3.3.2 Relations a l’objet externe et culpabilité

3.3.2.1 Culpabilité primaire et destruction

Les enfants concernés par la recherche présentent une particularité psychopathologique. Nous avons constaté que, d’une manière générale, ces enfants ne semblent pas pouvoir supporter que l’on soit bien disposé à leur égard. Les attitudes bienveillantes de l’objet, qui offrent des potentialités de régression, paraissent déchaîner leur violence825. Plus on tente de faire preuve de prévenance, de patience, de compréhension et d’indulgence, plus ils se déchaînent et plus leur état s’aggrave. Tout projet de soins ou de prise en charge éducative, fondés sur l’idée de leur proposer des expériences régressives, afin de favoriser l’expérimentation du non-advenu précoce, subit inéluctablement les effets de ce phénomène, passé un certain âge.

D.W.Winnicott826 l’avait repéré chez les enfants déprivés qui développaient une tendance anti-sociale. Il conseillait de faire preuve d’une grande fermeté, sans faille et sans relâchement, même si le comportement de l’enfant s’améliorait et qu’il paraissait progresser. Comme lui, nous avons remarqué comment toute félicitation, tout adoucissement de la « discipline » qui consiste à ne tolérer aucun écart de conduite, déclenchent rapidement des attitudes visant la destruction de la relation, de leurs productions et une recrudescence des comportements odieux, provocateurs et violents.

Nous avons le sentiment que toute manifestation de bonté excessive nuit à ces enfants car ils se sentent alors immédiatement coupables et mauvais.

Comment comprendre ce phénomène ?

Nous avons vu comment, lorsque le bébé retrouve son objet après une séparation, il ne peut éprouver tout d’abord du plaisir, car les retrouvailles ramènent en premier le « souvenir » de la séparation. De même, pour ces enfants, retrouver une bonne relation à l’objet ramène d’abord les réminiscences de la perte du bon objet dont ils se sentent et se croient responsables, du fait qu’ils ont été « mauvais ». Être « bon » avec l’enfant, le féliciter, lui rappelle d’abord qu’il a auparavant été «mauvais », qu’il s’est mal conduit, et qu’il a de ce fait perdu ou détruit l’objet. Ainsi, dans le même mouvement par effet de contagion, reviennent à sa conscience le vécu d’agonie psychique et la culpabilité primaire liée aux fantasmes de ne pas avoir « su » se créer le bon environnement au moment où il en avait besoin, et/ou de l’avoir perdu par sa « nature » odieuse, non aimable. Selon le mécanisme de confusion et d’abrasion des différences temporelles, la culpabilité éprouvée concerne à la fois le vécu primaire et le vécu secondaire : d’abord lorsqu’il était bébé avec son objet premier, plus récemment avec son ou ses objets seconds.

Ainsi Sébastien passe de bonnes vacances avec sa famille d’accueil. Il est calme, attentionné, obéissant et agréable. Il n’y a pas une seule crise de violence en 6 semaines. Au retour, tout le monde le félicite et lui fait remarquer que cette attitude semble plus intéressante pour lui et pour les autres car ainsi il n’est pas puni et son entourage a envie de passer du temps avec lui et lui propose même de partager des activités ou des jeux qu’il aime. Sébastien acquiesce à cela. Deux jours plus tard, Sébastien rencontre son père en visite médiatisée. Il lui raconte cela et annonce qu’il a été capable de rester seul dans sa chambre en écoutant de la musique ou en lisant, sans avoir peur que « Monstre Vert » vienne lui faire du mal. Il dit que souvent il n’aime pas rester seul, car il a peur que « quelqu’un » vienne et lui fasse du mal. Il demande à son père si on lui a fait du mal quand il était bébé. Son père lui dit qu’il ne pense pas, mais qu’il a pu avoir peur lorsque sa mère criait et menaçait de le tuer s’il n’arrêtait pas de pleurer. Sébastien se rappelle qu’il lui a un jour raconté que sa mère ne supportait pas ses pleurs et quittait l’appartement en le laissant seul de longues heures, pour ne pas finir par le frapper. Le père confirme qu’il l’a retrouvé seul plusieurs fois en rentrant de son travail, sans savoir ce qui s’était passé ni depuis combien de temps il était seul. Nous rappelons que sa mère a confirmé cela, un jour que Sébastien l’interrogeait à ce propos. Sébastien dit qu’il pourrait lui demander à nouveau lors de la visite prévue le lendemain, car il ne se souvient pas bien de ce qu’elle lui avait raconté la première fois, mais qu’il n’a pas envie de le faire, car il se rappelle que cela l’avait fait pleurer et qu’il a peur qu’elle parte « comme avant ». Le lendemain, Sébastien n’ose pas questionner sa mère. Celle-ci lui apporte des vêtements, du matériel scolaire et des cadeaux. Elle se présente en mère attentionnée : elle lui répète qu’elle a pensé à lui et lui fait remarquer qu’elle lui a choisi des vêtements de marque, qui coûtent cher et qu’elle n’a rien oublié de la liste de matériel qu’il lui avait demandé. Sébastien lui dit que ses vacances se sont bien passées, qu’il n’a pas fait de « crise ». Sa mère le félicite et lui dit qu’elle est fière de lui. Elle ajoute qu’elle est contente lorsqu’il se comporte ainsi. Nous remarquons que le regard de Sébastien s’assombrit, qu’il se renferme et qu’il ne dit pas plus de quelques phrases pendant le reste de la visite. Dès le soir même et pendant tout le week-end, il est odieux dans sa famille d’accueil et fait crise de violence sur crise de violence.

Nous avons déjà vu plus haut comment l’enfant qui a été confronté précocement à des attitudes inadéquates de la part de son environnement en perçoit la cause non pas du côté de l’inadaptation de l’autre, mais de la sienne.

J’ai observé de façon récurrente chez les enfants de ma recherche une tendance à l’idéalisation de l’objet premier, qui rend impossible et intolérable toute critique à son égard. Il leur est également très difficile de renoncer à l’image idéalisée de ces objets ou du couple de ces objets, ce qui accroît leur souffrance dans le contexte de séparation.

Ils semblent se vivre comme incapables d’avoir pu faire advenir le bon environnement dont ils avaient besoin, ou plutôt comme capables de n’avoir faire advenir que du « mauvais ». J’ai indiqué que ceci peut rappeler la notion de pictogramme originaire, élaborée par P. Castoriadis-Aulagnier 827 , que l’on peut transposer ainsi : l’illusion que toute zone auto-engendre l’objet à elle conforme, fait que le déplaisir résultant de l’absence d’objet ou de son inadéquation, par excès ou par défaut, va être ressenti comme absence, excès ou défaut de la zone elle-même. Le « mauvais objet » est à ce stade indissociable d’une « mauvaise zone », le « mauvais objet » du « mauvais sujet ».

Ces deux éléments me semblent révéler la présence d’éléments dépressifs mélancoliques 828 .

Notes
825.

Je tenterai de montrer un peu plus loin comment cette attitude de l’objet peut néanmoins constituer un puissant levier thérapeutique, si celui-ci peut résister et contenir les effets qu’elle produit. Voir infra § 3.4 «Perspectives thérapeutiques»

826.

WINNICOTT D.W., (1956), La tendance antisociale, in Déprivation et délinquance, (1969) tr. fr. Payot, Paris

827.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), La violence de l’interprétation, du pictogramme à l’énoncé, Collection Le Fil Rouge, P.U.F, Paris

828.

FREUD S., (1915), Deuil et mélancolie, in Œuvres Complètes, tome 3 (1914-1915), (1988) tr.fr. PUF, Paris, pp. 259-278