ii. La solution masochiste 

Elle peut se produire d’emblée, sans être précédée par la séquence que je viens de décrire. En voici un exemple :

Si l’on fait une remarque ou un reproche à Irène quant à son comportement, elle manifeste un état de grande excitation. Si on lui fait remarquer qu’elle s’est salie, elle semble prendre plaisir à se barbouiller encore plus et hurle « Je suis un cochon, je suis une grosse cochonne qui pue !  je suis dégueulasse ! » ; si elle se jette au sol en bousculant d’autres enfants et qu’on lui demande de faire attention, elle rit aux éclats et se roule par terre en hurlant : « Je suis par terre, je fais n’importe quoi ! ». Son état empire encore si on lui demande de se calmer et de se mettre debout. Elle continue en hurlant : « Je ne tiens pas debout !Je suis saoule ! » et elle tente de s’agripper à celui qui lui a fait la remarque. Si on lui dit que ce n’est pas vrai, elle hurle « Je suis folle, je dis n’importe quoi, je suis mauvaise ! » ; Parfois elle en vient à annoncer qu’il faut la battre. Si l’adulte partenaire de la relation, excédé, la menace d’une fessée, elle peut présenter son derrière et l’inciter à le faire. Ce phénomène est tellement désorganisateur pour son entourage qu’on en vient à hésiter à lui faire la moindre remarque de peur que cela ne déclenche cette surexcitation et cet état quasi-délirant.

On peut percevoir ici une tentative de l’appareil psychique de lier l’expérience effractive de la réaction en chaîne déclenchée par la crainte d’avoir perdu la relation à l’objet (excitations + retour réminiscences hallucinatoires + déclenchement de l’angoisse automatique). Cette tentative de liaison semble se faire à l’aide de la production d’un contre-feu, soit de la production d’une coexcitation libidinale, expression directe de l’exigence du principe de plaisir, selon R.Roussillon ; c’est la solution masochiste855. On y retrouve en effet, me semble-t-il, cette recherche traumatophilique, tentative de liaison masochique du traumatisme, décrite par G. Szwec, que j’ai déjà évoquée plus haut856.

J’ai le sentiment que, dans cette configuration, l’enfant provoquant éprouve d’abord de terribles angoisses, qui sont transformées et « gommées » par l’association d’une charge libidinale à l’identification à un objet interne incohérent, excité, repoussant, destructeur, et haÏssable. Les comportements de l’enfant appellent une contenance de la part de l’objet, mais, si celle-ci survient, elle est pervertie par le filtre déformant des représentations de persécution que l’enfant y projette, et elle devient quelque chose d’excitant, qui entretient l’excitation. On se rend compte que l’enfant n’est ainsi plus en état de recevoir la satisfaction dont il a besoin. Je reviendrai sur les motifs de cette incapacité un peu plus loin.

Il apparaît que cette « solution » est associée à une réaction narcissique, corrélée d’une part au fantasme de toute-puissance issu de l’identification à l’objet interne violent et fou, d’autre part à l’identification à un bébé menacé de meurtre, l’une ou l’autre des parties étant projetée à l’extérieur. Pour tolérer l’identité ainsi constituée et pour écraser les angoisses et le sentiment de culpabilité qui y sont associés, il faut y attacher une forte charge libidinale. Cette caricature mobilise et semble « justifier » l’éveil de la haine et de pulsions violentes chez l’objet. Mais R. Roussillon857 décrit ce processus, chez les sujets qui sont confrontés au surgissement d’un objet interne cruellement indifférent, comme la tentative d’établir un scenario dans lequel l’objet actuel pourrait apporter un démenti en actes à « une expérience agonistique primaire de meurtre accompli dans l’indifférence, par l’indifférence passionnée. » 858 L’enfant se présente ainsi d’une façon caricaturalement détestable et s’offre à la vindicte de son partenaire. Il se place dans une position où l’autre aurait tous les droits sur lui, cela pour faire l’expérience que cet autre saura se contenir, et qu’il n’a pas de désir meurtrier à son égard. On retrouve ici, me semble-t-il, différentes qualités d’objets internes, certaines conservées, d’autres projetées dans l’objet. Dans cette configuration, l’enfant peut expérimenter et manifester trois aspects différents et liés : d’abord, le démenti de sa propre annihilation : l’autre ne le tue pas, quoi qu’il fasse. Ensuite, le démenti de la puissance de sa destructivité : l’autre qui ne reste pas indifférent résiste donc. L’objet n’est pas détruit et n’abandonne pas le sujet, ni ne le condamne à l’inanition relationnelle. Selon cette logique, mieux vaut être haï et battu qu’abandonné. Enfin, il tente de prouver à l’autre qu’il n’est pas hostile, qu’il n’est ni un rival, ni un danger considérable, puisqu’il s’offre en victime « désarmée ». Ces enjeux amènent A. Ciccone859 à relever la dimension de perversion narcissique dans cette attitude, à travers laquelle le sujet s’aime en se détruisant, à travers laquelle le sujet entretient la conviction de l’amour maternel en le mettant en échec. Il écrit : « Lorsque l’enfant provoque, lorsqu’il se fait battre, il pousse sa mère jusqu’au bout, car il ne sait pas ce qu’il y a au bout. (…) L’enfant n’a pas suffisamment fait l’expérience qu’au fond de la mère il n’y a pas de haine à son égard. Il pousse à bout pour se convaincre de l’absence de désir de mort, pour faire l’expérience qu’au bout du compte le parent ne va pas le tuer. » 860

Notes
855.

ROUSSILLON R., (1995), op.cit, pp.69-81

856.

Voir « conclusion temporaire et ouverture » in chapitre 2 § 2.3 « Défenses autistiques partielles et évolution psychotique »

857.

ROUSSILLON R., (1999), op.cit.

858.

ROUSSILLON R., ibid., p. 162

859.

CICCONE A., (2003), Les enfants qui « poussent à bout ». Logiques du lien tyrannique. In CICCONE A. et al., Psychanalyse du lien tyrannique, pp.11-46

860.

CICCONE A., ibid., pp.17-18