3.3.2.2 Culpabilité primaire, deuil pathologique et traitement mélancolique

Deuil, symbolisation et représentation

Selon une certaine conception de la symbolisation primaire, l’activité de représentation de l’absence, du manque ou des défaillances de l’objet premier impliquerait un processus de deuil originaire. En l’absence de l’issue heureuse de l’élaboration de l’absence de l’objet primaire, il ne pourrait y avoir d’accès à l’activité de représentation. R. Roussillon829dénonce cette conception quelque peu naïve, bien que séduisante, de la symbolisation primaire selon laquelle un deuil originaire serait nécessaire pour accéder à l’absence de la chose. Il pointe le principe de « cercle vicieux » qu’implique cette conception, selon laquelle il n’y aurait pas de deuil possible sans une capacité de représentation de haut niveau. Je le rejoins sur ce point et j’ajoute que considérer les choses sous cet angle risque d’amener à méconnaître les enjeux de l’intersubjectalité primaire. Si on appréhende le phénomène uniquement du point de vue intrapsychique, on risque de rester dans le paradoxe. A ce propos, je souscris au point de vue de D. Ribas830 , qui propose831 de « faire intervenir une issue maternelle ou thérapeutique d’un apport psychique de l’objet pour échapper à cette aporie. (…) Les capacités maternelles ou thérapeutiques de symbolisation de l’absence et de deuil de l’unité primaire permettraient d’échapper au cercle vicieux, incapacité de deuil / déficit de la symbolisation, permettant de sortir de la circularité, pour accéder à la progrédience du renforcement de chaque possibilité par l’autre. » Autrement dit, pour que l’enfant puisse accéder à la représentation du manque et de l’absence, et engager un processus de deuil, il faudrait qu’il puisse rencontrer une capacité et un mouvement de cet ordre chez son objet. Comme le rappelle C. Athanassiou-Popesco832, « le registre des intrications fantasmatiques entre les économies psychiques de la mère et de l’enfant se retrouve à un niveau intrapsychique. »

D. Ribas indique qu’on peut trouver là une explication cohérente des effets pathogènes des dépressions maternelles graves ; par la difficulté d’investissement, mais plus encore par la paralysie des capacités de deuil de l’objet premier, qui sont effectivement dépassées lorsqu’il y a dépression. Pour les enfants de ma recherche qui n’ont pas toujours eu affaire à un objet premier gravement déprimé, mais plutôt à un objet premier inconstant, incohérent, imprévisible et souffrant de graves perturbations narcissiques, je suppose que l’effet a été le même, car ils n’ont pas rencontré de capacités, ni de mouvement de deuil de l’unité primaire chez lui.

Et ce, d’ailleurs pour des raisons différentes : d’abord, on a vu que l’unité première n’a pas pu se réaliser de façon adéquate, ni être éprouvée par l’enfant de manière suffisamment constante et sécurisante. Ensuite, certains ont fait l’expérience, unique mais définitive, ou répétée de façon imprévisible, de perdre la relation à leur objet. D’autres, au contraire, se sont vus maintenus dans une quête de relation symbiotique interminable par cet objet, dont le moi-narcissique ne pouvait tolérer le moindre mouvement d’autonomisation et de séparation. On a vu que, dans ce cas de figure, l’intrication normale existant entre le moi de l’enfant et celui de la mère dans les premiers temps de vie, peut se constituer en bloc, opposé au développement du moi-réalité de l’enfant. Ainsi, le développement de l’enfant s’effectue sous le contrôle de cet empire narcissique primaire. Cet échec dans la perception de l’altérité de l’enfant par l’objet premier entraverait donc l’accès à la symbolisation de l’absence et les capacités de deuil de l’unité primaire chez l’objet premier, et, par conséquent, chez l’enfant.

On peut souligner que ce phénomène nuit considérablement à la dynamique de développement de l’enfant. En effet, chaque étape de son développement de l’enfant comporte des enjeux de séparation, donc de perte, vis-à-vis de l’état précédent et du type de relation à l’objet qui lui correspond. Si ce mouvement est soutenu, encouragé et valorisé par l’objet, et que l’enfant ne vit pas l’accès à une nouvelle étape comme une menace trop grande pour l’objet et pour la continuité de son investissement, il conservera sans doute une certaine tristesse nostalgique « douce », vis-à-vis de l’état précédent ; mais il pourra la tolérer et poursuivre son développement. Si au contraire, cette expérience se produit dans un contexte de catastrophe pour l’objet, pour le sujet et/ou pour leur lien, et réactive systématiquement les souffrances liées au deuil pathologique de la perte de l’unité première, chaque situation qui comportera un nouvel enjeu développemental risque de susciter des résistances très vives. On assistera alors à une lutte active contre tout progrès. Pour ces enfants, le risque de réactions thérapeutique, éducative et pédagogique négatives est donc élevé, car ils auront tendance à associer à tout progrès des représentations d’attaques destructrices contre leur objet et contre leur relation, et donc de perte catastrophique.

Dans tous les cas de figure cités, les processus de séparation-différenciation sujet-objet, sujet-idéal du moi, n’ont pu se développer heureusement et, pour reprendre l’expression consacrée par S. Freud, « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi ». Il me semble que, dans le contexte de traumatismes relationnels précoces, vécus de façon répétitive par ces enfants avec leur objet premier, le phénomène d’incorporation globale de leur agresseur, que j’ai décrit plus haut833, donne tout son sens à cette expression. J’ai le sentiment que le mode de traitement de l’expérience traumatique vécue, par incorporation de la figure de l’agresseur qui était également la figure d’attachement, est à l’origine des aspects mélancoliques de la personnalité et du fonctionnement de ces enfants.

L’objet a été saisi par une identification qui l’a englobé entier dans le moi, et lui a ainsi conféré son statut d’idole adulée, intouchable et redoutable. On retrouve ici la figure de l’objet-interne dieu-biblique, que j’ai précédemment décrite.

Chez la plupart des enfants, tels que Damien, Lucie, Jacques, Mickaël, Richard, Romuald et tant d’autres, on observe des manifestations d’un véritable culte commémoratif à l’égard des figures parentales, en particulier maternelles. Certains dressent de petits autels où ils disposent une photo, des petits objets offerts par elle. Ils relisent sans cesse des lettres ou cartes. Ils en parlent sans arrêt en leur prêtant des qualités imaginaires. Toute absence ou manquement à leur égard (ne pas s’intéresser à leur quotidien, à leurs préoccupations, à leur travail scolaire ; oublier leur âge, leur classe, une demande importante qu’ils ont faite, oublier le document qu’elle doit signer pour leur permettre de participer à une sortie et les contraindre ainsi à être seul de la classe à ne pas partir ; ne pas venir à plusieurs visites sans prévenir ; oublier le cadeau d’anniversaire promis, ne plus donner de nouvelles ni de signes de vie pendant des mois ou des années ; la liste d’exemple est longue…) toutes ces attitudes sont immédiatement excusées, banalisées, justifiées. Ainsi Damien, qui a été très mal pendant les trois mois où sa mère n’est pas venue le voir, sans téléphoner pour donner d’explication, lui dit lorsqu’il la voit : « ce n’est pas grave, ça ne fait rien ». Ces enfants sont maintenus dans le culte de souvenirs reconstruits et idéalisés, dans le déni du rôle de leur objet premier dans leurs expériences traumatiques, et dans la culpabilité. Ils entretiennent l’espoir de retrouver ce parent idéalisé, de vivre avec lui une idylle fusionnelle sans nuage. Damien attend d’aller vivre avec sa mère, en déniant le fait qu’il devrait vivre avec au moins deux de ses 5 frères et sœurs, le nouveau compagnon de sa mère et leurs animaux.

Pour ces enfants, tout semble se passer comme si le seul moyen de soulager leur culpabilité, et, peut-être d’accéder au deuil, était de retrouver et de vivre dans la réalité une unité primaire idéale perdue ou non-advenue avec cet objet-là. En-dehors de cela, point de salut, et ce principe semble les empêcher de profiter des aspects positifs, « nourriciers » de leur nouvel environnement. On perçoit ici une nouvelle dimension du phénomène selon lequel il est appréhendé au travers de l’écran des expériences traumatiques passées et des vécus d’agonie subjective corrélés. Dans ce registre de fonctionnement, toute confrontation avec un réel adapté – par le biais d’une personne bien disposée et intentionnée – ne paraît susciter que le réveil d’une culpabilité primaire 834 narcissiquement intolérable.

Comme l’objet perdu est idéalisé, et donc inattaquable, le sujet s’accuse d’être la cause de l’abandon, des négligences ou des violences que ses objets premiers lui ont fait subir. Il ne peut diriger contre eux la colère que leurs absences, leurs manquements ou leurs agressions lui ont fait éprouver. En deçà même, il ne peut élaborer les mouvements de rage et de haine primitives en colère, ni le désespoir en chagrin. De ce fait, il retourne la haine contre lui-même, et elle sert de « carburant » à l’activité d’un surmoi cruel, méprisant, dévalorisant et accusateur. Ceci parce que, comme l’indiquait S. Freud835 , «  l’objet qui s’attire la colère du sur-moi est englobé par des identifications dans le moi  ». De plus, dans les cas où l’objet premier était incohérent, fou, imprévisible, le sujet s’accuse de ne pas avoir su « soigner » son parent. Dans le cas où l’objet premier était déprimé et souffrant, le sujet s’accuse d’être la cause de ces souffrances et de ne pas parvenir à « réparer » et à réanimer l’objet. La combinaison de ces deux aspects semble alimenter les tendances à l’auto-destruction, ou à la destruction de toute chose ou relation qui peuvent apporter du plaisir, du réconfort ou de l’aide au sujet, car son surmoi cruel et harcelant ne cesse de lui rappeler qu’il ne les mérite pas, que ces expériences ne peuvent advenir pour un sujet « tel que lui », c’est à dire, à l’identité telle que la sienne.

On sait que, lors des interactions précoces, une représentation de soi, « prototype » ou « pré-forme » de l’identité en devenir, s’élabore, selon le principe d’identification primaire que définit le degré premier de la réflexivité dans la relation à l’autre. C’est-à-dire par l’intériorisation du retour des projections, contenu dans la qualité de la réponse apportée, qui constitue l’image de lui-même renvoyée transformée par le miroir de l’autre-environnement. Or, quelle « proto-identité », quelle identité narcissique élémentaire 836 , ces enfants, inscrits d’emblée dans un environnement inadéquat et pourtant idéalisé, ont-ils pu se forger ? Il semble que ce soit celle d’un « mauvais bébé », d’un méchant enfant persécuteur et repoussant, qui détruit la relation ou les figures parentales idéalisées.

Evoquant l’identité narcissique élémentaire de ces enfants, il me semble opportun de revisiter succinctement la constitution et les caractéristiques de leur surmoi et de leur idéal du moi. J’ai en effet fait allusion plusieurs fois à ces instances, en particulier à propos de l’incidence des expériences d’interaction avec l’objet premier, sans toutefois prendre le temps jusqu’ici de m’y arrêter.

D’après J. Laplanche et J. B. Pontalis837, il est difficile de délimiter un sens univoque du terme « idéal du moi » chez S. Freud. Il est lié à l’élaboration progressive de la notion de surmoi, et, jusqu’en 1923838, ils sont donnés pour synonymes. Puis, l’idéal du moi est considéré comme une substructure particulière au sein du surmoi. Dès 1914839 néanmoins, l’idéal du moi est distingué pour désigner une fonction intrapsychique relativement autonome qui sert au moi de référence pour apprécier ses réalisations effectives. Elle serait le substitut et le produit de la dégénérescence du narcissisme de la petite enfance, qualifié par S. Freud de « délire des grandeurs », dégénérescence suscitée par la rencontre avec les retours, en particulier les critiques, renvoyés par les objets premiers. Ainsi l’idéal du moi serait une instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme (idéalisation du moi) et des identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs. Le surmoi quant à lui serait une instance d’auto-observation, de jugement et de censure, qui mesure sans cesse le moi à l’idéal. S. Freud distingue ces fonctions à partir de deux sortes de sentiments qui peuvent envahir le moi, lorsqu’il se trouve en conflit avec le surmoi : le sentiment de culpabilité serait induit par les « reproches » et critiques formulées par le surmoi – instance jugeante, tandis que le sentiment d’infériorité découlerait de la comparaison avec l’idéal admiré. Ainsi on pourrait dire que le surmoi correspond à l’autorité et l’idéal du moi à la façon dont le moi doit se comporter pour plaire à cette autorité. Enfin, S. Freud a créé en 1914 le terme de Moi Idéal, mais, d’après J. Laplanche et J. B. Pontalis, il semble qu’on ne trouve dans aucun de ses écrits de distinction claire entre idéal du moi et moi idéal. Le moi idéal pourrait toutefois être compris comme une formation narcissique inconsciente, résultat d’une identification à un objet investi de la toute-puissance.

La figure d’objet interne qui reflète le mieux, à mon avis, ces instances est celle du dieu mythologique, redouté, craint et en même temps idolâtré. Chez les enfants de ma recherche, je postule que les expériences relationnelles avec leurs premiers objets, qu’ils ont intériorisées dans un contexte à la fois d’attachement, de fascination et de terreur, a produit une confusion entre un surmoi cruel et un idéal du moi omnipotent, séducteur et tout-puissant. En effet, nous avons vu que l’objet aimé est simultanément extrêmement redouté, objet imprévisible, violent mais aussi séducteur et attirant, qui exige une dévotion exclusive et absolue. Dans ce sens, le moi idéal de ces enfants est porteur de ces « qualités ». Il écrase le moi et lui interdit toute expression de détresse, de faiblesse ou de besoin et de dépendance vis-à-vis d’un autre. Il induit donc des identifications à des personnages héroïques, mais qui sont des héros « négatifs » et solitaires. Il me semble qu’on peut les déceler dans les manifestations d’identification aux méchants de dessins animés, « rois des méchants fous » ou bien à des héros guerriers de « comics », qui vivent seuls, errants ou cachés, dans un monde hostile, violent, plein de dangers et de persécuteurs, et qui ne peuvent qu’attaquer et détruire, soit pour conquérir soit pour défendre… Il ne s’agit jamais de héros bâtisseurs, inventeurs ou créateurs…. S’ils ne se plient pas aux exigences de ce moi idéal, alors ils ne peuvent être que des nullités, des êtres repoussants, non-aimables…

On peut alors comprendre que, lorsque l’environnement leur renvoie qu’ils ne détruisent pas l’objet ni son investissement, qu’ils sont même soit séduisants et aimables, soit dépendants, immatures et fragiles, il déclenche les foudres du surmoi ! Ces retours vont à l’encontre de l’idéal du moi, et risquent de désorganiser complètement leur structure identitaire. Ce qui les envahit alors c’est le chaos, le sentiment de nullité et les éprouvés de désespoir… Ici, l’état de détresse semble induit également par cette forme de l’Hiflosigkeit que R. Kaës a nommée « l’angoisse de non-assignation » : de façon paradoxale, être rejeté ou violenté, parce qu’on est un méchant enfant, constitue tout de même un moyen d’affirmer de façon indubitable, qu’on a au moins une place, donc une identité. De plus, parvenir à pousser son partenaire « hors de lui-même » peut procurer la « preuve » d’une grande puissance. Mais si on ne subit rien de tel en réponse aux comportements d’appel connus, on risque d’avoir le sentiment de n’être plus rien, de ne plus avoir de place, soit de n’être plus porté, soutenu, inscrit dans et par l’environnement ; ce dont on sait que ces enfants ont absolument besoin.

Ainsi D.W. Winnicott840 insiste-t-il sur le fait que certains enfants ne peuvent se sentir « réels » qu’en s’affirmant destructeurs et cruels :

‘« Beaucoup d’enfants ont cependant, en réaction à un envahissement, un potentiel d’agressivité massif, qui est activé par la persécution ; dans la mesure où cela est exact, le petit enfant considère la persécution comme bienvenue et se sent réel en réagissant contre elle. Mais cela représente un mode de développement faux étant donné que l’enfant a besoin d’une persécution continue. La quantité de ce potentiel réactionnel ne dépend pas de facteurs biologiques (…), mais découle des envahissements primitifs de l’environnement, dus au hasard, et souvent, par conséquent, des anomalies psychiatriques de la mère et de l’état de son milieu affectif à elle. »’

Afin d’éviter ou de juguler l’activité harcelante du surmoi tout-puissant, cruel et accusateur, ainsi que l’état de dépression mélancolique latent qui les menace d’effondrement, ils peuvent tenter de détruire toute bonne relation, tout bon moment, voire tout bon objet externe, qui viendraient démentir leur scenario et l’identité qu’il leur procure.

Si les objets résistent malgré tout, les sentiments de culpabilité, d’infériorité voire de nullité risquent de les submerger, et ceci peut alors augmenter les mises en actes de fantasmes de destruction.

Il semble qu’il y ait ici deux voies possibles :

  • Le retournement sur soi :
    Ils peuvent fuguer, ou menacer de le faire : le « projet » qu’ils peuvent parfois expliquer est de se retrouver seul, dehors, sans maison, sans rien à manger. Nourredine, Sébastien, Kevin841 par exemple, s’imaginent vivre dans la rue et fouiller les poubelles pour trouver à manger ; Gregory pense qu’il vivra seul « sous un pont ». Jacques imagine qu’il vivra tout seul dans un pré ou dans les bois avec les bêtes féroces. Cela peut même les conduire à des auto-agressions, des auto-mutilations et des pensées, voire des passages à l’acte, suicidaires. Huit enfants de l’échantillon que j’utilise pour la présentation de cette recherche, et plus d’un tiers de l’ensemble de la population que j’ai personnellement rencontrée, ont clairement énoncé à plusieurs reprises l’intention de mettre fin à leurs jours. Dans ce groupe, environ un tiers également a mis en acte cette intention, en s’emparant d’un couteau, en ingérant des substances toxiques (ou qu’ils imaginaient toxiques), en montant sur le rebord d’une fenêtre d’un étage élevé, ou sur le toit d’une maison. Heureusement l’intervention rapide d’un tiers a toujours permis qu’ils ne se blessent pas. M Berger, ainsi que plusieurs de mes collègues m’ont rapporté de nombreuses situations similaires. Lorsqu’on les interroge à propos de leurs gestes ou de leurs pensées suicidaires, ils répondent en général – lorsqu’ils sont disposés à le faire, ou lorsqu’ils disposent d’un minium de capacité d’élaboration de leurs actes en pensées, ce qui n’est pas toujours le cas – qu’ils sont persuadés que « ce serait mieux pour tout le monde ». Ils pensent que leur parent ou leur famille d’accueil irait bien mieux sans eux, car ils ne leur causent que des problèmes. Dans un fantasme là encore empreint de toute-puissance, ils pensent qu’ils sont à l’origine de leurs souffrances, et que par conséquent leur disparition est le seul remède. Comme ils n’imaginent pas que les défaillances ou les souffrances de leur objet puissent avoir une autre cause que leur existence, ils n’imaginent pas qu’elles puissent avoir un autre remède, voire qu’une autre personne puisse y remédier.
  • La projection hors de soi :
    On perçoit là des composantes de souffrance psychique inélaborables, donc à éradiquer : la culpabilité traumatogène subit les processus de clivage et d’encapsulation ; seuls demeurent la représentation identitaire contenante et les sentiments de cohérence et de cohésion internes corrélés, organisés dans un fantasme de toute-puissance négative, selon le mécanisme que décrit D. Widlöcher842 : « C’est l’activité fantasmatique qui traite en après-coup les expériences vécues des conduites d’attachement. Elle reprend sur le mode imaginaire ce qui a dépendu des patterns relationnels et des réponses de l’entourage. ».

J’exposerai plus loin en détail quelles configurations possibles du traitement de cette culpabilité il m’a semblé pouvoir dégager et quels comportements, quels modes de relation à l’objet les supportent et les révèlent.

Avant cela, je voudrais présenter une vignette clinique mettant en scène Sylvie, âgée de 3 ans 7 mois, qui a constitué pour moi une illustration frappante de ce point de théorie :

Lors d’une séance avec moi et son éducateur, tandis que nous jouons à empiler des cubes en tours qu’elle prend grand plaisir à renverser, elle entend un bébé pleurer dans la pièce voisine. Elle cesse aussitôt son activité, et demeure immobile, le visage tourné dans la direction du bruit, le doigt levé. Elle semble « hypnotisée » et ne paraît pas m’entendre verbaliser la détresse qui doit être à l’origine des pleurs, ni mes tentatives de liens avec son propre vécu passé, dans les réminiscences duquel ce son semble l’avoir plongée. Brusquement, elle quitte sa petite chaise pour aller chercher un poupon dans un berceau. Elle le saisit par les bras, et le secoue violemment en criant : « méchant bébé ! méchant ! pleure !pleure ! ». Puis elle le jette à terre, et se tourne vers nous avec un sourire triomphant. Son éducateur ramasse le poupon et se met à le bercer avec des paroles de consolation. Il dit en même temps à Sylvie qu’il ne faut pas faire cela avec les bébés, que ce n’est pas leur faute s’ils pleurent et qu’ils sont fragiles. Sylvie a l’air un instant interloquée, puis très mécontente. Elle se précipite sur l’éducateur et lui arrache le poupon en disant : « Non ! Méchant bébé ! ». Elle le lance au loin et revient vers la table où sont posés les cubes. Elle renverse tout, jette les jouets, piétine les livres en criant toujours : « Méchant !méchant !méchant ! ». On sent l’excitation la déborder complètement, et je demande à l’éducateur de la prendre dans ses bras et de la maintenir sur ses genoux un moment. Après avoir « gigoté » en tous sens, elle se relâche et suce son pouce, tout en me regardant d’un air sombre. J’estime qu’il n’est pas opportun de reprendre notre activité et nous décidons de suspendre la séance.

On constate, dans cette séquence, que c’est l’intervention de l’éducateur avec le poupon, dans un sens différent de celui qu’elle avait organisé, qui déclenche les débordements d’excitation et les comportements d’agitation destructrice. On peut déplorer qu’il soit sorti de la position de simple accompagnement du vécu de la fillette pour lui imposer à la fois la considération de l’inadéquation de son attitude et l’insupportable qu’elle génère en lui. Ce type d’intervention est dommageable pour la relation en devenir, au regard des effets qu’il produit sur l’enfant qui n’est pas prêt à le recevoir. Il se caractérise avant tout par sa motivation défensive, car il se situe résolument du côté de la sauvegarde de l’organisation interne de celui qui la pratique.

Du côté de l’enfant, il semble que cette interaction ait mobilisé des éléments pulsionnels et des montées d’angoisses qui se sont traduits par un certain quantum de tension psychique à haute teneur effractive, venant menacer les limites précaires du moi et le narcissisme. La situation interne est rapidement devenue ingérable pour l’enfant, signe des manques dans l’appareillage psychique et du défaut de mentalisation. Il y a lieu de croire que cette scène a suscité le retour sur un mode hallucinatoire des éléments encryptés et la réactualisation des expériences primaires traumatiques. Il semble que ceci l’ait replongée dans un vécu d’incompétence, source de détresse, d’expérience de déliaison, de sensations de morcellement, dont il lui a fallu tenter de se dégager en urgence.

Avant d’exposer les configurations du traitement pathologique de la culpabilité, je dois encore signaler un aspect de la culpabilité chez ces enfants. Cet aspect est intimement lié aux processus que je viens de décrire, et participe activement à l’incapacité de ces enfants à tirer profit d’un nouvel environnement ou d’un nouvel objet externe adéquat. Il s’agit d’une culpabilité qui « appartient » à l’objet premier et que je qualifie de « secondaire », pour la distinguer de la culpabilité « primaire » qui appartient bel et bien à l’enfant. Cette culpabilité a été injectée dans le moi de l’enfant au moment de l’incorporation globale de l’objet agresseur. S. Ferenczi 843 avait repéré et décrit le premier ce phénomène, lorsqu’il a proposé le concept d’ « introjection de l’agresseur » dans le contexte de traumatisme relationnel précoce. Il avait postulé qu’en incorporant ainsi son objet terrifiant, l’enfant introjecterait dans le même mouvement le sentiment inconscient de culpabilité de celui-ci, ce qui viendrait accroître la confusion des sentiments du monde interne et de la réalité. D.W. Winnicott 844 a repris ce principe à propos du phénomène de « fausse réparation » qu’il observait à l’œuvre chez certains de ses patients. Celle-ci se manifesterait au travers de l’identification du patient à sa mère, et le trait dominant n’en serait pas la culpabilité du patient, mais « la défense organisée de la mère contre sa dépression et contre sa culpabilité à elle. » Il me semble avoir repéré ce phénomène dans la façon dont les enfants de ma recherche peuvent changer de discours et/ou de comportement lorsqu’ils changent d’interlocuteur, en particulier lorsqu’ils se trouvent en présence de leur parent.

J’ai indiqué qu’Irène a passé les quatre premières années de sa vie avec une mère imprévisible, dont l’état oscillait entre des phases de dépression, d’agitation maniaque et de violence. Elle a plusieurs fois violenté Irène.

Lorsqu’elle doit rencontrer sa mère, qui vient la voir en visites depuis qu’elle a été confiée à une famille d‘accueil, elle résiste activement : elle crie, elle pleure, elle s’accroche aux meubles. Elle dit qu’elle a peur, qu’elle ne veut pas y aller. Il faut la porter et l’emmener de force. Mais dès qu’elle se trouve en présence de sa mère, elle court se jeter dans ses bras. Puis elle s’agite et lui parle beaucoup, comme pour l’animer, capter, garder son attention et éviter qu’elle ne se plonge ou exprime des pensées morbides, suicidaires ou franchement violentes. Elle fait son possible pour lui « donner » ce dont elle a besoin, en particulier le sentiment qu’elle lui est indispensable. Ainsi elle dénigre sa famille d’accueil et répète qu’elle n’aime que sa mère. Si sa mère lui dit qu’elle souffre de leur séparation, Irène se met aussitôt à pleurer en se jetant dans ses bras : elle dit qu’elle veut rentrer avec elle ou qu’elle-même reste toujours ici avec elle. Elle dit qu’elle n’est bien qu’avec elle, et agresse les accompagnatrices. Ainsi elle évite à sa mère les sentiments de rivalité et de jalousie. Elle se montre malheureuse et déprimée, pour que sa mère n’ait pas le sentiment qu’elle peut se passer d’elle, et pour éviter qu’elle disparaisse. Il est frappant de voir le visage de cette mère s’éclairer dès que sa fille se met à pleurer. Irène lui évite ainsi de se sentir coupable vis-à-vis du placement de sa fille, et alimente les projections : c’est le méchant juge qui les a arbitrairement séparées. Son attitude change dès que sa mère est partie, mais elle est aussitôt très inquiète, car elle a peur que les accompagnatrices qui ont assisté à la scène ne l’aient  « crue sur parole ».

Irène reproduit cette attitude avec ses autres objets d’attachement : elle se sent obligée de pleurer lorsqu’elle quitte l’un pour aller trouver un autre. Elle dit que l’autre est mauvais, qu’elle ne peut pas se passer de celui qu’elle quitte, etc….

S. Ferenczi, puis D.W. Winnicott, indiquent que, dans ce cas de figure, l’enfant est confronté à une impasse vis-à-vis de sa propre culpabilité. Il doit d’abord faire face à l’humeur de son objet pour éventuellement tenter de se créer les conditions pour traiter la sienne propre. Ce cas est particulièrement fréquent chez les enfants qui ont été soumis à une relation de séduction narcissique pathologique, de la part de parents qui avaient besoin d’eux pour lutter contre l’état de dévastation de leur monde intérieur. Je l’ai observé chez Gregory, chez Jonathan, chez Damien, chez Jacques et beaucoup d’autres. Ces enfants sacrifient leur pensée propre, leurs ressentis et les interactions dont ils auraient besoin pour construire leur vie personnelle, pour adhérer totalement aux sentiments et aux besoins de leurs parents. Le problème est que si l’enfant tente timidement de se démarquer de ces attentes, il risque de subir des représailles, en particulier sous forme d’abandon. Ainsi Damien ne peut-il en aucune manière exprimer à sa mère que ses absences l’ont fait souffrir, car il craint qu’elle ne lui en veuille de la faire se sentir « mauvaise mère » et qu’elle ne vienne plus. Gregory ne peut pas se permettre d’aller mieux, de progresser à l’école, de passer de bons moments avec sa famille d’accueil, car ainsi il montrerait à son père qu’il n’a pas besoin de lui, qu’il n’est pas dans la même souffrance vis-à-vis de son placement. Il a peur que son père ne l’aime plus s’il croit que d’autres que lui peuvent aider son fils. Ces enfants peuvent donc difficilement développer des activités de réparations vis-à-vis de leur propre sentiment de culpabilité primaire, car celles-ci seraient vécues comme des trahisons par les parents, qui risqueraient alors de les abandonner.

Il semble que l’on puisse ici trouver un modèle de compréhension de nombre de réactions thérapeutiques négatives ou d’échec de placement familial. D.W. Winnicott rapporte des situations où des résultats spectaculaires ont été obtenus avec certains enfants, lorsqu’un nouvel objet a « remplacé activement » le parent, allant jusqu’à prendre le parti de l’enfant contre le parent, tout en obtenant et en conservant leur confiance. Le ressort du succès serait que ce nouvel objet ne soit pas déprimé et ne soit pas dans les mêmes attentes, notamment de gratification narcissique, que le parent-objet premier. Il importerait que l’enfant ne soit pas soumis à l’emprise du désir de l’objet, qu’il ait le droit de se tromper, de résister, de décevoir, de prendre son temps, en toute sécurité quant à la qualité de la relation. L’enjeu serait ainsi que l’enfant découvre, en même temps qu’une relation d’amour « désintéressée », sa propre agressivité et sa culpabilité personnelle. Selon D.W. Winnicott, cette découverte serait la seule à pouvoir donner le sens de la « vraie » réparation et de la restauration.

Mais ce devenir heureux semble souvent compromis, pour des raisons liées à l’enfant ou à son entourage : il est souvent difficile, on l’a vu, pour les personnes qui s’occupent de ces enfants de suspendre toute attente ou tout désir à leur égard. Nombre de professionnels ont le fantasme que la preuve de leur compétence dépend des progrès rapides et manifestes des enfants qui leur sont confiés. D’autre part, nombre de ces professionnels ont choisi ces métiers pour en retirer des satisfactions narcissiques personnelles.

Du côté de l’enfant, le processus thérapeutique préconisé par D.W. Winnicott peut achopper sur les effets des rapports internes que ces enfants entretiennent avec leur objet premier, organisés par l’identification incorporative. En effet, il leur est souvent insupportable qu’un objet externe « prenne parti » contre cet objet premier dans la réalité. Celui-ci étant englobé dans leur moi, ils risquent de le vivre comme des attaques dirigées contre eux et de s’en défendre activement, comme vis-à-vis d’une persécution arbitraire. D’autre part, D.W. Winnicott avait observé que l’enfant peut investir les enjeux de réparation de la dépression et de la culpabilité de l’objet pour échapper aux siennes propres. Il peut donc exploiter cette situation comme une fuite devant cet élément essentiel du développement individuel : tolérer de considérer, puis admettre sa responsabilité personnelle.

Ce dernier point semble être un des écueils les plus importants pour les progrès de la prise en charge tant éducative que thérapeutique de ces enfants, car il semble être au cœur de la reproduction sans fin de modes de relation tordues, contraignantes et violentes avec leurs objets externes d’attachement. Je vais tenter de montrer comment ces enfants oscillent en permanence entre des positions d’évitement et des positions de traitement pathologique de leur culpabilité primaire, aucune d’entre elles ne permettant de soulagement ni de progrès.

J’ai indiqué comment les enfants qui ont vécu des traumatismes précoces ont pu se forger une identité narcissique élémentaire de « méchant enfant insupportable et destructeur », et combien ils pouvaient tenir à cette identité pour des motifs proprement existentiels. Mais la tragédie de ces enfants semble être qu’au moment même où ils se donnent une représentation d’eux-mêmes qui permet d’endiguer les angoisses de morcellement - en contenant dans un ensemble signifiant les parties éparses de leur personnalité - et de « non-assignation », ils éprouvent la blessure narcissique que leur coûte cette nouvelle acquisition, et la culpabilité massive qu’elle draine845. Cette culpabilité correspond au sentiment d’avoir lui-même détruit l’objet ou suscité la haine, la violence ou le désinvestissement. Il me semble qu’elle revient à la conscience du sujet portée par les réminiscences correspondant aux traces mnésiques précoces et s’exprimerait donc en lui sous forme d’amalgame d’expériences corporelles de persécution. Ceci paraît génèrer une telle douleur qu’elle exige un soulagement drastique, et que ces enfants n’en imaginent pas d’autres formes que celles qui répondent à la logique de la loi du Talion, de façon à « traiter le mal par le mal » et à payer réellement de leur personne en dédommagement de l’objet.

Il faudrait donc que l’enfant trouve un substitut de l’objet perdu, afin de se faire violenter par lui et ainsi, « payer sa dette » et mettre fin au harcèlement de la culpabilité. Mais pour cela, il doit recréer la scène initiale, pour que le substitut se « charge » des attributs de l’objet-perdu. Ainsi l’enfant doit-il d’abord susciter la situation de perte d’objet qui viendra confirmer son sentiment de culpabilité, pour pouvoir se faire punir ensuite par « un objet-perdu ».

L’enfant recherche ainsi un soulagement lorsqu’il déclenche ses comportements provocateurs. Il semble que l’on se trouve alors dans la configuration particulière que S. Freud avait mise en évidence et présentée en 1916 dans son article célèbre Les criminels par sentiment de culpabilité 846 . Il l’avait peu développée et avait déclaré s’en remettre pour cela à la « recherche future ». Il avait toutefois relevé trois points fondamentaux : (c’est moi qui souligne)

  • « Aussi paradoxal que cela soit, il me faut affirmer que la conscience de culpabilité était là avant le délit, qu’elle n’a pas résulté de celui-ci, mais au contraire que c’est le délit qui a résulté de la conscience de culpabilité. Nous pouvions à bon droit désigner ces personnes comme criminels par conscience de culpabilité. » 847
  • « Les crimes commis pour obtenir une fixation du sentiment de culpabilité étaient assurément des soulagements pour l’homme tourmenté. » 848
  • « Chez les enfants, on peut, sans aller plus loin, observer qu’ils deviennent « méchants » pour provoquer la punition et sont après calmés et satisfaits. »

S. Freud pointe la préséance du sentiment de culpabilité, ce qui est bien le cas dans le registre de la culpabilité primaire, puis il indique que le sujet cherche une « fixation » du sentiment de culpabilité. On peut dire qu’il recherche aussi une expérience contenante du sentiment diffus, afin de pouvoir le saisir dans une forme et dans une logique. Il pourrait s’agir ici d’un processus analogue à ce qui se produit dans le cadre du traitement traumatique de l’expérience, que j’ai longuement décrit dans le chapitre 2 849 . J’ai indiqué comment les perceptions actuelles pouvaient être transformées par la projection de représentations issues d’expériences du passé, et rendues hallucinatoirement « conformes » à la représentation préexistante d’une expérience antérieure. J’ai montré aussi comment on pouvait voir dans ce phénomène une tentative de traitement et de liaison de l’expérience première traumatogène.

Ce système pose cependant un problème essentiel : les éprouvés de culpabilité seraient d’une telle ampleur qu’aucune punition ne paraît à la hauteur de l’importance de la faute que ces enfants auraient commise. Ils semblent parfois rechercher le châtiment corporel, la souffrance physique. J’ai indiqué comment ils peuvent s’infliger à eux-mêmes des coups ou des blessures. Ainsi, la tolérance du nouvel objet à se laisser utiliser comme cible d’attaques, et à recevoir sans rétorsion violente les comportements provoquants de l’enfant, risque de ne pas autoriser le soulagement de la culpabilité. Au contraire, elle reflète au sujet combien il se montre à nouveau impitoyable et mauvais. S’il retrouve là une confirmation identitaire, et les bénéfices secondaires corrélés, il éprouve à nouveau le besoin de soulagement de la culpabilité. Il lui faut donc à tout prix transformer cet objet en objet-détruit, furieux et violent. Il tente alors de réduire la qualité du réel et de la relation qui réactualisent ou maintiennent cette culpabilité inconsciente.

Pour cela, il semble que l’enfant opère une série de transformations des données primaires, qui servent le mouvement projectif. J’ai déjà abordé ce phénomène 850 , et rappelé la conception du principe de connaissance du monde de P. Castoriadis-Aulagnier 851 , laquelle viserait, non l’acquisition d’une connaissance de l’objet en soi, mais l’établissement d’un ordre de causalité qui rende intelligibles au « Je » l’existence du monde, ainsi que la relation présente entre le « Je » et les éléments de ce monde. Ainsi, les enfants de ma recherche transforment-ils les données primaires pour qu’elles entrent dans leur système d’intelligibilité et qu’elles s’inscrivent dans un ordre de causalité admissible du point de vue narcissique. L’inadéquation de l’environnement premier est alors projetée et dissoute dans une représentation du monde paranoïaque, corrélée à des sentiments de préjudice, d’injustice et de menaces perpétuelles provenant de l’environnement ; la culpabilité inconsciente est quant à elle retournée et projetée sous la forme de griefs incessants.

Il semble ainsi que ces constructions soient assez largement « secondaires », c’est-à-dire qu’elles paraissent correspondre à des adaptations du réel perçu, à des rationalisations interprétatives, rendues nécessaires par les effets de culpabilisation et de démenti des désirs d’omnipotence, qu’amènent sans cesse la relation – et le désir de relation -avec un environnement adéquat.

Afin d’éviter l’effondrement dépressif et la tentation mélancolique de l’autodestruction, le sujet tente simultanément de poursuivre la délocalisation des affects de rage. La logique de déplacement de l’objet-cible des pulsions destructrices se poursuit : si elles ne peuvent s’exprimer contre l’objet premier, si elles ne s’exercent pas non plus totalement contre le moi, alors elles sont détournées vers l’objet externe. Pour cela, le sujet cherche notamment à se donner le sentiment que c’est en l’autre (l’objet d’attachement, un autre enfant rival, etc…) que se situent l’origine et la motivation de ses attaques. Il pousse alors la provocation jusqu’à ce que l’autre s’effondre ou agisse sur le mode rétorsif, et se rende homologue à ses projections.

On peut observer comment l’enfant, par ses comportements et les façons d’être qu’il agit, « pousse » l’autre à mettre en œuvre des contre-attitudes souvent inhabituelles, voire opposées à ses valeurs éthiques ou à sa déontologie, et qui l’assignent à un rôle, à une place, définis auprès de l’enfant, mais dont le sens et l’origine lui échappent. L’enfant provoque ainsi un type de réponse maîtrisé, connu, car justement déjà expérimenté, et présent sur la scène de son monde interne.

Le croisement de ces observations, saisies tant « du côté de l’objet » que « du côté du sujet », avec la considération selon laquelle les enfants de ma recherche ne semblent pouvoir appréhender leur objet qu’en faisceau de projections, et au travers du filtre déformant de l’hallucination positive de leurs vécus précoces, m’a rappelé le propos de M. Milner852 :

‘« Entendons-nous vraiment dire que c’est uniquement le désir de bien-être et de plaisir, et non la nécessité, qui nous conduit à identifier une chose à la place d’une autre, en fait non identique ? Ne sommes-nous pas plutôt guidés par la nécessité interne d’organisation, de modèle, de cohérence intérieure, cette nécessité de base (…) sans laquelle l’expérience devient chaos ? »’

J’ai le sentiment que c’est bien pour répondre à ces impératifs de traitement de la culpabilité primaire et d’évitement du chaos que l’enfant fait tout son possible pour « tordre » les relations et les attitudes de son objet d’attachement à son égard, de façon à retrouver des modèles - fous et sources de souffrance, mais connus - de relation et d’organisation de son identité

Toutefois il semble qu’il existe plusieurs configurations du traitement de l’expérience qui a déclenché le retour hallucinatoire des vécus d’agonie primitive et de culpabilité, afin d’en transformer ou d’en juguler les effets. Voici celles que j’ai pu discriminer.

Notes
829.

ROUSSILLON R., (1999), op.cit.

830.

RIBAS D., (2002), Chroniques de l’intrication et de la désintrication pulsionnelle, in Revue Française de Psychanalyse, 5, Tome LXVI, Transformations psychiques, pp.1689-1770

831.

RIBAS D., Ibid., p.1729

832.

ATHANASSIOU-POPESCO C., (1998), Les fondements narcissiques de la restauration du lien, op.cit., p. 135

833.

Voir supra chapitre 3 § 3.3.1.1 « Incorporation de l’objet-source de terreur, identification à l’agresseur et objets internes »

834.

ENRIQUEZ M., (1984), op. cit.

835.

Voir supra FREUD S., (1923), op.cit.

836.

PUYELO R, (1992), op.cit.

837.

LAPLANCHE J. et PONTALIS J.-B., (1967), Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F, Paris

838.

FREUD S., (1923), Le moi et le ça, op.cit.

839.

FREUD S., (1914), Pour introduire le narcissisme, op.cit.

840.

WINNICOTT D.W., (1950-1955), L’agressivité et ses rapports avec le développement affectif, in (1958) De la pédiatrie à la psychanalyse, op.cit., pp.150-168, p.168. NB : les éléments en gras sont soulignés par moi.

841.

Ici il semble opportun de se souvenir que Kevin a été trouvé par la police dans les bras d’un SDF inconnu, alors qu’il avait quelques mois.

842.

WIDLÖCHER D., (2000), Sexualité infantile et attachement, P.U.F., Paris

843.

FERENCZI S., (1933), op.cit.

844.

WINNICOTT D.W., (1948), La réparation en fonction de la défense maternelle organisée contre la dépression, in De la pédiatrie à la psychanalyse, (1989) Payot, Paris, pp.83-89

845.

Voir ROUSSILLON R., (1991), op.cit., et ENRIQUEZ M., (1984), Aux carrefours de la haine, EPI éd., Paris

846.

FREUD S., (1916), Les criminels par sentiment de culpabilité, in Quelques types de caractère dégagés par le travail analytique, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, (1985) Gallimard, Paris, pp.169-171

847.

FREUD S., (1916), ibid., p.169

848.

FREUD S., (1916), ibid., p.170

849.

Voir supra chapitre 2 § 2.4.1.3. «Les théories du traumatisme aujourd’hui » et § 2.4.2. « Applications cliniques »

850.

Voir supra § 3.2.4.3 « L’identification projective pathologique et ses effets » 

851.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), La violence de l’interprétation, op.cit., p.28

852.

MILNER M., (1977), Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole, (1979) tr.fr. in Revue Française de Psychanalyse, vol.43, 5-6, pp. 841-874