3.3.1.1 Incorporation de l’objet-source de terreur, identification à l’agresseur et objets internes

J’ai indiqué comment certains de ces enfants, qui avaient été confrontés à des parents violents et imprévisibles auxquels ils ne pouvaient n’y se soustraire, ni s’opposer, n’avaient pas eu d’autre choix que d’effectuer une identification brute à cet objet source de terreur787, une sorte d’ « incorporation globale » 788 du parent violent, qui devient ainsi un objet interne.

Ce principe évoque bien sûr le phénomène d’identification à l’agresseur, décrit et modélisé par A. Freud en 1936789. Selon la définition proposée par J. Laplanche et J.-B. Pontalis790, l’identification à l’agresseur est un mécanisme de défense, selon lequel le sujet qui est confronté à un danger extérieur correspondant le plus souvent à une critique émanant d’une autorité, s’identifie à son agresseur. Il peut intervenir avant ou après l’agression redoutée. Le principe organisateur de l’identification à l’agresseur est le renversement des rôles. L’agressé se fait agresseur. Le sujet s’identifie soit en reprenant à son compte l’agression telle quelle, soit en imitant physiquement ou moralement la personne de l’agresseur, soit en adoptant certains symboles de puissance qui le désignent. A. Freud distingue deux stades : dans le premier, l’ensemble de la relation agressive est renversé. L’agresseur est introjecté tandis que l’agressé, la personne attaquée, critiquée, culpabilisée, est projetée à l’extérieur. Ce mécanisme serait prévalant dans la constitution du stade préliminaire du surmoi. Ce n’est que dans un second temps que l’agression se tourne vers l’intérieur et que l’ensemble de la relation est intériorisé, et l’agression est retournée contre le sujet sous forme d’autocritique.

Ce modèle est sans doute le plus connu, mais S. Ferenczi avait auparavant évoqué, dans sa théorie des traumatismes précoces, un phénomène qui me semble similaire. Ainsi il écrivait en 1931791. :

‘« La peur devant les adultes déchaînés, fous en quelque sorte, transforme pour ainsi dire l’enfant en psychiatre : pour se protéger du danger que représentent les adultes sans contrôle, il doit d’abord savoir s’identifier à eux. » ’

Un peu plus tard792, il précise sa pensée et le mécanisme en jeu. Ce mécanisme d’identification a pour but à la fois de traiter l’expérience traumatique, et de maintenir l’investissement tendre de l’adulte fou et violent, dont sa survie dépend.

On y retrouve, me semble-t-il, les phénomènes également repérés depuis par les théoriciens de l’attachement, qui participent à la constitution du modèle d’attachement « désorganisé », et où M. Berger voit une sorte d’équivalent au « Syndrome de Stockholm »793. S. Ferenczi décrit comment l’enfant confronté à un adulte fou et violent est pris dans des mouvements contradictoires. Il éprouve d’une part de la haine et du dégoût, qui le poussent à résister ou à fuir face à cet adulte, et d’autre part de la peur qui l’oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de cet adulte, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir aveuglément et à s’identifier à lui en s’oubliant complètement. Ce dernier phénomène est favorisé à la fois par l’immaturité de sa personnalité et de sa capacité à développer une pensée autonome, et par l’effet de sidération que suscite la terreur que l’adulte lui inspire lorsqu’il s’en prend à lui. S. Ferenczi écrivait794 qu’alors :

‘« Par identification, disons par introjection de l’agresseur, celui-ci disparaît en tant que réalité extérieure, et devient intra-psychique ; mais ce qui est intrapsychique va être soumis, dans un état proche du rêve – comme l’est la transe traumatique – au processus primaire, c’est-à-dire que ce qui est intrapsychique peut, suivant le principe de plaisir, être modelé et transformé d’une manière hallucinatoire, positive ou négative. Quoi qu’il en soit, l’agression cesse d’exister en tant que réalité extérieure et figée, et au cours de la transe traumatique, l’enfant réussit à maintenir la situation de tendresse antérieure. » ’

Il ajoute un peu plus loin795 :

‘« Ce qui importe, d’un point de vue scientifique, dans cette observation, c’est l’hypothèse que la personnalité encore faiblement développée réagit au brusque déplaisir, non par la défense, mais par l’identification anxieuse et l’introjection de celui qui la menace ou l’agresse. »’

Toutefois, les recherches réalisées depuis quelques années dans notre équipe nous796 ont amenés à percevoir que l’intériorisation de la séquence interactive violente traumatogène n’implique pas seulement l’incorporation et l’identification à l’agresseur, mais à au moins trois protagonistes de leurs états émotionnels respectifs : celui qui agresse et terrorise, celui qui est agressé et est terrorisé, celui qui assiste à la scène et qui est soit sidéré et impuissant, soit excité et incitateur. Mais lors des manifestations ultérieures des identifications de l’enfant, on ne verrait essentiellement que l’identification à l’agresseur. J’y reviendrai un peu plus loin, lors de l’étude des objets internes.

A propos du modèle d’A. Freud et du modèle de S. Ferenczi, F. Guignard797 propose une distinction intéressante, fondée sur le positionnement de l’objet. Selon elle, dans le modèle d’A. Freud, le sujet est « autorisé » à faire usage de l’objet, de sa capacité de transformation. Il peut donc introjecter les retours a de l’objet. Dans le modèle de S. Ferenczi en revanche, l’objet « refuse » les projections du sujet, et ne peut pas les transformer. Le sujet ne peut alors qu’incorporer l’objet « tout rond ». Il se produirait ainsi un processus d’identification projective, sur base de clivage du moi et de déni de la partie projetée en l’autre, et une incorporation du « refus tout-puissant » (perçu et investi comme tel) de l’objet.

L’une des conséquences pathologiques de cette identification incorporative du sujet est que cet objet interne peut « surgir » en lui après coup sans qu’il ait le moindre contrôle. Il semble s’éveiller dès qu’une situation réelle déclenche chez l’enfant un sentiment de persécution. Or on a vu que cela peut être très fréquent, du fait de leur vulnérabilité aux excitations, des phénomènes de réminiscences hallucinatoires des traumatismes précoces, et de la réactualisation des angoisses archaïques d’agonie subjective que ces deux expériences combinées provoquent.

Ainsi faut-il souligner que, lorsqu’un enfant se comporte de manière violente, destructrice et tyrannique, et qu’on qualifie son positionnement de « tout-puissant », il semble qu’on puisse considérer les choses sous un autre angle, et concevoir qu’il est plutôt dans la « toute-impuissance »798 vis-à-vis de « l’irruption hallucinatoire » du parent violent en lui, autrement dit, de l’envahissement par l’objet interne violent et persécuteur, qui « écrase » et réduit au silence son moi « authentique ». A. Ciccone a décrit ce phénomène à partir du principe de « squatt de l’espace mental par l’objet interne » 799 . Il indique qu’alors le moi est enfermé dans l’objet, dont il investit certains compartiments800. Du point de vue clinique, le sujet semble vire une véritable expérience de dépersonnalisation. On observe que la voix, la posture, l’expression du visage du sujet changent brusquement. La voix devient plus grave, certains enfants peuvent même acquérir une force physique surprenante.

Lorsque cela se produit chez Irène, les personnes qui s’occupent d’elle disent qu’elles ne la reconnaissent plus, qu’elles n’ont plus affaire à Irène mais à « une sorcière déchaînée», un « diable furieux et démoniaque ». Certaines d’entre elles évoquent un envoûtement, et se réfèrent au film « L’exorciste », dans lequel une petite fille est « habitée » par le diable.

Un jour, elle met en scène le jeu suivant avec son éducatrice :

Elle construit une maison en briques de plastique, où vit une famille composée du couple parental et quatre enfants : deux filles et deux garçons. Cela représente à mon sens son monde interne, identifié à l’intérieur d’un objet, avec ses différents habitants. Tout à coup, des chiens féroces pénètrent dans la maison et mordent les petits garçons. Puis une poule folle pénètre aussi dans la maison et se met à faire des saletés partout. Les enfants pleurent et se plaignent, mais les parents leur répondent qu’ils ne peuvent rien faire : « maintenant qu’ils sont entrés, on ne peut rien faire, c’est comme ça, ils ne partiront jamais. » Puis les parents décident de construire un chenil et un poulailler à l’extérieur et d’y enfermer les animaux. Mais les animaux font tant de bruit et de chahut que les parents doivent s’en occuper en permanence. Si les enfants commencent par se réjouir d’être à nouveau en sécurité dans la maison, ils finissent pas pleurer car ils se sentent seuls et abandonnés par leurs parents. A ce moment, Irène se met à s’agiter. Elle rit follement et se roule par terre, casse la maison, jette les objets. Tout à coup, elle s’arrête et dit : « je n’aime pas ce jeu, ça me fait peur et là, je deviens folle comme papa ».

Ce phénomène pose un problème relationnel important801, dont je vais présenter succinctement un premier aspect, mais j’y reviendrai régulièrement au fil du développement, car je le pense être au cœur du déploiement des interactions contraignantes et violentes. J’y reviendrai particulièrement un peu plus loin, lors de l’étude de ses enjeux et ses effets dans le cadre de la relation intersubjective L’exposé d’autres séquences cliniques viendra alors étayer l’analyse des processus en jeu.

A partir des éléments tirés de la première partie de la recherche et de l’étude de l’évolution des relations avec les assistantes maternelles ou les éducatrices qui ont « ranimé psychiquement » les enfants de ma recherche, il me semble pouvoir établir quels seraient les différents objets internes qui influenceraient, par le jeu des identifications, tant la personnalité des enfants que leurs relations avec leurs objets. En effet, on peut avancer qu’on retrouve les effets de ces incorporations dans le phénomène de transfert des objets internes incorporés dans la relation à l’objet externe, notamment dans les manifestations d’attachement. Ainsi il semble que certains enfants pourraient présenter plusieurs types de comportements d’attachement, qui correspondraient à des modèles internes opérants parallèles. L’un répondrait à la figure d’attachement intégrée et constituée en objet interne « maman triste », par exemple, l’autre à « maman fâchée », un autre à « maman folle », un autre à « maman en besoin », un autre encore à « maman attentive ». Le problème est que ces enfants ne savent jamais si le modèle interne activé est adéquat, et si le comportement d’attachement associé est bien accordé à l’état émotionnel réel de l’objet externe…802.

J’ai indiqué avoir observé, chez les enfants de ma recherche, un clivage de la personnalité en différentes parties. Il me semble que ces parties correspondent aux identifications aux objets internes constitués à partir de l’intériorisation des expériences relationnelles précoces et de l’incorporation des objets effrayants. Les modalités ultérieures de relation de « soi à soi » et de « soi aux objets » seraient le produit de la projection des « unités fondamentales de relations d’objets internes » (incluant représentation de soi et représentation d’objet), issues de « représentations précoces d’interactions généralisées ».

Notes
787.

Voir supra chapitre 2 § 2.5.3.2. « Clivages, isolation et démantèlement »

788.

BERGER M., (2003), L’échec de la protection de l’enfance, Dunod, Paris, p.63

789.

FREUD A., Le moi et les mécanismes de défense, (2001) tr.fr. PUF, Paris

790.

LAPLANCHE J. et PONTALIS J.-B., (1967), sous la direction de D. LAGACHE, Vocabulaire de la psychanalyse, (1997)13ème édition PUF, Paris

791.

FERENCZI S., (1931), op.cit., p.108

792.

FERENCZI S., (1933), op.cit.

793.

Voir supra in chapitre 1 § 1.5.2 « Les types d’attachement »

794.

FERENCZI S.,(1933), op.cit., p.130

795.

FERENCZI S., ibid., p.131

796.

BERGER M., BONNEVILLE E., ANDRE P., RIGAUD C., (2007), L’enfant très violent : origine, devenir, prise en charge, op.cit.

BERGER M., BONNEVILLE E., (2008,) De la séparation physique à la différenciation psychique : le dispositif d’écoute de l’enfant traumatisé, article en cours de publication

797.

GUIGNARD F., (1/12/2007), op.cit.

798.

Expression de R. ROUSSILLON, rapportée par M.BERGER au cours d’une discussion personnelle.

799.

CICCONE A., (1991), in CICCONE A., LHOPITAL M. (1991), Au sujet de l’identification adhésive, in Naissance à la vie psychique, op.cit.

800.

Je reviendrai sur cette conception du monde interne lorsque je présenterai le fantasme de Claustrum, dépeint par D. Meltzer. Voir infra § 3.3.1.4. « Relations tyranniques et concept du claustrum »

801.

Je présenterai dans le §  3.4 « Thérapeutique », comment notre équipe tente d’y faire face et d’aider les enfants à s’en dégager.

802.

Il eut été intéressant d’aborder cette question sous l’angle des qualités d’imagos qui influencent ces modèles (par exemple : «explosive », « froide », « douce », etc…), mais les contraintes de volume de ce travail ne me laissent pas la possibilité de développer cette piste d’analyse. J’ai donc renoncé à m’y engager pour l’instant, tout en espérant pouvoir y consacrer un jour un travail particulier de recherche et de modélisation.