3.2.4.1 Agrippement et projections

Il apparaît clairement que l’engagement dans une relation d’attachement avec un objet singulier révèle particulièrement la partie psychotique de ces enfants, notamment les zones de fonctionnement symbiotique de leur personnalité. j’ai indiqué comment, dès l’amorce d’une reprise de relation sur fond d’attachement, les liens se créent par la relance des identifications adhésives puis projectives à l’objet externe. Ces enfants témoignent d’une constitution en cours de capacités projectives, qui éloignent de l’effondrement dans le « trou noir », et introduisent une dimension d’impulsion et de persécution.

En effet, ces liens demeurent pathologiques, dans le sens où il ne semble pas qu’il s’agisse d’identifications adhésive et projective normales, fondatrices de fond et de limites. Il semble plutôt qu’il s’agisse d’identification projective massive et pathologique. Cette sorte d’identification projective est destructrice, expulsive et excorporative ; elle vise la confusion constante des espaces et des identités. L’identification projective « normale », aux propriétés de communication et d’auto-représentation, ne paraît pas se constituer. Ce processus serait issu de la dégénérescence du principe d’agrippement adhésif primaire 717 .

Il peut paraître surprenant de penser la « cohabitation » de deux types d’identifications, car on a coutume de considérer que le recours à l’identification adhésive, qui vise la surface de l’objet, rend impossible la projection dans l’objet. En effet, D. Meltzer718 considère que, pour les sujets qui développent une identification adhésive pathologique, il n’y a pas d’espaces internes, ni du self, ni de l’objet, pour accueillir des contenus, des éprouvés. Le collage adhésif se déploie dans un espace bidimensionnel où la seule rencontre possible est l’accolement de deux surfaces. Or, l’observation met en évidence deux types de phénomènes qui renvoient chacun aux deux registres d’identification. On peut constater que la distanciation ou la séparation de l’objet est bien vécue dans un premier temps comme un arrachement et qu’elle déclenche la perte de « l’éprouvé d’être » que seul le collage procure. Mais on observe dans un second temps le déploiement d’une identification projective massive, sous forme de précipitation (particulièrement sensible, on va le voir, dans l’agir violent) dans le corps et l’espace mental de l’objet. J’ai donc à nouveau le sentiment, comme j’en ai fait état précédemment719, que le mode de fonctionnement psychique de ces sujets a tendance à osciller entre différentes positions. La nature de l’expérience émotionnelle induite par la distanciation de l’objet déclencherait ainsi un basculement du moi sous l’influence de la zone psychotique de sa personnalité et le recours à l’identification projective massive.

Il s’agirait d’un mouvement au service de la négation de la réalité de l’objet-séparé, et de l’appropriation de celui-ci comme un objet-prothèse-ustensile sous contrôle, partie annexe de soi, dans lequel le sujet se débarrasserait des parties redoutées et non-désirées de soi. J’y reviendrai720.

A la différence de l’identification introjective à l’objet, qui enrichit le moi, ce type d’identification projective pathologique aliène le moi. Grâce aux identifications introjectives, l’enfant n’assimile pas seulement un objet, mais les qualités psychiques qu’il perçoit en lui, car ces identifications ne portent pas tant sur les objets eux-mêmes que sur la qualité de la fluidité et de la circulation des liens avec eux. A. Konicheckis721 indique que, peu à peu, le processus se fait structure :

‘« En groupant et rassemblant les différents embryons sensoriels et émotionnnels, les identifications introjectives procèdent aux séparations entre le self et les autres et trouvent ainsi leurs si importantes fonctions organisatrices et structurantes. » Ainsi l’enfant peut-il saisir et faire siennes des possibilités transformationnelles. ’

Mais nous avons vu dans le second chapitre que l’expérience répétée de ruptures ou d’une grande discontinuité des liens avec l’objet premier, notamment des liens corporels, telles que les enfants de ma recherche en ont très vraisemblablement tous vécu, engendre une difficulté majeure à développer des liens intra-psychiques. De plus, dans ce contexte, A. Konicheckis indique que « L’absence de liens corporels devient l’objet d’une identification introjective et structurelle. » On peut donc penser que, chez les enfants de ma recherche, c’est la discontinuité imprévisible, entre désinvestissement et empiètement, des liens avec l’objet qui a été introjectée. Ces enfants demeurent donc dépendants d’identifications imitatives et projectives, portant sur un partage étroit et continu de sensations et d’affects avec leurs objets. Un des problèmes majeurs qui en résulte est que ces identifications ne contribuent pas à la différenciation des liens entre l’enfant et son entourage. Elles risquent plutôt d’entraîner des états confusionnels et confusionnants.

Dans ce sens, il me semble qu’on puisse parler de « liens pathologiques », mais N. Minazio722 considère même que cet investissement de l’objet ne se constitue pas en lien pour autant, car723 « le lien suppose un écart minimum entre deux éléments, entre le moi et l’objet pour que se constitue et se développe la vie psychique ». Peut-être peut-on alors considérer que c’est le lien intersubjectal qui échoue à se constituer. Comme je l’ai indiqué plus haut, j’ai le sentiment que ces enfants ne peuvent pas « utiliser l’objet » 724 au sens winnicottien de l’expression, et restent aliénés à un besoin de consommation de bon objet.

Notes
717.

HAAG G., (1997), Ressemblances et différences entre les psychoses symbiotiques et les psychoses post-autistiques chez l’enfant, op.cit., p.212

718.

MELTZER D., (1975), op.cit.

719.

Voir chapitre 2 § « Des états et des modes de fonctionnement différents ». Selon la nature de l’expérience du sujet, ce serait telle ou telle zone de sa personnalité qui s’activerait et produirait le mode de fonctionnement qui lui correspond. Ainsi son moi se trouverait tantôt sous l’influence d’une partie ou d’une zone autistique, tantôt d’une zone psychotique, tantôt d’une zone état-limite…

720.

Voir infra chapitre 3 § 3.2.4 « Processus organisateurs du lien à l’objet externe » et § 3.2.5 « Analyse de l’investissement de l’objet »

721.

KONICHECKIS A., (2002), Relations entre trois polarités identificatoires : introjective, projective et imitative, in Modalités du lien dans la clinique au quotidien : des identifications à la crèche, op.cit., pp.215-232

722.

MINAZIO N., (2002), Les états autistiques, in Revue Française de Psychanalyse, 5, pp.1771-1778

723.

MINAZIO N., (2002), ibid., p.1774

724.

WINNICOTT D. W., (1971), L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet aux travers des identifications, in Jeu et réalité. L’espace potentiel, (1975) tr.fr. Gallimard, Paris, pp. 120-131