3.3.1.2 Le bébé, l’agresseur et le sauveur

Les objets internes que l’analyse des postures et des comportements des enfants de ma recherche m’a semblé révéler le plus fréquemment, auxquels seraient tour à tour identifiées les différentes instances de leur vie psychique, ainsi que leurs objets externes, correspondraient à 6 catégories, au sein desquelles les représentations qui les constituent pourraient connaître des variantes:

  1. un objet persécuteur, violent, sadique et meurtrier
  2. un bébé en détresse et en souffrance qu’il faut sauver
  3. un objet négligent, insouciant, incontenant, qui rejette et qui abandonne
  4. un bébé incompétent, non-séduisant, non-aimable
  5. un bébé avide plein de rage et de haine
  6. un super-objet sauveur, ultra-adéquat et perpétuellement disponible

Voici les variantes et détails que j’ai pu saisir :

J’ai tenté de détailler de façon plus fine les différentes qualités d’objet interne qu’il m’a semblé déceler le plus régulièrement, à partir de l’observation des comportements, attitudes et postures des enfants de ma recherche lorsqu’ils étaient seuls, en groupe, ou lorsqu’ils étaient engagés dans des séquences interactives avec leur éducatrice, leur assistante maternelle, leur parent ou moi-même. Sans doute est-il possible d’en repérer d’autres, notamment des objets internes qui empruntent certaines qualités aux catégories que j’ai citées et en négligent d’autres. Je précise toutefois qu’il est difficile de repérer les manifestations d’un objet interne isolé : on a toujours affaire à des combinaisons de représentations d’objets internes, qui s’associent, s’emboîtent ou s’opposent dans une production fantasmatique, transposée sur la scène de la relation intersubjective. On pourrait également parler d’emboîtement des identifications aux objets internes. Ce dernier phénomène serait favorisé par un clivage actif du moi. Dans le cas des associations d’identifications aux qualités des objets internes, je ferai référence aux concepts proposés par M. Klein803 puis par S. Resnik804, qui ont respectivement développé les modèles d’objet interne en « parents combinés » et « parents combinés bons ». Je n’ai pas la possibilité de développer ces modèles, aussi me contenterai-je d’indiquer que pour M. Klein, le concept de « parents combinés » renvoie à une figure très persécutrice représentant les parents unis dans une relation sexuelle destructrice. Pour S. Kesnik, les « parents harmonieusement combinés » désignent un objet support qui articule les qualités des fonctions maternelles et paternelles. Le pôle maternel serait constitué par les figures d’enveloppe, de réceptivité et de contenance, le pôle paternel par les figures de fermeté et de verticalité. Dans la constitution de l’identité, ils sont corrélatifs à la psychisation de la peau et de la colonne vertébrale.

J’ai indiqué que l’intériorisation de la séquence interactive violente traumatogène implique l’incorporation d’au moins trois protagonistes et de leur état émotionnel respectif: celui qui agresse, celui qui est agressé, celui qui assiste à la scène. J’y reviendrai un peu plus loin lorsque j’étudierai ce phénomène dans le cadre de l’élaboration fantasmatique.

Par exemple, j’ai exposé comment certains comportements de « crise » de ces enfants refléteraient à la fois l’identification à un objet interne « bébé en détresse », associé à l’identification à un objet interne «bébé abandonné incompétent et non-aimable», tandis que l’objet externe était identifié à un objet « persécuteur sadique qui jouit de la souffrance du sujet », un objet « séducteur et rejetant », un objet « insouciant et insensible ». La seconde étape de la « crise » refléterait une bascule des identifications, avec retournement des rôles, toujours selon le vecteur de l’identification projective : le sujet devient identifié à un objet interne « bébé rageur et haineux » et à un objet interne « agresseur invincible, malveillant, sadique, jouisseur, violent et explosif », tandis qu’il fait taire l’objet interne «bébé en détresse vulnérable et terrifié » et projette l’objet interne « impuissant, apeuré, déprimé, coupable » sur / chez l’objet externe.

Les oscillations du comportement du sujet paraissent dépendre de l’influence sous laquelle se trouvent sa personnalité805 et ses instances psychiques, ainsi que leurs représentations de l’objet externe, partenaire de relation.

Parfois, certains enfants parviennent à percevoir et à parler des influences de ces objets internes et de ces schèmes interactifs. Ils décrivent un fantasme selon lequel ils les ressentent comme incontrôlables et se disent désespérément impuissants vis-à-vis de leur activation et de leur projection.

Lors de sa 3 ème année de prise en charge au Centre de Jour, Sébastien fait un jeu avec son éducatrice où il met en scène un personnage qu’il nomme « Monstre Vert ». Au bout d’un moment, il commence à être très agité et demande à son éducatrice de ranger le personnage dans une boîte, et de placer celle-ci sur la plus haute étagère de la pièce. Il lui confie : « Tu sais, « Monstre Vert », ce n’est pas vraiment un jeu. » Il lui raconte que « Monstre Vert » est un monstre très violent, très puissant et méchant qui « surveille » Sébastien toute la journée. Il dit que personne ne peut le voir, car il se cache dans sa tête. Ainsi « Monstre Vert » le voit faire des bêtises et il rit quand Sébastien fait une « crise » ou s’en prend violemment à sa famille d’accueil. Sébastien dit que, lorsqu’il fait une crise, il devient comme « Monstre vert ». Mais lorsque Sébastien se trouve seul dans sa chambre le soir, il a très peur, car il sait que « Monstre Vert » attend qu’il éteigne la lumière pour venir le punir d’avoir fait des bêtises et lui dire que si sa famille d’accueil l’abandonne ce sera bien fait pour lui, qu’il n’aura que ce qu’il mérite. Il lutte contre le sommeil pour surveiller la venue de « Monstre Vert ». Il cherche tous les prétextes pour ne pas rester seul. Si les membres de sa famille d‘accueil sont là, « Monstre Vert » ne se montre pas, ou bien il s’enfuit lorsque son assistante maternelle vient dans sa chambre pour lui lire une histoire ou le câliner. Il attend que Sébastien soit seul et sans défense pour venir le battre et le persécuter. Parfois, il pense que Monstre Vert va le tuer.

A ce moment, il parle d’une crise de violence qu’il a faite dans sa famille d’accueil. Il dit que cela lui fait encore penser à sa mère, lorsqu’elle criait et que son visage se déformait, qu’elle criait « dégage ! Je vais te tuer ! ». Il pense qu’elle s’adressait à lui, mais il n’est pas sûr. Il ne veut pas lui poser la question lors d’une visite, car il se souvient que la seule fois où il a parlé de sa petite enfance à sa mère, celle-ci s’est mise à pleurer. Il ne veut pas la faire pleurer, car il a peur qu’elle ne revienne plus. Il se souvient qu’elle lui a raconté que, lorsqu’elle n’allait pas bien, elle quittait la maison pendant plusieurs heures ou plusieurs jours, en le laissant seul. Elle et son père ont tous deux raconté qu’elle partait souvent car elle ne supportait pas les pleurs de bébé-Sébastien. Il dit que c’est cela qui le fait devenir comme « Monstre Vert », lorsque son assistante maternelle ou son mari font la même chose que sa mère. D’abord, il a peur. Il a envie que son assistante maternelle s’occupe de lui. Puis il est en colère car elle refuse. Il a l’impression que son mari et son fils sont contents et se moquent de lui. Alors il les insulte. Puis il a peur qu’ils lui fassent du mal, qu’ils le frappent. Il dit qu’il se sent tout petit. D’ailleurs le père d’accueil le lui dit. Il raconte que le père d’accueil lui dit toujours « Fais- toi tout petit, fais-toi oublier ». Sébastien pense qu’il lui dit cela pour pouvoir le persécuter, ou pour l’abandonner. Comme cela lui fait peur, il fait le contraire : il devient fort, il oublie qu’il a peur, il frappe le père d’accueil. Il crie « Je ne suis pas un bébé ! Je vais vous tuer ! » Là il voit que ce sont eux qui ont peur, et « Monstre Vert » rit. D’abord il est content, mais ensuite il a peur qu’ils se vengent. Il essaie d’être gentil, mais il remarque que personne ne veut lui parler et qu’il doit rester seul… avec « Monstre Vert ».

Un autre jour, lors d’un récit à deux avec son éducatrice, il raconte l’histoire d’une sorcière qui jette de mauvais sorts à tous ceux qui passent près de chez elle. Elle vit seule et elle n’a pas d’amis, car comme elle jette des sorts à ceux qui s’approchent, ils disparaissent, ils meurent ou ils deviennent méchants comme elle. Elle a envoûté une bande de pirates, qui attaquent les soldats qui veulent la faire partir. Sébastien dit qu’autrefois « les pirates étaient gentils, ils n’attaquaient personne, ils disaient bonjour, ils étaient agréables. Mais depuis que la sorcière leur a jeté le sort, ils ne peuvent plus penser à eux, ils font tout ce que la sorcière leur dit de faire. » Son éducatrice lui demande pourquoi cette sorcière jette des sorts comme cela. Sébastien explique : « La sorcière ne peut pas se contrôler, ses parents étaient des sorciers méchants. Elle est forcée d’être comme eux. » Elle semble donc victime de la fatalité d’une transmission générationnelle immuable. Il ajoute « C’est comme moi, quand j’étais bébé, même quand j’étais dans le ventre de ma mère, je l’entendais crier des choses méchantes. Je sursautais. Ça criait dans ma tête, et je l’ai gardé. Ça fait peur. »

Cette séquence m’a rappelé qu’au cours d’une expertise de la relation mère-enfant concernant la mère de Kevin et une autre de ses enfants, on avait observé comment celle-ci cherchait à s’introjecter de force 806 , dans un mouvement d’abrasion des différenciations. Elle pouvait ainsi répondre à chaque énoncé de sa fille : « c’est comme moi ». « Kathy, c’est moi, elle intériorise tout, elle garde ses soucis en elle et elle lâche tout en vrac (ce qui est inexact), comme moi. Je le sais, je l’ai élevée le plus longtemps, jusqu’à trois ans.» Nous avons vu également 807 que la mère d’Irène avait tendance à l’investir selon le même fantasme d’agglomération. Elle dit « C’est mon double, ma photocopie. Elle n’a pas besoin de me parler, je sais tout ce qu’elle ressent, car elle ressent tout exactement comme moi. »

Revenons à Sébastien. Un peu plus tard, l’éducatrice demande s’il n’y a aucun remède. Sébastien répond que la sorcière, qui est mécontente de son comportement, essaie de se fabriquer une potion « antidote », mais qu’elle n’a pas encore trouvé. Il raconte que la sorcière est seule parce que ses parents ont fait mourir tout le monde autour d’elle quand elle était petite. Ses parents sont morts, mais pas définitivement. Il dit aussi : » Si les soldats tuent la sorcière, elle ressuscitera et ses parents aussi. Ils viendront vivre avec elle, et ce sera encore pire qu’avant. » Il raconte que les amis des parents de la sorcière savaient qu’ils étaient méchants, mais que personne n’a rien dit et ni fait pour aider la petite sorcière, car ils avaient peur/ « ça peut faire mourir les gens à qui on en parle ». Il ajoute d’un air triste : « Ses parents ne s’occupaient que d’eux, ils ne voyaient pas leur fille. » A ce moment, il a l’air prêt à pleurer, mais il explose soudain et crie : « Mes parents, ils ne m’aimaient pas, ils ne me regardaient pas, ils me laissent tomber et ils en ont rien à faire de moi !!! Mais dans l’histoire la sorcière, elle, elle a su. Elle a bien vu que ses parents s’occupaient à transformer les gens au lieu de s’occuper d’elle. Elle a essayé de comprendre et après ça allait mieux. » Cette histoire de sorciers qui jettent des sorts, fabriquent des potions qui transforment les gens en « méchants » m’évoque le fait que pendant les premières années de sa vie, Sébastien a fréquemment assisté à des orgies chez ses parents, au cours desquelles les adultes buvaient beaucoup, devenaient ivres et lui faisaient vivre, ainsi qu’à sa sœur, toutes sortes de persécutions. On peut penser que la « transformation » correspondait à l’ivresse due aux « potions » que préparaient les parents.

Dans ces exemples, de même que dans plusieurs descriptions de séquences interactives que j’ai déjà exposées, on s’aperçoit que les différents objets internes sont transférés sur la scène de la relation intersubjective, où les différents membres de l’entourage de l’enfant semblent « dépositaires » d’un rôle à jouer.

R. Kaës808 a repéré et finement décrit la mise en œuvre de ce phénomène dans les situations de groupe. Il propose les termes de « groupalité interne » et de « groupe interne », pour nommer la « constellation déterminée des objets infantiles et des liens entre ces objets » qui habite l’espace interne du sujet. Il a observé comment, dans le contexte du travail de groupe, « se produisent des transferts simultanément sur plusieurs personnes et de façon articulée les unes aux autres : soit par le déplacement d’objets internes sur différentes personnes, en une décompensation de différentes parties du moi qui prennent l’apparence d’objets indépendants les uns des autres : ils ne sont reliés que par le processus inconscient à l‘origine de la diffraction, du morcellement ou de la forclusion ; soit par le déplacement des personnages réincarnés qui prennent leur sens dans leurs rapports. Ce sont ainsi, non seulement des objets partiels ou des personnages, mais les éléments recomposés des réseaux d’interactions familiaux qui peuvent être transférés 809 dans le groupe. Cette substitution peut même porter principalement sur ces rapports eux-mêmes : ce sont les connexions qui sont transférées. »

Notes
803.

KLEIN M., (1932), La psychanalyse des enfants, (1972) tr.fr. 3ème édition, PUF, Paris ; (1950), op.cit. ; (1952), op.cit. ; (1957), Envie et gratitude, in Envie et gratitude et autres essais, (1984) tr.fr. Gallimard, Paris, pp. 11-93 ; (1961) Psychanalyse d’un enfant, (1973) tr.fr. Tchou, Paris

804.

RESNIK S., (1994) Espace mental, tr.fr. Erès, Ramonville-Saint-Agne ; (1999) Le temps des glaciations. Voyage dans le monde de la folie, tr.fr Erès, Ramonville Saint-Agne

805.

J’explorerai un peu plus loin la modélisation proposée par D. Meltzer de la « géographie » des différents « compartiments » des objets internes, ainsi que des modalités particulières d’investissement par le moi qui y cherche refuge. Voir infra § 3.3.1.4 « Relations tyranniques et concept du claustrum »

806.

BERGER M., entretien personnel, janvier 2003

807.

Voir Chapitre 1 § 1.7.5 « Caractéristiquesdes interactions défaillantes »

808.

KAËS R., (1994), La parole et le lien, op.cit., p.87

809.

C’est moi qui souligne.