D. Meltzer a établi une « géographie »821 des objets internes et modélisé la façon dont le moi investirait les « compartiments » qu’il intruse et pénètre. Le claustrum correspond dans ce modèle à l’intérieur du corps de l’objet interne-maternel. Le moi s’y réfugierait afin d’échapper à des vécus de terreur et de désespoir, selon un investissement en « squatt », qui intruse et occupe sans légitimité. Selon le compartiment que le sujet investit, il présente des attitudes et comportements différents.
D. Meltzer décrit trois compartiments entre lesquels le moi se déplace :
Lorsque le sujet se trouve dans le claustrum, il a le sentiment d’être dans un endroit qui définit le cours des événements. Le claustrum peut être ressenti comme offrant un abri contre les difficultés de la réalité extérieure et/ou intérieure. Aussi les sujets ont-ils tendance à s’y cramponner, malgré les terreurs que peut leur faire vivre le compartiment du rectum. En ce sens, la vie dans le claustrum correspond à une forme de narcissisme omnipotent, et, dans ses aspects violents et pervers, à une forme de narcissisme destructeur. Elle n’est pas sans rappeler de nombreux aspects de ce registre présentés plus haut.
Le sujet acquiert ainsi un sentiment de puissance, mais il est également soumis à des expériences terrifiantes. Ainsi, le sentiment de puissance qui se rapporte au fantasme d’avoir réussi à pénétrer dans l’intérieur de l’objet-mère peut atténuer, ou au moins masquer, les sentiments effrayants d’impuissance et de vulnérabilité infantiles, et procurer une excitation plutôt innocente. Mais cette puissance peut être pervertie et détournée pour sadiser, détruire, salir cet intérieur. Enfin, lorsque le fantasme de toute-puissance ne « fonctionne » plus, lorsqu’il est démenti par une perception du réel impossible à éviter, le sujet court le risque de vivre l’expérience terrifiante du « retour » des occupants légitimes, avec lesquels il se trouverait enfermé et qui viendraient lui « demander des comptes » quant à ses exactions et à son intrusion. A. Dubinsky823 invite donc à distinguer la recherche d’un abri de la poursuite du sentiment de toute-puissance et de la dépendance qui peut exister par rapport aux aspects pervers de la vie dans le claustrum, bien que tous ces aspects puissent cohabiter.
Les expériences terrifiantes semblent particulièrement intenses chez les enfants de ma recherche, qui, on l’a vu, souffrent de perturbations de la compréhension émotionnelle, ainsi que de nettes tendances à l’indifférenciation entre les pensées, les impressions issues des sens, les émotions et les « choses réelles ». De même présentent-ils une incertitude inquiétante à propos de la différence entre animé et inanimé, au sens où même les objets matériels peuvent devenir inquiétants. Ces perturbations, combinées aux sentiments de toute puissance retirés du fantasme du claustrum et à l’utilisation de l’identification projective massive et pathologique, suggèrent l’idée que l’objet des pensées et des fantasmes existe dans la réalité extérieure, ce que D. Meltzer a décrit sous le terme de « pensée concrète » : l’intensité de l’émotion ressentie est comprise comme signalant la présence de « la chose en soi », et peut déclencher des passages à l’acte.
Les objets ou espaces matériels concrets, de même que le corps et l’esprit de l’objet humain peuvent être de ce fait assimilés, par transfert, à l’intérieur de l’objet interne et revêtir à ses yeux les qualités inhérentes à ses différents compartiments. Ainsi, par exemple, l’enfant peut rechercher du réconfort et un sentiment de protection en se blotissant dans une armoire, sous une table ou en tentant de passer sous le pull d’une éducatrice. Mais il peut aussi manifester le désir sadique de souiller l’intérieur de cet objet, en mettant à sac le bureau d’un thérapeute, en crachant, en déchirant la tapisserie, en barbouillant de feutre ou de peinture, en couvrant de débris de nourriture ou de féces étalés le sol et les murs de la maison de sa famille d’accueil. Enfin, et c’est pour lui « le revers de la médaille », il peut être absolument terrifié s’il entend des bruits ou perçoit des formes indistinctes en dehors de la pièce, alors qu’il se trouve, dans son fantasme, enfermé dans le compartiment du rectum, à la merci des persécuteurs. A ce moment, l’objet humain devient un ogre meurtrier, le bruit du vent ou des pas de quelqu’un dans le couloir signalent l’approche d’un loup, d’un « monstre vert », d’un fantôme. L’aspirateur, la machine à laver, l’engin de chantier, la voiture ou le train deviennent aussi des monstres doués d’une vie propre, qui cherchent à l’aspirer, à l’engloutir et à le broyer. Le sentiment d’épouvante et de persécution imminente qui l’envahit alors peut déclencher des moments d’extrême détresse et, si la terreur s’installe, elle suscite la réaction en chaîne que j’ai décrite, qui produit des accès de panique, puis des explosions de violence, puisque l’enfant est persuadé qu’il est immédiatement menacé.
On pourrait ainsi comprendre un aspect de la phobie du Petit Hans, analysée par S. Freud824. Celui-ci indique qu’à l’âge de 3 ans et 9 mois, Petit Hans ne distingue pas bien l’animé de l’inanimé. Il tente un jour d’établir une distinction à partir de la considération selon laquelle un chien et un cheval ont un « fait-pipi », tandis qu’une locomotive n’en a pas, bien qu’il observe que de l’eau en sort. Mais Petit Hans continue à éprouver de l’angoisse quand les voitures chargées se mettent en mouvement. Ainsi le mouvement semble-t-il leur conférer un caractère vivant. De même, il a peur des chevaux lorsqu’ils trottent, prennent un tournant, « font du charivari avec leurs pieds ». Je ne m’attarde pas sur l’analyse que propose S. Freud des projections fantasmatiques de Petit Hans, pour n’en retenir qu’un aspect essentiel : à ce moment, celui-ci prête aux chevaux qui bougent des intentions clairement persécutrices à son égard : ils vont le mordre. L’intensité de l’émotion ressentie et l’activité fantasmatique dans laquelle il se trouve à la vue des chevaux produisent donc bien la conviction que ses idées existent dans la réalité, et que les menaces et rétorsions qu’il imagine mériter vont bien être mises en œuvre par ces animaux. La puissance du phénomène est telle qu’elle produit un évitement phobique qui l’empêche même de sortir de chez lui.
L’objet humain peut être pris dans ce phénomène. En effet, une partie de l’investissement de l’objet externe obéit au même principe, et produit en conséquence un mode d’identification intrusive similaire à celui qui régit le rapport du moi aux objets internes.
Ainsi, lorsque l’enfant jouit de la toute-puissance de vivre son fantasme d’avoir réussi à se loger dans l’objet interne et a transféré cette expérience sur l’objet externe, mais que celui-ci effectue un mouvement quelconque comme lui parler, le regarder, se mouvoir, ou, pire, s’absenter, il lui rappelle sa singularité, sa différenciation, son autonomie vis-à-vis du contrôle que le sujet croit exercer sur lui. Il introduit alors un espace insupportable pour le sujet, car cela l’amène à se sentir expulsé, rejeté, mis dehors. La toute-puissance s’effondre, le sujet se sent alors catapulté dans le compartiment du rectum. Pour donner une image de ce sentiment, on pourrait emprunter la formule-titre d’un film d’A. Dupontel sur la vie très dure et violente d’un SDF : il est « enfermé dehors ». L’appréhension de l’objet externe se charge des représentations issues de ce compartiment : il devient le persécuteur qui cherche à punir le sujet de son intrusion et de son occupation illégitime. La crainte des rétorsions peut être d’une telle ampleur qu’elle peut déclencher là aussi un évitement phobique de l’objet externe concerné, ainsi que de son espace. Ceci peut sans doute permettre de comprendre certains mouvements de refus de venir à une séance de thérapie, d’entrer dans la salle ou de communiquer avec le thérapeute.
A ce stade du développement, on s’aperçoit que deux aspects fondamentaux des éléments en souffrance et en quête de transformation sont apparus de plus en plus clairement au fil de l’analyse : il s’agit de la destructivité et de la culpabilité. Il convient donc de s’y arrêter et d’y consacrer un développement.
CICCONE A., (2003), La « tyrannie-et-soummission » : apports de Donald MELTZER, in CICCONE A. et al. (2003), op.cit., pp.167-177
CICCONE A., (2003), op.cit.
DUBINSKY A., (1997), in Les états psychotiques chez l’enfant, op. cit., pp. 15-36
FREUD S., (1909), Le Petit Hans. Analyse d’une phobie chez un petit garçon de cinq ans, in Cinq psychanalyses, (1992) tr.fr. 17ème édition, PUF, Paris, pp.93-198