On perçoit ici l’attaque des capacités de pensée de l’objet. Par leurs comportements, ces enfants déstabilisent leur objet, le poussent hors de ses bases, de ses assises fondamentales. Mais on perçoit qu’ils attaquent également sa tranquillité d’esprit, sa capacité de pensée élaborative, autrement dit, selon le modèle de W.R. Bion749, la partie de sa fonction a qui correspond à la capacité de rêverie. Aussi, si l’objet reçoit bien et violemment les éléments bruts b projetés, il ne peut les accueillir de façon à les transformer et les renvoyer sous forme d’éléments a détoxifiés et assimilables. Quels seraient les motifs de ces attaques ?
Il semble que ce soit l’envie suscitée par la perception en l’objet de capacités dont le sujet ne disposerait pas lui-même, et dont il croit ne jamais pouvoir bénéficier de la part de l’objet. Le ressort de ces attaques envieuses serait l’investissement de l’objet selon un lien (-C), un lien de méprise et d’incompréhension (« misunderstanding »), qui produirait des représentations déformées, et selon un lien (-H), ou « anti-lien (H) », qui correspond au fait que la violence ne s’exprime pas dans un lien agressif. Il n’y a en effet pas forcément d’élaboration ni d’expression directe de l’agressivité ; le travail « sous-terrain », insidieux, de la haine ne se perçoit que dans le délitement des capacités de liaison propres à l’objet.
L’envie est un phénomène qui été initialement décrit par M. Klein750. Sur ce sujet, W.R. Bion751 a mis en évidence comment, lors des interactions précoces, la perception du sein, qui dispense amour, compréhension et sagesse, est ressenti comme suscitant envie et jalousie. Lorsque le nourrisson est aux prises avec des éprouvés de détresse et de douleur extrême, il ne les relie pas à un absence de bon sein apaisant, mais à un excès de présence de mauvais sein persécuteur. Il clive puis projette alors dans le sein actuel les éléments de l’expérience de rencontre avec le mauvais sein indifférent: douleur, peur, haine et envie.
Les représentations de l’objet (sein) et de soi qui sous-tendraient ces mouvements d’envie et de jalousie correspondraient au ressenti envieux d’un objet qui retire au sujet ce qui est bon et estimable dans l’élément de l’expérience émotionnelle qu’il projette en lui ; puis qui réintroduit de force un résidu dépourvu de toute valeur, tandis que le sujet se sent dépossédé et « psychiquement mis à nu ». La jalousie tiendrait notamment au fait que l’objet paraît disposer d’une capacité de contenance introjectante et d’un espace interne où les objets ont de la valeur et peuvent être source de jouissance, mais dont le sujet se sent exclu. Ces représentations, si elles sont réactualisées par de nombreuses expériences, se constitueraient en abstraction, et finalement en objet interne (-C).
W.R. Bion propose comme modèle de ce processus une situation émotionnelle où le nourrisson éprouve la peur de mourir. Dans le cas de l’investissement de l’objet en (-C), le nourrisson se trouverait aux prises avec une terreur indicible, car il se vivrait à la fois vidé de sa substance et envahi par le retour non transformé de sa peur de mourir. Il n’aurait d’autre choix que de rompre tout lien avec ces parties de lui-même intolérables, ainsi qu’avec cette réalité insupportable de l’objet, pour se retirer dans une forme de non-être analgésique. On a vu que ces expériences nourrissaient la pulsion de mort et son activité destructrice de déliaison752.
Ce problème ne pourrait ainsi apparemment être résolu que par la destruction, mais il s’en suivrait des effets de culpabilité et des angoisses de mort. Dans le contexte d’interactions avec un objet qui résiste – et qui prouve sa résistance au bébé qui le détruit dans son fantasme, grâce au maintien de la qualité de son investissement – ce phénomène pourrait connaître une élaboration fantasmatique avec les conséquences heureuses que j’ai décrites plus haut753. D’autre part, grâce aux processus d’identification introjective, favorisant la création progressive de capacités personnelles similaires à celles qui suscitaient l’envie et la jalousie, ces dernières pourraient s’atténuer. L’objet pourrait être investi en lien (C), organisé par les représentations tirées de l’expérience d’un sein qui modère et transforme certaines des composantes des éléments terrifiants projetés en lui, et qui permet au nourrisson de les réintrojecter sous cette forme assimilable, ce qui est source de croissance. Il pourrait donc se constituer dans l’espace intrapsychique du sujet un « bon objet interne (C) », selon une abstraction qui assurerait la conviction qu’il existe un objet capable et disposé à satisfaire et à apaiser la « faim » du sujet. Cet objet interne pourrait contre-balancer les revendications de l’objet interne (-C), selon lequel, au contraire, il n’y a rien à attendre et tout à perdre dans la relation avec le sein indifférent, vampirique et source de mouvements douloureux.
Mais dans le contexte des interactions avec un objet premier qui ne propose ou ne maintient pas de fonction a opérante, de capacité de rêverie adéquate pour le bébé, celui-ci risque fort de croire qu’il a effectivement détruit son objet et ses fonctions. Outre les effets de culpabilité primaire et les craintes de rétorsions que cela engendre en lui, il ne pourrait que continuer à se vivre dépourvu des capacités qu’il enviait chez son objet. Il demeurerait donc dans l’envie vis-à-vis de cet espace interne et de ce confort psychique qu’il assimile à l’autre, ainsi qu’animé, à son insu, d’une haine féroce contre cet objet indifférent et égoïste, qui lui a tout pris sans rien lui rendre, et lui fait éprouver à la fois la peur d’être vidé de sa substance et la violence de l’envie. Sans contre-poids du bon objet interne C, qui garantit la restitution heureuse et la croissance psychique grâce au soutien du développement des capacités de liaison, d’élaboration et de transformation, l’objet interne (-C) assure son empire et le règne des anti-liens. Il semble qu’on retrouve là, représentée par le signe (-), l’expression des tendances au désinvestissement, motivées par la pulsion de mort, selon l’acception que j’ai exposée plus haut754.
W. R. Bion755 indique que sa caractéristique principale est la haine qu’il éprouve envers tout développement nouveau dans la personnalité, « comme si ce développement nouveau constituait un rival à détruire ». Le principe de son action du côté du sujet serait de récolter tous les élément significatifs pour les soumettre au traitement en (-C),c’est-à-dire les dépouiller de toute signification. Du côté de l’objet externe, il s’agirait là encore de le rendre homologue à soi : puisqu’il est appréhendé comme disposant de ce que le sujet n’a pas, et comme refusant de l’en faire profiter, il devrait subir le même traitement par les anti-liens. Autant le sujet détruit les liens en lui-même, autant il pourrait tenter de détruire les liens en l’objet. Ceci pourrait éclairer le phénomène d’attaque de la tranquillité d’esprit et des capacités de pensée de l’objet externe.
De plus, il semble que ces sujets ne soient pas en réelle capacité de se représenter ce qui leur manque. Ils auraient alors plutôt tendance à rechercher des dérivatifs de l’envie, en développant un mode d’investissement fondé sur la consommation d’objet. Mais il s’agirait d’une consommation haineuse, non-créative, destructrice. Une consommation qui fécaliserait l’objet dès qu’il serait possédé et qui le destinerait à être « jeté ».
Ceci susciterait une avidité sans fin, immense et insatiable, à l’égard d’objets susceptibles de combler le manque, d’apaiser l’envie. Mais il s’agirait d’objets à posséder, objets matériels, objets humains, sans que le sujet soit réellement en capacité de les utiliser, au sens de D. W. Winnicott, et d’en retirer la satisfaction qu’ils recherchent.
Ce phénomène me semble apparaître chez les enfants de ma recherche au travers de certains de leurs comportements. On observe parfois des vols motivés par un mécanisme particulier : ces vols concernent de menus objets matériels qui leur font envie, mais surtout qui appartiennent à un autre. Il me semble que ce que ces enfants envient, et dont il cherche à déposséder l’autre pour se l’approprier, ce n’est pas tant l’objet lui-même que la jouissance ou la satisfaction que l’autre leur paraît retirer de cet objet. De même, j’ai indiqué, lors de la présentation de leurs troubles caractéristiques de la relation756, que nombre d’entre eux ne cherchent à se faire câliner par une éducatrice que lorsqu’ils voient un autre enfant prendre du plaisir à un câlin. Ils peuvent alors tout mettre en œuvre pour chasser l’autre enfant et prendre sa place. Mais lorsqu’ils se trouvent dans la situation qu’ils ont enviée et réclamée à cors et à cris, ils semblent incapables d’en profiter. Ils se mettent à s’agiter ou à maltraiter la personne au point qu’elle finit par interrompre le câlin.
J’ai observé des mouvements similaires à propos d’activités : certains enfants demandent à faire de la peinture ou à jouer avec des briques de construction parce qu’ils voient d’autres enfants prendre plaisir à réaliser de belles productions. Il n’est pas possible de leur proposer un autre type d’activité, même similaire : ils veulent et exigent celle dont l’autre jouit. L’activité ne paraît avoir aucune valeur en elle-même, ils ne paraissent pas non plus concevoir qu’ils puissent lui en conférer une. La valeur ne dépend que du fait que c’est un autre jalousé qui l’investit. Lorsqu’ils obtiennent l’activité et le matériel qu’ils désiraient, après une jubilation fugace, ils semblent désemparés, puis insatisfaits : ils ne savent pas quoi faire, ni comment faire. Tout ce qu’ils produisent leur paraît laid et raté. Ceci les amène alors à s’en désintéresser ou à se mettre dans une rage destructrice folle à l’encontre du matériel; Comme si le matériel et l’activité perdaient leur valeur et leur intérêt dès qu’ils les possèdent. Lorsqu’ils ne peuvent obtenir cette activité et le matériel qui s’y rattache, ils peuvent s’ingénier à « gâcher le plaisir » de celui qui en dispose, jusqu’à ce qu’il la lui cède, ou bien détruire sa production. On a le sentiment que, ne pouvant pas parvenir à devenir semblable à l’autre et à obtenir la même jouissance, ils tentent d’inverser le processus : c’est l’autre et sa production qui doivent devenir semblables à lui : «Si je ne peux pas jouir de ce que tu as, tu n’en jouiras pas non plus. » Mais dans les deux cas, qu’ils obtiennent le matériel ou qu’ils le détruisent, la jubilation est rapidement remplacée par de la culpabilité, de la honte, un sentiment d’incompétence et une crainte de représailles. Ils sont renvoyés à leur impression de vacuité interne et se trouvent à nouveau tenaillés par l’envie. L’impératif de se débarrasser des complications émotionnelles qui découlent de la prise de conscience de ces enjeux, associé à l’incapacité à se représenter l’origine de leur insatisfaction et de leur envie, les poussent au clivage, au déni et à reprendre leur quête avide.
M. Berger757 indique que, lorsqu’un enfant se trouve confronté à l’incapacité de se représenter ce qui ne va pas en lui lorsqu’il est en relation avec autrui, il ressent de la honte, sentiment qui diffère de la culpabilité. M. Berger rappelle que la honte est d’essence narcissique : il s’agit d’une expérience au cours de laquelle le sujet se sent humilié. Elle concerne son être même dans ses attributs, ses défaillances identitaires et intrapsychiques. Elle pousse le sujet à ne pas pouvoir se sentir exister sous le regard d’autrui, et à chercher à couper le contact. En général, il s’agit d’une expérience non-partageable, et le sujet met en place un clivage pour se couper de ce vécu.
Le sujet serait donc en quête et en demande perpétuelle de l’objet qu’il croit avoir détruit-perdu, et les transfèrerait sur tout objet, humain ou matériel, qui passe à sa portée. Mais en réalité, il semble qu’il soit plutôt en quête de la fonction a qui lui fait défaut. Le drame est qu’il semble simultanément incapable de supporter de percevoir chez son objet cette capacité de transformation sans destruction, cet espace interne tranquille où les éléments sont harmonieusement liés entre eux. On a vu en effet que l’objet étant principalement investi sur un mode narcissique, il est appréhendé comme un rival. Percevoir ces capacités de pensée chez l’autre renvoie le sujet à la considération de la séparation et de la différence, des failles honteuses, humiliantes dans sa propre structuration et génère une blessure narcissique intolérable. De même, le sentiment d’infériorité, les craintes de persécution, que provoque la perspective de se placer en position de dépendance introjectante, risquent-ils d’entraver l’appropriation de ces capacités pourtant douloureusement désirées et enviées.
Ainsi, même si l’espace psychique et les capacités de transformation de l’objet externe lui sont ouverts, proposés, il risque d’être d’abord incapable de s’en saisir autrement que pour chercher à les détruire, par dépit de ne pas en disposer déjà lui-même. La honte, l’envie et les mouvements destructeurs lancés par l’objet interne (-C) peuvent souvent être les plus puissants, et ruiner tout processus d’apprentissage. Il n’est alors pas disposé à en bénéficier, il ne peut tenter d’en profiter dans l’attente et la perspective de les acquérir.
Dans ces conditions, le sujet peut tenter de maintenir la relation d’objet du narcissisme primaire, comme j’ai indiqué l’avoir effectivement l’avoir observé chez les enfants de ma recherche. Mais il ne pourra en retirer de satisfaction subjective, ce qui alimentera le besoin de poursuite interminable de cet investissement narcissique. « L’objet créé n’est pas trouvé, l’objet n’est pas différenciable.»,écrit R. Roussillon758. Il précise que le sujet n’aurait alors que deux alternatives : soit se cliver, soit se soumettre aux exigences de l’environnement qui s’impose et empiète sur l’espace psychique de sa subjectivité. Dans la mesure où ce second aménagement paraît totalement insupportable pour les enfants de ma recherche, du fait des réminiscences hallucinatoires qu’il pourrait déclencher, il semble que ce soit le premier qui l’emporte le plus souvent, et favorise ainsi à nouveau le clivage du moi759.
Ces phénomènes mériteent de retenir l’attention, car ils risquent d’alimenter des réactions thérapeutiques négatives.
Dans cette perspective, il est intéressant de rappeler le point de vue exprimé par H. Segal760. Selon elle, les fantasmes de fusion, le mouvement intrusif et colonisateur de l’espace interne de l’objet, la tendance à l’investir comme une partie de soi, viseraient un aménagement défensif pour parer les effets de la conscience douloureuse de la séparation. Il s’agirait d’une défense contre la perte et les angoisses qu’elle suscite, mais aussi, de façon prédominante, contre l’envie. Finalement, tenter de pénétrer l’intérieur de l’objet pour se l’annexer pourrait contenir une forme de protection à son égard contre la destructivité du sujet, motivée par l’envie et la jalousie.
BION W.R., (1962), op.cit.
KLEIN M., (1957), Envie et gratitude, op.cit.
BION W.R., ibid., p.28
Voir supra chapitre 2 § 2.5.3 « Pulsion de mort, travail de la haine et du négatif »
Voir § 3.2.4.2 « Fixation au stade du mode de relation à l’objet »
Voir supra chapitre 2 § 2.5.3 « Pulsion de mort, travail de la haine et du négatif »
BION W.R., (1962), op.cit., p.119
Voir supra chapitre 1 § 1.7.6.4 « Troubles graves des capacités de relation »
BERGER M., (1996), op.cit.
ROUSSILLON R., (1995), op.cit., p.74
Voir supra chapitre 2 § 2.5.3.2 « Clivages, isolation et démantèlement »
H. SEGAL, (1991), op.cit.