3.2.5 Analyse de l’investissement de l’objet

3.2.5.1 Le double narcissique de soi

J’ai indiqué que, confrontés à l’incapacité de liaison de certains éléments de leurs expériences émotionnelles, ainsi que de certaines parties de leur personnalité, ces enfants éprouvent la nécessité de s’en débarrasser, de les expulser hors d’eux-mêmes.

J’ai exposé comment ils pouvaient tenter de « mettre dehors » la tension associée aux états de chaos interne par la décharge « brute » dans la sphère psycho-motrice, ou dans des agirs immédiats et impulsifs ; mais il semble qu’ils puissent avoir recours à un autre procédé, qui pourrait porter le signe d’un espoir de reprise signifiante. Selon ce procédé, ils pourraient tenter de « mettre dehors » les éléments indésirables et désorganisateurs, mais sans s’en séparer vraiment, en les évacuant dans la psyché de l’autre objet, utilisé en double de soi 761 , par le vecteur des mécanismes d’identification projective.

Toutefois la mise en œuvre de ces mécanismes implique une condition préalable : ce transfert massif des éléments inscrits dans le moi précoce de ces enfants ne pourrait s’effectuer qu’à partir du la qualité et de la position « subjectales » de l’objet. Pour être investi en « double de soi », et ainsi ne pas faire ressentir des angoisses de perte, de l’envie et de la jalousie à l’enfant, il ne peut être sujet autonome à ses yeux. Il doit rester une partie de lui-même, son instrument, sa prothèse, son réceptacle, objet-partiel-sein.

On peut ainsi relier cette forme de déni aux propositions de S. Ferenczi à propos du « désaveu » que l’objet premier peut opposer aux manifestations de la position subjective de l’enfant. J’ai indiqué762 qu’il allait jusqu’à qualifier de viol psychique ,viol de la pensée et de l’affect, les effets de la disqualification et du déni de la reconnaissance, par l’objet premier, des affects et des éprouvés de l’enfant lorsque celui-ci est en état de terreur ou de souffrance.

Il peut être intéressant de rapprocher ces conceptions des mécanismes de désaveu, déni et viol psychique précoces élaborées par S. Ferenczi du concept qu’A. Carel a récemment proposé 763 et qu’il nomme « le déni intersubjectal ». Celui-ci contient une dimension supplémentaire : il décrit en effet un phénomène organisé par un double déni, lequel serait constitué par le mécanisme de déni de l’objet premier combiné à celui, similaire, de l’enfant. Le point de départ serait une souffrance intrapsychique peu élaborée chez l’objet premier. Elle serait clivée, déniée par celui-ci, puis projetée dans l’infans. L’infans (« celui qui ne parle pas ») serait le support-réceptacle privilégié des projections des souffrances clivées-déniées de l’objet premier, car celui-ci l’investirait de façon majoritairement narcissique. A. Carel souligne à ce propos l’importance pour la mise en œuvre de ce processus de la faiblesse de la considération du statut de sujet pour l’infans dans la psyché parentale. Enfin, la souffrance de l’objet premier, projetée sous forme d’éléments bruts b, entrerait alors en collusion avec la souffrance de l’infans, elle-même constituée d’éléments b. Il s’agirait dès lors de deux souffrances « collusionnées-fusionnées » : la souffrance de l’objet premier et la souffrance de l’infans. Mais A. Carel évoque un aspect de ce phénomène qui me paraît tout à fait important. Projetant dans l’infans sa partie souffrante déniée, l’objet premier projetterait simultanément le mécanisme de défense qu’il lui a appliqué. Ainsi l’enfant recevrait-il en « package » la partie souffrante et le déni de l’objet. Demeurant dans une position de solitude pour le traitement de ce « package » et de la souffrance que lui fait éprouver cette expérience d’intrusion et d’empiètement, il n’aurait d’autre choix que d’y appliquer la défense que le package contient, le déni. Ainsi s’organiserait le double déni, dont la pérennité, rendue nécessaire du fait de l’incapacité de l’un et de l’autre partenaire d’élaborer leur souffrance, impliquerait qu’ils continuent à dénier de concert.

A la lumière de ces considérations, j’avancerai que lorsque les enfants de ma recherche dénient la position subjective de leur objet externe, afin d’en faire un objet-support-dépotoir de leurs projections, en particulier des éléments de leur monde interne sources de souffrance qu’ils ont préalablement clivées et déniées, on est autorisé à penser qu’ils reproduisent la façon dont ils ont pu être eux-mêmes traités par leur objet premier. On retrouverait ici les principes du traitement de l’expérience traumatique par incorporation, puis identification mimétique à l’agresseur et répétition compulsive avec retournement de la position passive à la position active. La façon dont les comportements violents que ces enfants font subir à leur objet en le sidèrant ou, autrement dit, le « laissant sans voix » et sans capacité de penser, le transformant/l’identifiant ainsi à un petit enfant sans langage et au développement immature, à la fois désespéré et plein de rage, me semble révéler que se répète, de manière retournée, la violence qu’ils ont subie de la part de leur(s) premier(s) objet(s) : être dénié en tant que sujet ressentant et pensant, être instrumentalisé, être envahi de projections non-élaborées, ne pas pouvoir soi-même faire accueillir et élaborer ses projections, être laissé seul, paralysé, impuissant, par un objet à la fois impitoyable et insaisissable. Être envahi également de ce fait par des mouvements de haine et des désirs de destruction de la relation.

En ce sens, les ressentis de l’objet externe semblent révéler à la fois les traumatismes subis par l’enfant et l’intériorisation de l’échec de leur élaboration. En effet, dans la relation en écho qui caractérise l’archaïque, chaque fois qu’un sujet est confronté à un objet insaisissable et non-réflexif, il ne parvient pas à prendre forme, il est « décontenancé ». Sur le plan de la pensée, il ne parvient pas à « com-prendre ». Ceci pourrait le pousser à réagir lui-aussi sur le mode « lutte-blocage-fuite », à partir de l’activation d’auto-représentation organisée selon une double polarité « impuissance-hostilité » 764 .

Ces ressentis et l’impulsion de réaction sur ce mode sont reconnus aujourd’hui par les psychanalystes765 comme la reproduction de la situation dans laquelle l’enfant recevait les messages énigmatiques de sa mère, et constituent des indices pouvant conduire à des niveaux profonds des fantasmes inconscients. Ainsi, chaque fois que l’objet externe serait aux prises avec un vécu de ce genre, serait signée la présence d’un point traumatique nodal, enkysté dans la psyché du sujet, qui émergerait sans pouvoir être traité par la pensée ou faire l’objet d’un travail d’élaboration. De même, les sensations corporelles que le contact avec ces enfants suscite me semblent devoir être entendues comme des indices, ainsi que comme des appels et des messages, auxquels il faut répondre.

En 1947, D.W. Winnicott766 avait pointé les risques et les effets du travail de la haine dans le contre-transfert que suscitent les sujets qui ont rencontré une carence de l’environnement au moment des premières pulsions instinctuelles à la recherche de l’objet. Il indiquait que les représentations de base qui organisent le modèle interne de la rencontre, et sont projetées sur et dans l’objet externe, correspondent à des mouvements bruts d’amour et de haine. L’amour étant pour eux synonyme d’emprise et la haine, de destruction, si l’objet externe montre de l’amour, c’est qu’il est envieux et haineux, et tentera inévitablement de « tuer » le sujet du même coup. Il semble qu’ils fonctionnent selon l’adage que l’on pourrait formuler ainsi, paraphrasant Bizet et sa célèbre Carmen : « Si je t’aime, prends garde à toi. ».

D.W. Winnicott indique que, si le sujet n’a pas vécu d’expérience satisfaisante avec son objet premier, notamment en termes de réception, de résistance et de transformation des pulsions d’emprise et de haine, si cet objet ne s’est pas laissé saisir, ou a appliqué des représailles violentes à la relation d’amour impitoyable, il ne peut la transférer. Autrement dit, il n’a pas d’objet interne (C) auquel s’identifier ou à projeter dans le nouvel objet externe. Il n’a qu’un objet haineux et destructeur, et c’est avec lui que l’objet doit composer. D.W. Winnicott indique également que c’est au nouvel objet d’apporter les éléments de base de cette expérience fondatrice et non advenue autrefois. Selon lui, résister aux manifestations de la haine du sujet, survivre à ses attaques, c’est-à-dire maintenir une capacité d’investissement et de pensée, serait en soi le plus important. Il indique que faire l’expérience de la haine, la sienne et celle de l’objet, distincte de la destruction, serait fondamental. Il faudrait que le sujet puisse faire l’expérience d’être haï sans être détruit et sans avoir le sentiment qu’il a détruit l’objet ou la relation, pour pouvoir commencer à croire qu’il peut être aimé et, on l’a vu, à utiliser l’objet. Le paradigme du processus en jeu serait ici la relation mère-bébé. La mère hait le bébé qui la maltraite par les exigences qu’imposent son immaturité et sa dépendance. Mais le bébé ignore que sa mère le hait, car elle le hait sans s’en prendre à lui ni attendre de gratifications ultérieures en récompense de son « sang-froid ».

Lorsqu’un enfant est accueilli, et que les soins intensifs de son nouvel objet externe a permis la régression à ce stade du développement, cet enfant va inévitablement le soumettre, de façon inconsciente, à l’épreuve de la haine.D.W.Winnicott affrme que l’objet externe doit être prêt à supporter la tension et à jouer le rôle de la mère du nourrisson, « sans s’attendre à ce que le (sujet) sache quoi que ce soit de ce qu’il fait, peut-être pour une longue période. » 767 je présenterai plus loin768 quelles conséquences D.W.Winnicott tirait de ces considérations, pour l’ajustement de la position de l’objet externe vis-à-vis de ces enfants.

Notes
761.

M. Berger, entretien personnel

762.

Voir supra chapitre 2 § 2.4.1.2 « Les apports de S. Ferenczi »

763.

CAREL A. (1/12/2007) Allocution « Le déni du monde intérieur de l’enfant et son retour dans la cure », Colloque L’enfant et la violence du déni, op.cit.

764.

Voir LYONS-RUTH K., (1999), op.cit.

765.

Dont J. Laplanche (voir LAPLANCHE J., (1993), Séduction, persécution, révélation, in Psychanalyse à l’Université, vol.18, n°72, pp.3-34) et KERNBERG O., (1998), op.cit.)

766.

WINNICOTT D.W., (1947), La haine dans le contre-transfert, in (1958) De la pédiatrie à la psychanalyse, pp.72-82

767.

WINNICOTT D.W., (1947), op.cit., p.77

768.

Voir infra chapitre 3 § 3.4 « Thérapeutique »