3.2.4.4 Analyse des ressentis

3.2.4.4.1 Décontenancer l’objet

L’analyse des ressentis743 me paraît devoir prendre là une place prépondérante pour la poursuite d’une approche clinique. En prêtant attention à mon propre vécu dans la confrontation à ces enfants, ainsi qu’à celui des assistantes maternelles et des travailleurs sociaux, j’ai dégagé des éléments communs. Il semble ainsi que leur contact suscite des états psychiques de blocage des capacités de liaison et de représentation, des effets de sidération de la pensée associative. L’espace de pensée est envahi par des sentiments violents d’être manipulé, vidé, dépossédé de sa subjectivité ; on éprouve la sensation de subir une agression insensée en étant réduit à une insupportable position d’impuissance. Ces sentiments s’accompagnent d’affects dépressifs, corrélés à des idées d’incompétence et d’inutilité. Ils suscitent en réaction de la colère, et le désir d’agir, de répondre concrètement, ou de se retirer pour se dégager de ce ressenti pénible, dans lequel, nous le verrons, il est pourtant nécessaire de se laisser prendre ; autrement dit, l’envie d’user de sa force physique pour contraindre ces enfants à cesser leurs provocations, l’envie de les maltraiter physiquement en rétorsion, ou bien de les désinvestir, de « les laisser tomber ».

Si l’on prête attention à ces ressentis, on s’aperçoit que l’agir violent paraît être le plus puissant vecteur d’identification projective. On peut remarquer qu’il intervient en général lorsque l’altérité subjective de l’objet externe se manifeste avec trop d’intensité dans la relation, et qu’il s’effectue dans un contexte psychique marqué par l’intensité du déni (déni des affects, déni de la subjectivité de l’autre). Il produit un effet de sidération, et peut ainsi effracter le psychisme de l’autre, qu’il déloge de ses assises subjectives. Il ouvre une brèche dans le système pare-excitations, délie les éléments a de la barrière de contact de l’objet, qui se charge alors d’éléments b. Il n’y a alors plus aucun filtre ni obstacle à la communication des projections de l’enfant, sous forme similaire d’éléments b. La confusion des espaces psychiques s’instaure, l’objet peut alors être contaminé par les parties non-désirées du monde interne de l’enfant, et incarner, littéralement « donner corps », à l’un de ses personnages-objets internes. Je tenterai de montrer un peu plus loin que l’objet ainsi « délogé de lui-même », semble également contaminé par le mode de traitement de l’expérience pathologique de l’enfant. Il se mettrait littéralement à fonctionner comme l’enfant ou comme l’objet premier intériorisé par celui-ci.

On peut penser que ce phénomène s’effectue d’autant plus facilement que, dans le contexte des interactions violentes, le sujet est « hors de lui ». Pour reprendre les expressions de D.W. Winnicott et d’A. Green déjà évoquées, lorsque le sujet est dans cet état, sa subjectivité ne « réside plus dans son corps », elle « s’excorpore » par l’agir sur l’autre. Certaines parties de la personnalité du sujet s’excorporent dans le moi-corps et l’espace psychique de l’autre qui en devient, à son insu et contre son gré, le dépositaire. Car, pour qu’une excorporation se constitue en projection744, il est nécessaire qu’elle soit accueillie sur un support psychique par l’objet. Du côté de l’objet, les personnes qui sont confrontées aux agirs violents et aux provocations de ces enfants disent que, dans un premier temps, elles ne savent plus que penser, ni comment se comporter, ou encore qu’elles ne « comprennent » pas ce qui se passe chez l’enfant, en elles et entre eux. Toutes ces expressions me paraissent indiquer qu’elles sont « décontenancées », au sens littéral du terme. Elles perdent leurs contenants de pensées, elles sont poussées hors de l’enveloppe de leur moi, et ne peuvent plus intégrer à leur moi l’expérience qu’elles sont en train de vivre. Autrement dit, elles ne peuvent plus prendre leur expérience dans leur moi et la lier pour l’assimiler, en faire du moi. Elles ne peuvent pas « com-prendre » leur expérience, au sens étymologique de « prendre – avec ». Elles ne peuvent donc pas y appliquer les processus transformateurs habituels de la pensée.

Puis ces personnes disent qu’elles deviennent « hors d’elles », et qu’elles ne se sentent plus elles-mêmes. Il me semble qu’on perçoit l’enchaînement de déliaison, puis de perte de contenant, puis d’expulsion et enfin d’envahissement qui suscite le vécu de dépersonnalisation. La question est alors qui, quel « coucou », occupe la place ainsi laissée vacante ? Nous le verrons plus loin745. Ce que l’on relève à un premier niveau très manifeste, ce sont des sentiments de désespoir, d’impuissance, de perte de la subjectivité, des éprouvés corporels d’angoisse, d’oppression, une augmentation sensible du stress et des phénomènes biologiques d’éconduction : une contracture musculaire, une augmentation de la sudation, une accélération de la respiration ; puis des éprouvés de rage, de colère explosive, des envies de violence extrême, le besoin de recourir à des évacuations motrices de la tension, à des procédés auto-calmants.

Ces éléments font écho au registre de l’archaïque, de l’en deçà de la symbolisation ; on perçoit que ce sont les zones du psychisme de l’objet correspondant à l’infantile le plus primitif qui sont mobilisées. Il est alors confronté à ses propres noyaux irreprésentés, soumis à ses points de fragilité, à ses failles personnelles dans l’activité de symbolisation. Ce vécu véhicule des craintes de désorganisation et de chaos interne.

Dans cet état de profond malaise, associé à la rupture de l’équilibre économique par excès de tension non métabolisée, on a vu que ce sont des velléités de passage à l’acte qui envahissent l’objet, répondant à un sentiment d’urgence à faire cesser la confrontation ou les comportements du sujet. Ces velléités m’ont paru proches de ce que J. Godfrind et M. Haber746 nomment « images d’action », et qu’ils considèrent comme des défenses, séquelles d’une zone traumatique. Ce type de défense, qui délite les différenciations et court-circuite la mentalisation, aurait pour but de faire cesser les effets internes de paralysie de la pensée ou des mouvements, induite par la prise de conscience d’une réalité traumatique .

D’autre part, l’activation d’images d’action à la place de représentations, sur la scène interne de l’objet, me paraît signaler l’induction de l’homologie de fonctionnement, puisqu’on remarque que l’objet se met à présenter les mêmes « handicaps » des capacités de liaison intrapsychique et de l’élaboration de représentations secondarisées que j’ai exposées précédemment chez les enfants de ma recherche747. J’y reviendrai.

Il semble que ces configurations particulières signent l’envahissement du champ intersubjectif par un affect paradoxal 748 , qui au lieu d’unir dans la relation, écarte ; autrement dit, qui induit un effet de non-relation à l’intérieure de la relation : l’objet ne parvient plus à « com-prendre » l’enfant ; son activité de représentation, ses capacités d’élaboration symboligène, sont court-circuitées ; enfin il est envahi par des éprouvés qui le poussent à rompre le contact avec l’enfant, à l’éloigner de son champ perceptif pour faire cesser l’induction de ses ressentis pénibles. Les comportements et les projections de ces enfants font ainsi vivre, semble-t-il, des expériences de déliaison, de désaccordage, qui mettent en échec les processus d’empathie et génèrent un malaise diffus, proche de l’égarement, ressenti de manière intime dans la corporalité même, et très difficile à verbaliser du fait de l’inhibition des facultés représentationnelles qu’il suscite.

Notes
743.

On pourrait évoquer ici une analyse des processus transféro-contre transférentiels, mais cela ne me paraît pas pertinent pour deux raisons au moins. Tout d’abord, je souscris au point de vue de T. Bokanowsky (19/05/2008, op.cit.) qui considère que ces mécanismes étant par essence inconscients, on peut difficilement y avoir accès en soi-même, et donc prétendre les analyser seul. D’autre part, les « ressentis » que j’évoque ne me paraissent pas pouvoir être pensés en ces termes parce qu’ils ne se sont pas exprimés dans un contexte de cure analytique. Ils m’ont été confiés par des personnes qui s’occupent de ces enfants au quotidien, et qui ont ainsi noué avec eux des relations d’attachement fortement investies affectivement. Je préfère donc rester prudente et parler d’analyse de « ressentis » ou « vécus émotionnels ».

744.

GREEN A., (1990), op.cit.

745.

Voir infra § 3.3 «  Figures, objets, sentiments et fantasmes organisateurs du modèle interne de la rencontre d’objet »

746.

GODFRIND J., HABER M., (2002), op. cit.

747.

Voir supra chapitre 2 § 2.2.1  « Excitations et fonctions du moi »

748.

EIDELMAN-REHALA B., (2002), Le regard confronté à l’impasse, in GAUTHIER J.-M. et col., L’observation en psychothérapie d’enfants, Dunod ,Paris, pp. 144-162