3.2.5.2 La recherche du contenant non advenu autrefois

L’objet externe demeurant dans un premier temps investi comme objet partiel, il me semble qu’il doit tolérer plus particulièrement cette difficile et pénible fonction d’objet-partiel sein-dépotoir, ou sein-toilettes qu’avait mis en évidence D. Meltzer769. Avant les trois imagos du bon-sein qui nourrit et guérit, du mauvais sein qui frustre et détruit et du sein idéalisé fantasmé omniscient, et immortel770, il existerait une imago « sein-toilette » (« toilet-breast ») où la fonction anale d’expulsion est au premier plan et qui constituerait la représentation la plus primitive de la mère comme objet partiel. Si je reprends le concept de « pulsion d’évacuation », que j’ai présenté plus haut771, il semble que l’objet partiel sein-toilettes serait l’objet-cible de cette pulsion.

J. Bégoin, dans sa traduction française du texte de D. Meltzer772, propose le résumé suivant :

‘« Cette représentation est le résultat du besoin primaire d’un objet extérieur qui puisse contenir la projection de la souffrance psychique intolérable pour le Moi encore trop faiblement organisé du bébé. Le sein, sous cet aspect, est valorisé pour les services indispensables qu’il procure, mais il ne peut pas être « aimé » à proprement parler. Il est caractéristique de l’aspect projectif de la relation primitive avec la mère. L’établissement de cet objet dans la réalité psychique est nécessaire pour que l’enfant puisse renoncer progressivement à l’utilisation de l’identification projective massive avec la mère et développer le sentiment de son individualité, en même temps qu’il va peu à peu reconnaître sa relation de dépendance envers le « sein-qui-nourrit » (« feeding-breast »), caractéristique de l’aspect introjectif de la relation avec la mère. La relation projective (« sein-toilettes ») s’établit beaucoup plus facilement que la relation introjective (« sein-qui-nourrit ») en raison du déni primitif des conflits. »’

Selon D. Meltzer, ce serait la résolution ou la non-résolution de la dépendance projective au sein-toilettes qui établit la frontière entre la psychose et un développement mental sain.

A partir de mes observations, je pense pouvoir avancer que les enfants de ma recherche n’ont pas résolu la dépendance projective, et qu’ils continuent à investir leur objet externe en sein-toilettes.

Ce faisant, ils lui prêtent une fonction de réceptacle accueillant et non-réagissant, ni aimant ni haïssant, disponible aux détritus, aux déchets, aux saletés, capable de les tenir enfermés dans son espace psychique comme dans une « boîte de Pandore », sans être non plus atteint ni souillé - détruit - par eux773.L’objet partiel sein-toilette, dépotoir, reçoit les éléments non-désirés, craints ou rebutants du monde interne de l’enfant : certaines parties de sa personnalité, mais également certains vécus catastrophiques terrifiants, associés à leurs expériences émotionnelles : expériences d’agonie, d’annihilation de soi, de néantisation.

J’ai indiqué que ce mouvement de transfert massif se réalisait sur fond de déni de la qualité et de la position « subjectales » de l’objet, ainsi que de la séparation des espaces et des identités. Ainsi l’objet externe peut-il être appréhendé comme une partie du sujet, son instrument, sa prothèse, et donc aussi, son réceptacle. Cet investissement me semble avoir une dimension qu’il convient de ne pas sous-estimer, car elle permet d’enrichir la compréhension du phénomène de collage tyrannique à l’objet externe. En effet, j’ai le sentiment qu’il révèle que l’objet est appréhendé un peu comme le serait un appentis accolé à une maison d’habitation. On se débarrasse dans un appentis des objets indésirables de la maison, ceux que l’ont trouve laids, inutiles ou qui rappellent des souvenirs désagréables ou douloureux, mais qu’on ne peut se résoudre à jeter, dont on a des scrupules, souvent peu élaborés et intelligibles, à se séparer définitivement, et qu’on conserve sous le prétexte : « cela peut toujours servir »… Ainsi, il me semble que l’objet externe pourrait être appréhendé de la sorte, et que ceci permettrait à l’enfant de mettre au-dehors de soi ses éléments non-désirés à l’intérieur, tout en ne s’en séparant pas vraiment. Cet investissement servirait donc le déni de la perte de ces parties-là de lui-même, nécessaire au maintien de la possibilité de récupération ultérieure, lorsque le sujet serait disposé à se les réapproprier. Un point essentiel à retenir est que, dans cette configuration, l’objet doit rester passif, accueillant « sans bouger », voire « sans broncher », pourrait-on dire, les projections de l’enfant. C’est-à-dire qu’il ne devrait ni s’éloigner - car cela risquerait de donner le sentiment à l’enfant que son objet s’en va en emportant les parties de lui-même qu’il contient et alors engendrer un vécu d’arrachement et d’amputation -, ni renvoyer quoi que ce soit, sous quelque forme que ce soit, de ce que l’enfant avait déposé en lui ; car si le mouvement venait de l’objet, il susciterait un vécu de forçage, d’intrusion forcée, synonyme de persécution intolérable.

Dans ce mouvement d’annexion, qui précède et prépare la colonisation, on peut percevoir chez ces enfants une quête de solution qui consisterait à trouver un objet du monde capable de remplacer leur manque de lien avec les éléments traumatiques de leur propre univers émotionnel et sensoriel. Ainsi, s’ils prétendent réduire cet objet à l’esclavage, ce serait pour s’assurer tout de même un chemin vers la restitution dans la réalité sensible.

En ce sens, j’ai le sentiment que cet investissement singulier de l’objet externe relève du lien traumatique et préfigure un processus de traitement « après-coup », dans la mise en place de conditions par lesquelles ils pourraient essayer de contenir un ensemble de vécus qui cherchent à se frayer un chemin et à se signifier dans le psychisme. En effet, D. Maldavsky774 a montré comment le travail du lien traumatique pousse le sujet à faire usage de tout ce qui s’offre à lui dans le monde externe pour faire advenir ce qui « l’agite » intérieurement. Ce travail correspondrait à un effort pour construire de l’extérieur, à la périphérie de soi, quelque chose qui travaille le sujet de l’intérieur.

Je reviendrai sur ce point et en développerai d’autres aspects un peu plus loin775.

A ce stade où l’on peut considérer qu’il y a bien projection dans l’autre, il me semble nécessaire de différencier deux éléments dans le « package » projeté, auxquels pourraient correspondre deux types distincts mais complémentaires de projection, parmi ses formes les plus archaïques : d’une part les éléments (ou la partie) clivés puis déniés, qui contiennent les éprouvés précoces de désorganisation, de détresse extrême, de rage et de désespoir ; d’autre part, le mode de traitement subi : le « viol psychique » dont parlait S. Ferenczi, le déni de la position subjective qui instrumentalise, qui transforme en objet-dépotoir.

J’ai indiqué comment tous les éléments du contre-transfert renvoient au registre des agonies subjectives primitives, que tous les enfants observés ont connu dans leur première rencontre d’objet, fondamentale et désastreuse. Cela permet de penser que les processus à l’œuvre dans les mouvements transsubjectifs de l’interaction découlent du traitement pathologique chez l’enfant de cette situation traumatique initiale. Plongé, à l’orée de sa vie, dans des interactions toxiques et imprévisibles avec l’objet dont sa survie dépendait totalement, confronté trop précocement à la prise de conscience de son incompétence et de son impuissance, on a vu qu’il n’avait d’autre recours que de déployer les défenses que ses propres ressources immatures lui autorisaient. Dans ce contexte de traumatisme répété, ces défenses ont rapidement pris un caractère autistique. J’ai décrit plus haut, à titre d’exemple, les comportements présentés par Kevin, Marie et Nourredine à leur arrivée en famille d’accueil : attitudes chroniques de retrait ou d’évitement de la relation, gel de l’activité développementale, hypersomnie, agrippement aux surfaces dures, surinvestissement des procédés auto-calmants... Autant de procédés visant originairement à s’absenter de la scène relationnelle et révélant le démantèlement du moi, destiné à lutter contre la désorganisation psychique. 

A.Ciccone776 ajoute un autre enjeu à la mise en suspens - l’hibernation - du Moi précoce. Cette immobilisation temporaire serait, selon lui, un processus de survie ayant pour finalité d’ « encapsuler, encrypter ce qui fait souffrance », ce qui le place au service de la protection du Moi, mais aussi de la zone traumatique elle-même. En effet, après avoir subi un processus de clivage, l’« inclusion cryptique» de l’expérience qui fait souffrance, c’est-à-dire l’événement source et les sensations-affects associés, peut se conserver jusqu’à ce qu’une occasion propice (l’intervention apaisante et transformatrice de la figure d’attachement qui signifie la fin de la situation traumatogène, la maturation du sujet, ou encore la rencontre ultérieure avec un objet potentiel suffisamment disponible, malléable et qui tolère de se laisser instrumentaliser ...) lui ouvre un devenir...

La « capsule », donc la partie clivée et « négativée » du soi, contenant les traumas précoces peut alors être effectivement projetée. En elle explose la violence contre l’objet originaire qui a induit, par ses manquements ou ses excès, les expériences de souffrance. C’est la confrontation à cette violence sur sa propre scène interne qui suscite chez le partenaire de l’interaction cet état de douleur psychique, ces sentiments si proches d’un vécu d’agonie subjective, comme si le sujet cherchait à les faire vivre et gérer par l’autre, qui devient miroir négatif de soi 777. On peut parler ici d’une forme de projection substitutive.

Mais l’observation des réactions et des ressentis des objets externes de ces enfants révèle également que le mode de traitement intrapsychique de la zone traumatique est lui aussi projeté.

Je reviens ici un instant sur les processus que j’avais annoncés un peu plus haut, afin d’en exposer d’autres aspects. En effet, l’homologie fonctionnelle repérée chez l’entourage des enfants montre que ses membres sont également aux prises avec des clivages multiples.

Selon P. Racamier778, ces clivages sont le fruit d’un fonctionnement psychique particulier du sujet projetant, qui tend à reproduire dans l’objet externe ses propres clivages internes. Il nomme ce fonctionnement projection scissionnelle. Le sujet diffracte et expulse ainsi en l’autre à la fois les différents éléments clivés de sa personnalité, mais aussi, dans le même mouvement, le sentiment archaïque de morcellement interne. L’autre-objet externe vivrait alors intimement le même chaos interne que le sujet, et serait réduit à tenter d’endiguer par les mêmes défenses les effets de déliaison induits par les projections dont il est l’objet.

Il semble qu’on retrouve ici ce que J. Guillaumin décrivait de la position de l’analyste soumis à une économie relationnelle en inter-agir. « Il est alors lui-même fonctionnellement clivé de l’intérieur. » 779 Il est poussé, comme le sont les assistantes maternelles de Kevin et de Nathan, à répondre en miroir, par des actes et des projections aux effets traumatisants de ceux, constitués d’éléments bruts b qu’il reçoit. La somme des projections et celle de leurs contenus, associées au fait qu’elles viennent se loger dans les propres zones de fragilité de celui qui les reçoit, produiraient donc cette aliénation particulière dans l’interaction.

L’envie de les « laisser tomber » que suscitent ces enfants pourrait ainsi être comprise comme le résultat d’une double projection : celle du vécu archaïque de chute vertigineuse et de liquéfaction, et celle du manque de contenance de l’objet premier, responsable de ce vécu. L’objet des projections reçoit le traumatisme et est poussé à l’évacuer en agissant ce qui l’a occasionné, selon un principe de « retour à l’envoyeur. ». J’y reviendrai.

Selon J. Gofrind et M. Haber, « on peut évoquer ici un mécanisme d’identification projective croisée autour d’une faille de même qualité, qui donne lieu à une communauté de déni temporaire. » 780 . En effet, l’objet-externe pris dans ces projections, si puissantes et massives, ne peut que difficilement se dégager de la collusion, et éviter la reproduction du même.

Or, le devenir de cet élément de douleur psychique, qui a été encrypté parce que le sujet n’avait pas les moyens de le transformer, dépend toujours des mêmes capacités transformationnelles. Ce n’est pas l’occasion propice qui confère d’emblée au sujet le potentiel de métabolisation qui lui a autrefois manqué.

La répétition risque fort de s’organiser selon les mêmes séries d’expulsions suivies d’expériences de non-transformation, et de non-contenance. Il n’y a pas dès lors de possibilité de véritable rencontre intersubjective. Dans la répétition de l’identique, le sujet projetant demeure dans le registre de l’intra-subjectif et de l’auto-réflexivité, sans appréhension de l’autre différencié de sa propre traversée du désert. Au paroxysme des effets de déliaison, se constitue un état de vide mental, dans lequel paroles, faits, émotions n’ont plus de liens significatifs, et où les événements et leurs protagonistes demeurent anonymes et interchangeables.

A ce propos, bien que je n’ai pas le loisir de développer cet aspect dans le cadre de ce travail, je tiens à signaler qu’on retrouve ces phénomènes, avec les processus défensifs qui les sou-tendent et les motivent, dans les relations entre les personnes qui « gravitent » autour de ces enfants : entre celles qui s’occupent d’eux (les familles et couples d’accueil, les membres d’une équipe soignante, éducative ou pédagogique) et entre celles-ci, et d’autres qui n’y sont pas directement confrontées. Ceci par effet de projection, là encore, et de diffraction dans la groupalité, parce que les éléments initialement projetés par ces enfants et demeurant en souffrance d’élaboration sont projetés à leur tour par chaque récipiendaire. Ils passent ainsi d’un espace psychique à un autre, tant qu’ils n’ont pas trouvé de locus adéquat, un sens ou une forme. Les signaux indiquant leur présence sont les conflits à répétition, à forte charge émotionnelle mais faible degré d’élaboration, le « brouillard cognitif », le déni de la validité des ressentis, des besoins et des compétences de l’autre et le sentiment d’urgence à agir, court-circuitant le temps de la pensée. Ce sentiment d’urgence (bien connu des professionnels des services de protection de l’enfance) est un signal d’alarme du retour des vécus de catastrophe781.

Notes
769.

MELTZER D., (1967), Le processus analytique, op.cit.

770.

Voir supra chapitre 3 § 3.2.2 « Etude de l’investissement de l’objet externe en objet-mosaïque de sensations, puis en objets partiels »

771.

Voir supra chapitre 2, § 2.5.1 « Un indice d’intrication : la pulsion d’évacuation »

772.

MELTZER D., (1967), op.cit., (1971), (1971) tr.fr. J. Bégoin, pp.21-22

773.

Voir à ce propos ANZIEU D., (1984), Le groupe et l’inconscient, Bordas, Paris, p. 201

774.

MALDAVSKY D., (1998), Les névroses toxiques et traumatiques. Cauchemars en veille, L’Harmattan, Paris, p.123

775.

Voir infrachapitre 3, § 3.3.3 « La quête conflictuelle de l’objet transformateur »

776.

CICCONE A., Professeur à l’Université Lumière Lyon 2, séminaire de DEA de psychologie et psychopathologie clinique du 23/11/2002

777.

ROUSSILLON R., Professeur à l’université Lumière Lyon2, séminaire de DEA de psychologie et psychopathologie clinique du 13/02/2003

778.

RACAMIER P.C., (1983), inRACAMIER P.C., DIATKINE R., LEBOVICI R., PAUMELLE P., BEQUART P., TACCANI FERRARESI S., (1983),Le psychanalyste sans divan : la psychanalyse et les institutions de soins psychiatriques, (1993), 3ème édition Payot, Paris

779.

J. GUILLAUMIN, repris par J. GODFRIND et M. HABERG, in GODFRIND J., HABER M., (2002), op.cit., p. 1457

780.

GODFRIND J., HABER M., (2002), op.cit., p. 1457

781.

BONNEVILLE E., Communication réalisée à Nice le 2 décembre 2005, pour l’I.E.S.T.S., Transfert et répétition des dysfonctionnements familaiux dans les liens institutionnels. Prévenir la violence.