3.2.2 Étude de l’investissement de l’objet externe en objet-mosaïque de sensations, puis en objets partiels

Il me semble que la « réanimation psychique » dont ces enfants ont bénéficié est un élément très important pour la compréhension de deux aspects de leur fonctionnement qui posaient question.

J’ai indiqué que je m’étais interrogée sur l’origine, chez ces enfants dont les premiers objets se sont montrés très inadéquats, de l’identification à cette partie « saine », qui paraît correspondre à un objet soignant, attentif, empathique et consolateur. également sur l’origine de leur capacité à sortir de l’évitement et de l’isolation pour nouer des relations d’attachement, certes très pathologiques, mais réelles et intenses.

Si on étudie l’évolution des modes de relation à leur objet de ces enfants, on s’aperçoit qu’ils semblent être passés de l’évitement, associé au repli dans la position auto-sensuelle et à l’agrippement adhésif aux sensations auto-produites, à un cramponnement et une dépendance extrêmes à celui-ci. Beaucoup d’assistantes maternelles m’ont ainsi rapporté qu’après quelques mois, elles ne pouvaient plus « décrocher » d’elles l’enfant accueilli. Il fallait le porter et le tenir « peau contre peau » en permanence, jour et nuit, sous peine de déclencher des hurlements de douleur, de terreur et de rage, dès qu’elles le déposaient dans son lit, sur un tapis ou dans un transat, même si elles demeuraient à côté de lui…

Sébastien, Marie, Nouredine, Noé et d’autres ne parvenaient à s’endormir qu’à condition que leur assistante maternelle ou leur éducatrice s’allonge près d’eux ou leur tienne la main, mais ils se réveillaient dès que celle-ci tentait de se dégager pour rejoindre sa chambre.

A partir du moment où ils avaient acquis la faculté de se déplacer, ils s’étaient mis à les suivre partout et à tenter de les agripper et de grimper sur elles. En grandissant, certains ont abandonné le cramponnement physique, mais semblent l’avoir remplacé par l’agrippement par la voix et le regard.

Ils s’étaient ainsi mis à développer une forme d’investissement qui m’a suggéré que l’identification adhésive procurant une identité de sensation, qui portait à l’origine exclusivement sur leur propre corps et sur des objets inanimés (les parois ou barreaux du lit, par exemple), avait pu englober leur assistante maternelle. Je dis « avait englobé », non « s’était déplacée », car on pouvait toujours observer des retours fréquents aux comportements auto-sensuels. Comme si l’objet-assistante maternelle était devenu, grâce à l’activation de puissants fantasmes symbiotiques, une nouvelle partie d’eux-mêmes à investir en objet autistique. Mais cette formulation ne me paraît pas tout à fait exacte. Je pense en effet que dans les premiers temps de l’attachement, ils ne percevaient pas l’assistante maternelle en objet total, mais plutôt de façon fragmentée, comme le font les nourrissons. Ils investissaient ces fragments pour s’y coller-identifier, en fusionnant avec les qualités de surface de l’objet-sensation-peau, l’objet-sensation-voix, l’objet-sensation-regard attentif, l’objet-sensation-cheveux, l’objet-sensation-chaleur, l’objet-sensation-parfum, l’objet-sensation-support. Il me semble que ce processus résultait avant tout d’une manoeuvre défensive, vis-à-vis des perceptions sensorielles de cet objet. Comme si ces sujets étendaient et appliquaient à l’objet le même processus défensif qu’ils employaient vis-à-vis de leur propre corps, de leurs propres expériences. Pour éviter les conséquences de la prise de conscience de l’unité et de l’indépendance de l’objet, causes du retour de toutes sortes de représentations terrifiantes d’abandon et de persécution, ces sujets auraient « diffracté » les perceptions de cet objet, puis isolé et dénié celles qui pouvaient conduire à la conscientisation redoutée. Ils auraient conservé uniquement celles auxquelles s’agripper pour alimenter leur sentiment de continuité d’existence, tout en leur permettant de continuer à s’absenter de l’expérience angoissante des réalités externe et interne. Ainsi, l’objet, le monde, le fait d’être en vie devenaient moins effrayants et plus supportables.

On retrouverait ici, dans cette défense contre la souffrance issue de la séparation, la manifestation de la zone autistique de leur personnalité. M. Boubli709 rappelle que les réactions de l’enfant dans ce contexte ne se font plus en fonction de la relation d’objet, mais essentiellement en fonction de sensations qu’il lui apporte. Elle écrit :

‘« Ce refuge dans l’auto-sensorialité serait donc intimement lié, originellement, aux menaces d’annihilation et d’anéantissement ressenties par l’enfant lorsqu’il est confronté à toute séparation réactivant la perte de l’objet mère-sein, bouquet de sensations, à une date antérieure au stade du développement affectif où il aurait pu disposer des éléments lui permettant d’affronter cette perte. » ’

Le problème est que les enfants de ma recherche semblent n’avoir jamais pu sortir de ce mode de fonctionnement et d’investissement de l’objet. Celui-ci a pu acquérir d’autres dimensions, la fragmentation a pu devenir moindre et une intégration minimale a pu s’accomplir, de façon à constituer notamment des objets partiels à partir de la mosaïque des fragments d’objets-sensations. En fonction de l’expérience émotionnelle qu’ils vivraient dans la relation avec leur objet externe, ils l’investiraient ainsi à partir de la projection des différentes imagos du sein : le bon-sein qui nourrit et guérit, le mauvais sein qui frustre et détruit et le sein idéalisé fantasmé omniscient, et immortel.

Ainsi, il me semble que, n’ayant pas constitué l’objet en objet total, les motivations premières de son investissement demeurent les mêmes.

Il n’y aurait pas eu d’unification ni de développement de l’appareil psychique suffisant; l’intégration du moi serait demeurée suspendue et le degré de dépendance qu’implique ce système devenu immuable, jusqu’à être totalement aliénant pour eux et pour leur objet. De ce fait, si les « soins intensifs » de l’objet externe paraissent leur avoir été indéniablement salutaires et bénéfiques, il me semble que la façon dont ces enfants les auraient investis aurait produit une véritable addiction : ils ne pourraient plus se passer de lui, la perception de l’absence et du manque déclencherait des souffrances terribles, des états de terreur paroxystiques, des vécus d’agonie psychique, que seul le contact perceptif direct avec l’objet pourrait apaiser. Ainsi se trouveraient-ils « piégés » dans ce système, car cet objet-nébuleuse-de-sensations n’est pas une partie d’eux-mêmes dans la réalité, elle n’est donc pas indéfectiblement à leur disposition comme leurs propres membres, leur musculature ou leur voix. Elle peut donc « manquer à l’appel », faire défaut, se refuser, disparaître.

Ainsi se referme le cercle vicieux originel, qui abolit les distinctions entre les pulsions de haine et les pulsions d’amour: se trouver attaché et dépendant d’un objet séparé, imprévisible, appréhendé et investi en objets partiels, susceptible de faire vivre toutes sortes d’excitations et de terreurs, et de réactualiser ainsi toutes les expériences précoces traumatiques.

En ce sens, les bons soins intensifs du nouvel objet externe aurait favorisé une régression aux tout premiers stades du développement, mais que le processus n’évolue plus. Autrement dit, du fait que la relation à l’objet externe qui y correspond devienne interminable, cette régression ne semble pas être une phase répétitive essentielle dans le développement d’un relation créatrice au monde, mais plutôt une régression profonde, pathologique à visée exclusivement défensive. Il semble qu’elle corresponde à ce que M. Balint710 a décrit, dans le cadre de la relation thérapeutique, sous l’appellation «  régression maligne  », et qu’il oppose à l’autre forme de régression, appelée « régression bénigne ».

Il me semble que l’on puisse dégager un autre aspect du « maternage intensif » dont ces enfants ont fait l’objet lors de leurs premiers temps d’accueil : il leur a permis d’expérimenter à plusieurs reprises, puis d’intérioriser, enfin d’abstraire en représentation opérante, une séquence interactive mettant en scène un objet parfaitement adéquat et disponible. Je pense même qu’on pourrait le qualifier de « super-objet », car les assistantes maternelles que j’ai rencontrées m’ont confié qu’elles étaient dans une telle inquiétude pour ces enfants à l’agonie qu’elles avaient été bien plus prévenantes, attentives et tolérantes à leur égard qu’avec leurs propres enfants. Mais apparaissent alors deux écueils considérables dans cette configuration. L’un correspond au fait que l’abstraction, l’intériorisation d’un type de séquence interactive comporte toujours au moins deux protagonistes : l’objet et le sujet. Or, dans celle-ci, le sujet n’était plus un nourrisson mais demeurait un bébé en détresse, dont l’état justifiait une prise en charge intensive de tous les instants et impliquait une disponibilité totale de la part de l’assistante maternelle. Certaines m’ont confié qu’il leur était arrivé de délaisser complètement leur conjoint ou leurs propres enfants pour se consacrer « corps et âme » au sauvetage de l’enfant. Le constat que celui-ci semblait tirer grand profit de leur dévouement renforçait leur détermination. Elles expriment d’ailleurs toujours une grande fierté à avoir réussi à réanimer et sauver l’enfant.

L’une d’entre elles m’avait ainsi dit être convaincue que l’enfant accueilli « lui doit la vie, d’une manière différente, mais plus que ses propres enfants. »

Notes
709.

BOUBLI M., (2002), op.cit., p.64

710.

BALINT M., (2001), Les différentes formes de régression thérapeutique, in DREYFUS S, L’HEUREUX LE BEUF D. (dir.), Fixation, régression, PUF, Paris, pp.107-120