3.2.4.3 L’identification projective pathologique et ses effets

C’est M. Klein qui a introduit, dès 1941, le concept d’identification projective qu’elle développera tout au long de ses travaux.

Selon W.R. Bion729, « l’activité que nous appelons « pensée » était à l’origine un procédé visant à décharger la psyché d’un accroissement d’excitations et son mécanisme est celui que Mélanie Klein a nommé l’identification projective. »

Contrairement à l’identification introjective qui établit l’objet dans le moi en l’y intégrant de façon différenciée, c’est-à-dire de façon à ce qu’il ne soit « pas trop lié au narcissisme »730, l’identification projective crée des objet incorporés, qui conservent leur altérité, aliènent le moi et produisent des effets confusionnants et symbiotiques. J’y reviendrai731.

Le mouvement

F. Guignard732 attire l’attention sur le fait que la traduction française ne rend pas bien compte du sens porté par l’expression anglaise « projective identification ». En effet, en anglais, l’accent est mis sur « projective », donc sur le mouvement, tandis qu’en français, l’accent porte sur le substantif « identification », plutôt que sur l’adjectif « projective ». Bien que la traduction soit sémantiquement correcte, elle risque de « biaiser » le sens, car ce qui compte, c’est le mouvement projectif dans l’objet, le fait de la projection. Dans le même esprit, semble-t-il, A. Green733 indique que « ce qui définit la projection, ce n’est pas le caractère vrai ou faux de ce qui est projeté, mais l’opération qui consiste à porter sur la scène du dehors – soit sur celle de l’objet- l’investigation et même la divination de ce qui doit être rejeté et aboli au dedans. »

Les conditions

Un type de relation particulier à l’objet semble ainsi nécessaire au déploiement de ce mouvement projectif-intrusif. Ce type de relation me semble caractérisé par la confusion des espaces et des identités, et organisé par un phénomène de projection-assimilation de l’espace psychique personnel à l’espace psychique de l’objet externe. Il ne s’agirait pas ici de « fusion normale », mais d’un mouvement de « colonisation » de l’espace psychique de l’autre. Il convient ici de se rappeler d’abord qu’on a vu comment, en l’absence de psychisation des limites corporelles, celles-ci peuvent être projetées sur l’architecture, qui doit pallier les défauts d’enveloppe contenante. J’ai indiqué de quelle façon ce phénomène paraît perceptible chez les enfants de ma clinique qui recherchent des contenants matériels : sous les tables et les chaises, dans des angles de pièces, dans des cabanes faites de grands cartons retournés. Chez ces sujets au moi imparfaitement constitué et délimité, qui a donc tendance à se diluer et se confondre avec l’environnement, le mouvement des identifications n’irait pas de l’enveloppe au moi, ni des objets externes au moi, mais du moi vers le réel externe et concret. Or, j’ai l’idée que le rapport à l’objet externe, ou plus exactement à l’espace psychique de l’objet externe, est appréhendé de la même façon. Il s’agirait donc de « se mettre dans l’objet » pour l’annexer. Ici, je souscris au point de vue de M. Sami-Ali734, qui montre que la projection ne peut être considérée comme une mise à l’extérieur de ce qui se trouverait à l’intérieur du sujet, car la mise en œuvre de la projection suppose un espace imaginaire où l’ensemble des rapports spatio-temporels du sujet à son environnement subissent une transformation radicale, au point que le corps et l’espace ne sont plus dans une relation d’exclusion réciproque mais dans un rapport d’inclusion réciproque.

H. Segal735 établit un lien avec ce procédé et un fantasme cannibalique au service de l’identification projective. Il s’agirait selon elle736 d’« ouvrir son chemin en (l’objet) à coups de dents pour se mettre à l’intérieur de (s)a peau. »

Selon G. Haag 737 , l’identification projective massive produirait « une dynamique mortifère paradoxale », car elle se ferait sur fond de peur pour la fusion normale, qui implique que l’objet puisse lui aussi toucher et pénétrer l’intérieur du sujet. Il semble ainsi que, chez ces enfants, le mouvement ne puisse se faire qu’à sens unique, selon les procédés qui consistent à, d’une part transformer la perception du réel, par une succession de productions d’hallucinatoire négatif puis positif (mouvements internes), et d’autre part, de tenter de modifier effectivement la qualité de ce réel par l’induction dans l’objet externe et dans la relation à celui-ci d’éléments internes, véhiculés par des agirs et des attitudes contraignantes (mouvements externes). Je les développerai plus loin, mais je peux déjà indiquer pour repères que les éléments concernés s’organisent notamment en termes de « fusion / arrachement » , « préjudice / culpabilité », « séduction / persécution », « abandon / intrusion », « contrôle / impuissance », etc…

Les enjeux

L’enjeu de ce type d’identification ne serait donc pas de transformer et enrichir le moi grâce à la « mise au-dedans de soi » de nouveaux éléments tirés des expériences de lien avec le réel et les objets externes investis, mais plutôt la « mise au-dehors colonisatrice» des éléments anciens déjà présents dans le monde interne. Ce qui est recherché serait plutôt la confirmation des anciennes représentations, des anciens modèles internes opérants, de l’identité et du système de défense existant 738 , et non la création de nouveaux modèles et représentations.

P. Castoriadis-Aulagnier739 évoquait un principe organisateur de connaissance du monde qui équivaudrait pour le « Je » à se le représenter de manière à ce que la relation liant les éléments qui en occupent la scène lui soit intelligible. Elle précisait : « intelligible voulant dire ici que le Je peut les insérer dans un schème relationnel conforme au sien propre. » Cette mise en relation viserait, selon elle, non pas l’acquisition d’une connaissance de l’objet en soi – elle parle à ce propos d’ « illusion du Je » - mais bien de pouvoir « établir entre les éléments un ordre de causalité qui rende intelligibles au Je l’existence du monde et la relation présente entre ces éléments. »

Ces enfants semblent ainsi se « cramponner » désespérément à leur « acquis », bien qu’ils soient sources de souffrance, plutôt que de prendre le risque de passer par une phase de « vide », certes angoissante, mais propice au remaniement et à la création de nouvelles représentations et de nouveaux modèles, sources d’épanouissement.

Si l’on reprend la modélisation de W.R. Bion, on s’aperçoit qu’il semble se produire un phénomène de distorsion du principe de confiance dans « l’activité C »740. En effet, les abstractions tirées des expériences émotionnelles de même qualité suscitent un « sentiment de confiance » lorsqu’elles réussissent à représenter non seulement l’expérience émotionnelle d’où elle a été abstraite, mais également d’autres réalisations, encore inconnues au moment où l’abstraction a été produite. W. R. Bion précise que la confiance viendrait également d’une confirmation par « le sens commun » 741  ; il entend par là que « plus d’une personne dans un groupe partage ce qui semble être le même énoncé, de la même représentation d’une expérience émotionnelle. » Or, les enfants de ma recherche n’ont pas accès à ce « sens commun », car il ne paraît pas y avoir chez eux de « connexion » ni d’investissement suffisamment confiant aux personnes de leurs groupes pour qu’ils effectuent des manœuvres de « comparaison ». La confiance dans leurs abstractions ne paraît donc dépendre que du sentiment de conformité, de « mêmeté » (« sameness »), entre les l’expériences émotionnelles-sources et les nouvelles expériences. Ceci renvoyant à une certaine intolérance à la réflexivité742, il ne semble pas y avoir de potentiel de transformation ni d’adaptation. Les premières abstractions paraissent ainsi « indéboulonnables » et sans malléabilité. La conséquence pathologique, on va le voir, risque alors d’être le développement d’une tendance à modifier, parfois à détruire, ce qui, dans l’actuel, n’est pas conforme au pré-existant et empêche la colonisation.

Selon l’acception à laquelle je vais me référer, le mécanisme de défense de l’identification projective viserait donc à rendre le fonctionnement de l’objet homologue à celui du sujet, et à se débarrasser des éléments de son monde interne et des parties non désirées ou craintes (bien que parfois estimées) de sa personnalité dans l’espace de l’objet. L’identification projective « excessive » ou « massive » serait perceptible lorsque l’objet est forcé d’en prendre conscience à la suite de comportements, de mesures concrètes, d’agirs mis en œuvre par le sujet afin de l’amener à éprouver les émotions dont il ne veut pas et à adopter des attitudes qui confirment ses représentations et modèles internes.

Je propose de voir à présent ce que l’étude des ressentis suscités par la confrontation aux enfants de la recherche peut apprendre à ce propos, en particulier ce qui concerne le devenir de la subjectivité et des capacités de pensée de l’objet soumis à l’identification projective massive.

Notes
729.

BION W.R., (1962), op.cit., p.47

730.

CICCONE A., (2007), Psychopathologie du bébé, de l'enfant et de l'adolescent, op.cit.

731.

Voir infra chapitre 3 § 3.2.4.3 « L’identification projective pahologique et ses effets » et § 3.3.1.1 « Incorporation de l’objet-source de terreur, identification à l’agresseur et objets internes »

732.

GUIGNARD F., (1/12/2007), op.cit.

733.

GREEN A., (1983), op.cit., p. 233 (c’est moi qui souligne)

734.

SAMI-ALI M., (1990), op.cit.

735.

SEGAL H., (1991), Jusqu’à la dernière suée, in Journal de la psychanalyse de l’enfant, n°9, Traumatismes, pp.239-250

736.

SEGAL H., ibid., p.241

737.

HAAG G., (1997), op.cit.

738.

Je reviendrai sur cet aspect dans la partie ultérieure du développement : § 3.2.4 «Processus organisateurs du lien à l’objet externe » , et plus particulièrement lors de l’étude du traitement de la culpabilité, dans le § 3.3.2.3 « Configuration du traitement des expériences de culpabilité et d’angoisse dans le lien à l’objet externe»

739.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), La violence de l’interprétation, op.cit., p.28

740.

BION W.R., (1962), Aux sources de l’expérience, op.cit.

741.

BION W.R., ibid., p.68

742.

Voir infra § 3.3.3 « La quête conflictuelle de l’objet transformateur »