. Dans ces moments où il paraît « hors d’atteinte », il lui faut 10 à 15 minutes pour s’apaiser sous l’effet de l’épuisement.

Au delà de cette agitation motrice désordonnée, on perçoit l’état de totale désintégration vécu par l’enfant . Ses comportements évoquent une lutte intense contre le danger de l’impuissance et la dissolution de son moi.706, sentiments engendrés par les états de désorganisation que j’ai explorés précédemment. On peut donc penser que toute exigence à leur égard suscite d’abord chez ces enfants une très grande anxiété inélaborable, qui déclenche l’activation d’un modèle interne en réaction défensive et un débordement qui se traduit, on l’a vu, par ces « crises de colère ». Cependant, l’expression de cette terreur première est extrêmement fugitive ; il est difficile de la déceler et d’en saisir le caractère originaire, car elle est très rapidement recouverte par ce qui peut être identifié comme des manifestations de rage.

Lucie a été gravement négligée par des parents très démunis sur le plan intellectuel avant que sa mère disparaisse sans laisser d’adresse et que sa sœur aînée et elle soient confiées à une famille d’accueil. Elle ne réagit pas par une explosion rageuse aux moments où elle a le sentiment de perdre le contrôle de son objet et d’être abandonné. Elle met en œuvre un comportement qui me semble équivalent, tout en signifiant des dimensions supplémentaires du vécu en jeu. Elle fait sur elle sans rien dire à personne, s’exhibe ainsi souillée, empuantissant l’atmosphère, jusqu’à ce que son éducatrice ou son assistante maternelle le remarque et la change. Elle peut faire cela plusieurs fois par jour. Une variante consiste à cacher des morceaux de papier toilette souillés dans différents endroits de la maison : sa chambre, la salle de bain, etc… sans en parler à personne, ce qui contraint son assistante maternelle à passer beaucoup de temps à fouiller pour les retrouver et à nettoyer la maison. Il me semble qu’elle montrait ainsi des identifications à plusieurs parties de sa personnalité : l’une correspondait au bébé repoussant, non-aimable ; une autre au bébé abandonné et terriblement en détresse : littéralement, ce bébé abandonné est « laissé dans la merde », par un objet insouciant, négligeant la conservation et les soins. Enfin, une autre correspond au bébé rageur, plein de haine, qui désirerait produire les mêmes ressentis chez son objet persécuteur, en contaminant son espace intérieur. La maison, les différentes pièces où elle cache les papiers souillés représenteraient l’intérieur de cet objet. Je reviendrai un peu plus loin sur cet investissement particulier de l’objet, dominé par l’identification projective.

Ces comportements induisent des effets rapidement insupportables chez ceux qui subissent ces comportements, et les conduisent généralement à deux styles de réponses. Soit ils tendent à isoler l’enfant loin de leur champ perceptif, « pour qu’il se calme », mais surtout pour tenter d’éviter d’agir à son encontre les pulsions violentes que la confrontation mobilise. Soit ils cèdent à la volonté de l’enfant et désinvestissent le conflit, ce qui a pour conséquence de faire cesser la violence mais pas l’agitation. L’assistante maternelle de Kevin, réagit habituellement de cette façon. Elle dit à ce propos : « Je finis par abandonner, il a gagné. » Elle décrit avec amertume comment Kevin lui paraît alors exulter, elle-même étant en proie à des sentiments paradoxaux et pénibles : à la fois « déprimée parce qu’il me mène par le bout du nez et que ça ne me ressemble pas », mais « soulagée qu’il se taise et s’arrête », enfin « coupable parce que je sens bien que ce n’est pas ce que je devrais faire, je ne lui rends pas service en lui passant tout, mais c’est mon besoin de tranquillité qui a pris le dessus ».

L’assistante maternelle de Nourredine quant à elle, réagit plutôt selon la première modalité. Les comportements du petit garçon lui sont tout aussi insupportables, mais elle met « un point d’honneur à ne pas (se) laisser faire ». J’ai parfois été impressionnée par la dureté avec laquelle elle parle de lui dans ces moments-là. Elle semble parler d’un enfant beaucoup plus âgé, voire d’un adulte, comme si effectivement les différences de générations et de positions étaient gommées, ou plutôt balayées par la violence de ce que l’interaction lui fait éprouver. « S’il croit qu’il peut commander, il se trompe. Il verra que je suis plus forte que lui à ce jeu-là. S’il tape, je tape, il faut qu’il comprenne : œil pour œil, dent pour dent ; ou je l’enferme à clé dans sa chambre et je m’éloigne, parce que ça pourrait aller trop loin. Là il hurle et il tape la porte. Mais ça ne dure pas. Il se calme tout seul. (Je demande combien de temps avant qu’il s’arrête) Pas longtemps, pas plus d’une demi-heure (sic !)…Heureusement, parce que s’il croit que je vais aller le consoler, alors qu’il a été si méchant avec moi…»

Il faut savoir que Nourredine a vécu jusqu’à l’âge de 18 mois avec une mère gravement délirante qui le laissait des heures durant dans son lit, dans une chambre obscure. Cette femme, que j’ai pu rencontrer quelques fois, m’a expliqué qu’elle ne répondait pas à ses faibles appels, mais s’occupait de lui quand ses voix lui disaient de le faire, et surtout quand il ne pleurait pas. Ses cris étaient très persécutoires pour elle, si bien qu’elle avait décidé de lui apprendre à ne pas réclamer en ne satisfaisant ses besoins que lorsqu’il ne criait pas. Lorsqu’il est arrivé chez son assistante maternelle, Nourredine était un bébé « à tête plate », mutique, une poupée de chiffon au visage fermé de « petit vieux ». Il présentait des stéréotypies inquiétantes, principalement des balancements, et les mêmes agrippements aux barreaux du lit que Kevin et Marie.L’assistante maternelle l’a alors beaucoup investi, sur le mode du « sauvetage »... On peut dire qu’il a rapidement évolué dans le sens où il est sorti du retrait relationnel, et a accompli de gros progrès en termes de développement. Mais, comme pour Kevin, l’hyperkinéthie a rapidement remplacé l’hypotonie, et au bout d’un an, il s’est mis à développer les mêmes comportements.

Lorsqu’on pointe à l’assistante maternelle, avec précautions, les effets de résonance de ses conduites réactionnelles avec le fonctionnement maternel qu’a subi Nathan, elle est tout à fait bouleversée. Elle peut dire qu’elle ne s’en rendait pas compte, mais qu’elle ne sait pas comment agir différemment. « Il me pousse à bout. Jamais je n’ai été comme ça avec les autres enfants que j’ai eus. Pourtant, après tout ce que j’ai fait pour lui… » Elle peut alors dire que sa colère contre lui dans ces moments-là est à la mesure de sa déception…

On constate ici, de manière frappante, la reproduction des modalités d’interactions contraignantes pour les deux partenaires, pris dans le même registre violent et traumatique que l’enfant a déjà subi par le passé de manière répétitive. Il semble que cette modalité particulière de transfert, que l’on pourrait assimiler à ce que J. Godfrind-Haber et M. Haber707 nomment  courant de base du transfert, tende à reproduire les aléas de la problématique de base, celle qui relève des avatars de la relation d’objet primitive ratée.

Si l’on reprend la séquence d’interactions, on s’aperçoit que la répétition se déploie sur deux niveaux :

  • Le premier concerne la répétition du non-advenu de la relation d’objet primaire, et fait écho aux failles dans la constitution des fondements de la position subjective ; ce qui est réactivé et fonde la puissance des mouvements transférentiels, ce sont des fantasmes d’inclusion réciproque, de fusion et de dépendance symbiotique.
    Du côté de l’enfant, celui d’un objet à investir totalement, en adéquation parfaite et permanente avec ses besoins et son fonctionnement ; un objet contrôlable, à disposition, dont la perception sur le mode « l’autre c’est moi » garantit la sensation de continuité d’existence, et dont les manquements suscitent une rage et une détresse qui dissolvent les différences entre les pulsions primaires, et évoluent en haine contre l’objet et la relation, servant les défenses narcissiques. Du côté de l’objet, c’est un fantasme de « mère toute-dévouée et paradoxée, à la fois cloturante et rejetante » 708  ; il relève également du registre omnipotent et conduit à une homologie de fonctionnement, fondée par le partage de l’illusion d’une empathie réciproque, d’une communication sans nécessité d’intermédiaire.
    Or, puisque les deux partenaires sont amenés à fonctionner sur un mode similaire, la réalisation du fantasme de l’un comme de l’autre achoppe sur la communauté d’un principe d’emprise exercé sur l’objet. La pulsion correspondante, mobilisée dans la relation interpersonnelle, a pour but de contraindre l’autre à adopter certaines attitudes, pensées ou comportements. L’actualisation des fantasmes sur ce mode pulsionnel induit un rapproché par procédures d’action coercitives, et conduit à des tentatives de dégagements brutaux de part et d’autre, sous forme d’agirs violents ou de rupture.
  • Ainsi s’organise le second niveau de déploiement de la répétition : l’impossible intrication des fantasmes réciproques d’emprise ramène le conflit aliénant force contre force, rétorsion pour rétorsion, et reproduit la problématique relationnelle pathologique primitive. Le « décor » est planté, les rôles distribués, l’intégralité de la scène interne, avec ses protagonistes, est projetée et « rejouée » dans la réalité.

A ce stade se pose la question des motivations inconscientes de l’induction de ces répétitions, de leur statut clinique et des processus qui les sous-tendent, de leur sens dynamique et du rôle qu’elles confèrent à l’objet. Pour tenter d’élaborer un modèle de compréhension, il convient de voir en détail les conditions d’avènement et d’organisation des relations qui les mobilisent.

Pour cela je propose d’étudier et de tenter d’analyser les différents aspects et les ressorts complexes des éléments que je viens de présenter.

Notes
706.

FRAIBERG S., (1982), op.cit.

707.

GODFRIND-HABER J., HABER. M., (2002), L’expérience agie partagée, in Revue Française de Psychanalyse, vol.66, 5, Tome LXVI, pp.1417-1460

708.

PINEL J.-P., (2002), Déliaison des liens et pathologies de l’acte à l’adolescence : les fonctions du cadre groupal et institutionnel dans les processus de reliaison,in MARTY F. et col, Le lien et quelques unes de ses figures, Publications de l’Université de Rouen, p. 114