3.2.4.2 Fixation au stade du mode de relation à l’objet

Si l’on reprend le modèle proposé par D.W. Winnicott, on pourrait dire que ces enfants demeurent au stade du mode de relation à l’objet. En effet, D.W. Winnicott indique que dans le mode de relation à l’objet, celui-ci est devenu significatif pour le sujet. Les mécanismes de projection et les identifications ayant été mis en œuvre, l’objet acquiert ainsi une existence et un statut pour le sujet. Mais ceux-ci correspondent encore au faisceau de ses projections, tandis que dans le stade suivant de l’utilisation de l’objet, il est tenu compte de la réalité de l’objet, de sa nature et de ses comportements. L’objet fait alors partie de la réalité partagée. L’un des éléments essentiels de ce modèle me paraît correspondre au fait que le passage entre le mode de relation à l’objet et l’utilisation de l’objet dépend de l’évolution de la place assignée par le sujet à l’objet, en dehors de l’aire du contrôle omnipotent de celui-ci. « A savoir la perception que le sujet a de l’objet en tant que phénomène extérieur et non comme entité projective, en fait, la reconnaissance de celui-ci comme d’une entité de plein droit. » 725 Or cette évolution ne va pas de soi : elle est conditionnée à l’issue heureuse de l’expérience de la destructivité interne.

D.W. Winnicott indique que, pour utiliser l’objet, il faut que le sujet en ait développé la capacité, selon un processus de maturation qui dépend de la rencontre avec un environnement premier « facilitant ». Selon lui, l’environnement doit pouvoir autoriser le mouvement de destruction fantasmatique de l’objet par le sujet, en l’assortissant de l’expérience que l’objet survit à cette destruction. Le processus de maturation se déroulerait alors en trois étapes :

On peut ajouter à la description de la troisième étape que, si le sujet perçoit que l’objet a résisté et survécu à la destruction, il considère surtout le maintien et la permanence du lien d’investissement tendre, de la préoccupation contenante et de l’adaptation de l’objet à ses besoins fondamentaux. Il perçoit que, bien que l’objet soit ainsi placé en dehors de l’aire du contrôle omnipotent et fantasmatiquement détruit, il ne s’effondre pas, ni ne disparaît, ni n’agit pas de représailles violentes, et son investissement du sujet demeure de même qualité. Le sujet en conçoit des représentations de base sécurisantes ; elles correspondent au fait que le sujet fait l’expérience que sa destructivité peut être limitée et surmontée, conscient que l’objet la supporte et que son attachement perdure. Enfin, qu’il peut donc vivre sereinement et en confiance sa position de dépendance à l’égard de son objet.

Ainsi l’objet peut-il acquérir un nouveau statut pour le sujet, développer sa propre autonomie et apporter sa contribution au sujet car celui-ci est dès lors capable d’investir la situation d’apprentissage. Il peut désormais utiliser l’objet selon ses propriétés propres et enrichir son moi, sans crainte et sans dommage narcissique excessif. Telle est une des théories fondamentales proposées par D.W. Winnicott, qui permet de comprendre que l’évolution vers l’utilisation féconde de l’objet dépend de la capacité de celui-ci à s’adapter aux enjeux de la destructivité fantasmatique du sujet. Il écrit :

‘« C’est là une position à laquelle l’individu ne peut parvenir, lors des premiers stades de croissance émotionnelle, qu’au travers de la survivance effective des objets investis qui, à cette période, sont encore en cours de destruction parce qu’ils sont réels, et ils deviennent réels parce qu’ils sont détruits. » 726

J’ai indiqué que, selon D.W. Winnicott, les expériences de destructivité fantasmatique maximale correspondent à une tentative de placer l’objet hors de l’aire du contrôle omnipotent du sujet.

A ce propos, il ajoute une précision qui me semble avoir une importance considérable pour l’analyse de la clinique observée. Si le sujet ne peut vivre ces expériences de destruction, suivies de celles de la survivance de l’objet et de la qualité de son investissement, il ne peut concevoir la sortie de l’objet de son aire de contrôle, ni l’appréhender autrement qu’en projection d’une partie de soi. Il ne peut par conséquent admettre et investir la situation d’apprentissage, ce qui le conduit à ne « tirer sa nourriture psychique » que du soi. Ceci entrave sa croissance psychique ainsi que son développement, et nuit au potentiel de changement. Or j’ai montré, lors de l’étude des caractéristiques des interactions précoces qu’ont expérimentées les enfants de ma recherche, qu’ils avaient été soumis de façon récurrente et imprévisible à des situations de désinvestissement de la part de leur objet premier, voire à des situations de violence ou de réel abandon. Que leur objet leur ait fait vivre le désinvestissement par incapacité de supporter les manifestations concrètes de leur destructivité fantasmatique, ou pour d’autres raisons personnelles qui ne les concernaient pas, me semble revenir au même, c’est-à-dire avoir les mêmes effets sur la qualité des représentations de base de soi et de l’objet, ainsi que sur l’évolution de l’appréhension de l’objet.

J’ai le sentiment que, du fait que ces enfants n’aient pas pu expérimenter la survivance de l’objet et du lien d’attachement à leur destructivité, et qu’ils aient ainsi été maintenus dans l’illusion primaire fondée par l’appréhension de l’objet en tant que faisceau de leurs projections, ils ont conçu des représentations effrayantes et culpabilisantes. Leur pouvoir de destructivité serait immense : ellee seraient « responsables » du désinvestissement et des vécus qu’ils suscitent ; une partie d’eux-mêmes-objet serait imprévisible, à la fois vulnérable, fragile, incompétente et violente. Il me semble qu’on peut trouver ici un indice supplémentaire quant à l’origine des caractéristiques des différentes parties clivées de la personnalité.

A ce stade, il paraît opportun de synthétiser les éléments de cette étape de développement.

Nous avons vu comment la recherche de collage, de contrôle tyrannique de l’objet, contrôle souvent tout-puissant et sadique, alimentée par des fantasmes symbiotiques, semble viser l’annulation des ressentis de détresse et d’extrême vulnérabilité, liés aux expériences de désespoir traumatique, agonistique. Elle semble également correspondre à une tentative de défense vis-à-vis d’angoisses primaires d’abandon, de rejet, de lâchage, voire de meurtre, ou de mort par « inanition affective et relationnelle ». J’ai donc le sentiment que lorsque ce que j’ai nommé « leur super-objet second » tente de s’éloigner de ces enfants et de se soustraire à leur emprise, il leur procure la sensation de perdre l’environnement adapté à leurs besoins existentiels et identitaires les plus profonds. L’empêchement de la mise en scène - et en actes - de ces fantasmes symbiotiques, de ce contrôle et de ce collage perceptifs permanents, risquerait ainsi de confronter ces enfants au sentiment de perte de leur propre substance, au retour des « angoisses primaires d’anéantissement » 727 et donc, on l’a vu, au retour hallucinatoire harcelant des traces mnésiques laissées par les expériences traumatiques de la relation première. Ceci susciterait alors une urgence vitale à s’agripper pour ne pas sombrer sans fin dans le trou noir728. Il me semble alors que nombre de passages à l’acte de ces enfants, où les dimensions de précipitation et d’agrippement sont manifestes, n’auraient pas pour but de nuire à l’autre, malgré leur violence et leurs évidents effets de contrainte ou d’agression. Ils seraient plutôt à comprendre comme des équivalents de ces gestes réflexes, traces d’instinct primitif, que l’on adopte automatiquement lorsqu’on se sent choir. Mais ils semblent avoir une autre motivation : ce vécu ramenant les réminiscences d’agonie subjective primitive déclencherait l’activation du modèle interne interactif, et l’enfant basculerait dans une série de réactions incontrôlables. Il me semble que l’expression de certaines de ces réactions dans la relation aux objets externes renvoit au registre de l’identification projective pathologique.

Notes
725.

WINNICOTT D.W., (1971), ibid., p.125

726.

WINNICOTT D.W., (1971), Ibid., p.126. C’est moi qui souligne.

727.

KLEIN M., (1932, 1952), op.cit.

728.

Ainsi F. Tustinécrivait-elle : « Une des réactions à la menace de chute, c’est d’essayer d’agripper quelque chose. ». (TUSTIN F., (1989), Le trou noir de la psyché, Seuil, Paris, p.143)