3.2.3 Du repli narcissique au cramponnement contrôlant : la fusionaddictive et interminable

Ainsi s’était-il progressivement établi entre eux un mode de relation totalement fusionnel et symbiotique, que l’enfant me semble avoir intégré, à côté du précédent issu de la relation à l’objet premier, en modèle de référence. J’ai indiqué « à côté », car je pense qu’il n’a en rien recouvert ni annulé le premier modèle, mais qu’il lui a plutôt conféré une dimension supplémentaire. Cette dimension, que j’ai déjà évoquée, correspond à des effets de nouveauté terrifiante, rendant obsolètes tout le corpus de représentations et le système adaptif développé jusque là711 : des effets de perte de repères et de sens, des effets d’accroissement de la culpabilité primaire à ne pas être parvenu auparavant à se créer cet environnement, enfin des effets de crainte permanente de perdre ce nouvel environnement – et ce nouvel état de bien-être - et de retrouver les vécus précédents. De ce fait, l’enfant aurait donc intérêt à continuer à se comporter comme un bébé souffrant et en détresse pour ne pas risquer de perdre le « super-objet » qu’il aurait ainsi « trouvé-créé »,même si la réalité de son état ne le justifie plus.

Mais ce nouveau modèle me paraît comporter un autre écueil, relatif à l’évolution même de l’état de l’enfant, mais aussi aux revendications de l’assistante maternelle et de son entourage. J’ai indiqué que les « soins intensifs » ont permis une grande amélioration de l’état de l’enfant et qu’à terme, ils se justifient moins. L’assistante maternelle (et/ou son entourage) peuvent donc légitimement aspirer à une évolution de la relation et de sa position, lui permettant de cesser d’être un « super-objet », de retrouver une autonomie et de réinvestir sa famille. Les interventions des tiers environnants vont d’ailleurs dans ce sens.

Mais cette évolution ne peut être que problématique.

  • D’une part parce que l’enfant n’est absolument pas disposé à perdre ce type de relation, pour au moins deux raisons, selon moi.
    D’abord parce que les aléas de ses premières relations d’objet n’auraient pas permis un développement suffisant de son appareil psychique et que son moi-narcissique se serait hypertrophié au détriment de son moi-réalité En conséquence, toutes les pulsions participant à l’investissement du monde extérieur, au développement de la curiosité et des forces de croissance qui poussent à la différenciation, à l’autonomie, à la séparation, et ainsi à la distension de l’unisson narcissique, se seraient vues privées de toute énergie au profit de celles qui participent au renforcement de la forteresse narcissique, du système de défense et des pulsions afférents. L’énergie de l’enfant serait investie dans la pulsion d’emprise, dans l’élaboration et la mise en œuvre de fantasmes de toute-puissance et de contrôle de son objet. Ceci car l’enfant resterait dans une dépendance extrême à l’objet : il aurait besoin de consommer du bon objet en permanence.
  • Ensuite, parce que toute tentative de dégagement et de distanciation de l’objet induirait une rupture du fonctionnement psychique et une précipitation des réminiscences hallucinatoires du vécu agonistique traumatique premier, pour les raisons et avec les conséquences que l’on a vues.
    A ce stade, il me paraît important d’apporter une précision à la question des « angoisses de séparation ». J.-M. Gauthier712, développant les idées de M. Sami-Ali713, rappelle qu’il est important de distinguer l’espace réel perçu et l’espace tel qu’il est appréhendé ou vécu psychologiquement. En effet, le fonctionnement psychique singulier de l’enfant ferait qu’il évolue dans une appréhension particulière de l’espace, en deux dimensions. Ou plutôt, dans une appréhension de l’espace où la troisième dimension n’aurait pas de valeur de séparation et où le temps ne serait pas a priori irréversible. J.-M. Gauthier indique alors qu’il semble difficile, dans cette perspective, d’imaginer que l’enfant serait d’emblée soumis à des angoisses de séparation dès qu’il voit son objet se séparer réellement de lui, dans un espace à trois dimensions qui n’est que l’espace de la perception. Aussi propose-t-il le modèle suivant714, qui me paraît effectivement tout à fait pertinent, au regard des observations et des analyses que j’ai pu moi-même réaliser, et dont j’ai rendu compte au chapitre 2715 :
    « Nous ne pensons pas que la séparation qui peut exister entre le bébé et sa mère ne peut avoir aucune conséquence sur lui mais il serait peut-être plus intéressant de penser cette absence, non pas en termes de séparation mais en termes d’absence de fonctionnement psychique ou de soins. Si nous poursuivons notre hypothèse jusqu’au bout, qui voudrait que le fonctionnement psychique soit en même temps un phénomène relationnel, les angoisses de séparation pourraient bien mieux être appréhendées et comprises comme étant des ruptures dans le fonctionnement psychique du bébé en relation avec sa mère, plutôt que comme un éloignement dans le réel de l’enfant et de la mère, ce que sans doute le bébé ne peut concevoir en tant que tel. »
    De ce fait, et en m’appuyant sur les considérations précédentes à propos des défauts majeurs d’enveloppe personnelle chez ses enfants, j’ajouterai qu’il me semble qu’on pourrait également penser à la participation d’un fantasme de peau commune dégénéré  car, lui aussi, interminable, c’est-à-dire non « psychisable ». N’ayant pu constituer d’équivalent psychique interne, ces enfants auraient perpétuellement besoin de le vivre dans la réalité. Ainsi toute séparation ou distanciation ne pourraient être perçues et ressenties que comme des arrachements, des amputations extrêmement douloureuses.
  • D’autre part, l’évolution du lien symbiotique, inhérent à la nécessité des « soins intensifs », serait problématique parce qu’il pourrait être également « addictif »pour l’objet lui-même.
    En effet, il pourrait en retirer des bénéfices secondaires narcissiques non négligeables auxquels il pourrait être difficile de renoncer. Être investi en « sauveur », être l’ « unique » dont la survie dépend, être l’ « idole » dont les absences suscitent une douleur terrible que personne d’autre ne peut apaiser, qui seul comprend et sait répondre aux besoins et à la détresse de l’enfant peut certes à terme devenir aliénant et pesant, mais peut aussi procurer une secrète jouissance dont il est douloureux d’être « sevré ».
    Il me semble qu’on retrouve dans ce type de liens, qui « ligotent » plus qu’ils ne relient les deux partenaires, certains principes organisateurs de la relation de séduction narcissique pathologique interminable que décrivait P.-C. Racamier716. On a vu qu’une phase de relation de séduction narcissique semble souhaitable et nécessaire, car elle permet de constituer une unité où chacun se reconnaît dans l’autre, ou plus exactement se reconnaît dans l’unité qu’ils forment ensemble. Mais la séduction narcissique « anormale » et pathogène serait une séduction « qui a mal tourné », qui serait devenue captatrice. Elle serait exclusive, intolérante ou aveugle envers et contre tout ce qui pourrait distraire chacun des partenaires de leur fascination réciproque : le monde extérieur, les attractions libidinales, finalement, contre le mouvement libidinal de la vie.
    P.C. Racamier en formulait ainsi le fantasme organisateur « Ensemble nous formons un être à tous égards unique, inimitable, insurmontable et parfait. Ensemble nous sommes le monde, et rien ni personne d’autre ne saurait nous plaire. Ensemble nous ignorons le deuil, l’envie, la castration… et l’Œdipe. » Dans cette configuration, rien d’autre n’unirait les deux partenaires que le ciment narcissique. Il faudrait rester toujours à deux, collés dans l’espace et la pensée, « soudés moins par le cœur que par le moi ».
    J’ai le sentiment que cette relation interminable de fusion-séduction narcissique est en étroite corrélation avec la relation première traumatique et qu’elle pourrait correspondre à l’activation et aux projections des éléments du premier modèle interne opérant de l’enfant.
    • soit parce que leur premier objet n’aurait pas été disposé à ce qu’elle s’établisse, en ce cas le deuil d’une situation qui n’est pas advenue ne pourrait se réaliser
    • soit qu’il n’aurait pas été disposé et n’aurait pas permis, du fait d’une addiction aux gratifications narcissiques qu’elle procure, à ce qu’elle trouve son terme naturel en suivant les mouvements d’autonomisation, induites par les forces de croissance qui poussent à la différenciation, à l’autonomie, à la séparation et ainsi à la distension de l’unisson narcissique. 

J’ai ainsi pu observer que ces modalités de lien paraissent s’être constituées, organisées et figées avec l’assistante maternelle. Mon hypothèse est que cette reproduction a été très favorisée par la conjoncture de l’état de l’enfant à son arrivée et de dispositions personnelles inconscientes de l’objet-assistante maternelle à se laisser emporter dans la relation fantasmatique de sauvetage.

Le devenir heureux de cette relation périlleuse risque fort de reposer sur la capacité de l’assistante maternelle à en percevoir les limites et les dangers et à supporter les réactions violentes de l’enfant à sa prise de distance, ainsi qu’à ses autres investissements. Certaines m’ont semblé y parvenir, grâce notamment à des appuis extérieurs et au soutien de leur compagnon et de leur famille. Mais d’autres s’y sont enferrées au point d’en souffrir beaucoup et d’y perdre leur couple et leur santé. D’autres encore y ont renoncé de façon drastique, par un arrêt de l’accueil et une rupture totale avec l’enfant, sacrifiant leur relation pour sauvegarder ce que les autres ont perdu.

Il eut été intéressant, et je déplore de ne pas pouvoir le faire ici du fait des limites que doit nécessairement respecter ce travail, de traiter les aléas de la fonction tiercéisante dans ce type de relation. C’est un aspect qui me semble important pour la compréhension autant de la réussite que de l’échec de l’évolution de la relation aliénante « sauveur-sauvé ». De même, j’ai indiqué que certaines assistantes maternelles pouvaient présenter des dispositions personnelles inconscientes à se laisser prendre dans ce type de liens, mais j’ai renoncé à en développer l’étude. Ceci mériterait d’y consacrer une recherche particulière, qui pourrait avoir comme fondement le questionnement des motivations à l’origine du choix d’une profession qui implique de s’occuper quotidiennement de ce type d’enfant. Toutefois, je me propose d’étudier plus loin les motivations de l’identification à cette position chez l’objet en lien avec le mode de fonctionnement des enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces, car je l’ai rencontrée chez tous ceux qui ont été amenés à établir une relation de proximité et d’attachement avec eux, quoique dans des proportions variables.

Notes
711.

Voir notamment chapitre 2 § 2.5.3.1 « Pulsion de mort et mécanisme de défense »

712.

GAUTHIER J.-M., (2002), Le regard et l’affect aux fondements de la représentation, in L’observation en psychothérapie d’enfants, op.cit., pp.65-92

713.

SAMI-ALI M., (1974), L’espace imaginaire, Gallimard, Paris

714.

GAUTHIER J.-M., ibid., p.88

715.

Voir supra chapitre 2  § 2.2 « Défauts d’enveloppe et lacunes dans le système pare-excitations du moi »

716.

RACAMIER P.-C., (1996), L’inceste et l’incestuel, op.cit., in chapitre 1 § 1.7.4 « Distorsion de la séduction narcissique pathologique »