iv. La solution tyrannique

D. Meltzer 863 a décrit le système de la tyrannie-soumission et indiqué comment la soumission permet d’échapper à la terreur inconsciente et à l’angoisse dépressive. Je n’ai pas observé d’attitudes manifestes correspondant à la position de soumission chez les enfants de ma recherche. J’ai toujours relevé des attitudes correspondant à la position de tyrannie, celle de soumission étant plutôt recherchée et attendue du côté de l’objet-partenaire des interactions. Selon D. Meltzer, l’enjeu de cette configuration serait d’aménager des angoisses persécutoires extrêmes et harcelantes, en trouvant un esclave dans lequel projeter ces angoisses. Le processus général consiste pour le tyran à détruire un objet interne de l’autre, de façon à prendre sa place et à assumer les fonctions de l’instance qui correspond à cet objet. Il s’agit en général de la fonction du surmoi, et l’objet qui donne sa couleur à l’instance est un objet persécuteur, moqueur, dénigrant et cruel 864 .

Si une chose est interdite à Jacques pour lui éviter de se blesser ou d’être puni, il va systématiquement s’y employer afin de démontrer à l’adulte qu’il n’est qu’un idiot qui avait tort. Il dit sans cesse aux adultes qui s’occupent de lui ce qu’ils ont à faire, en leur rappelant toutes les erreurs ou les oublis qu’ils ont pu commettre par le passé. Il raconte également à d’autres personnes toutes les situations de la vie quotidienne et privée des membres de sa famille d’accueil où ils se sont montrés en difficulté ou qui les ont placés en position ridicule et humiliante.

Jonathan a le même type de comportement. Il dénigre aussi directement les personnes présentes, et se moque d’elles en leur indiquant qu’elles ne se rendent pas compte que les absents les prennent pour des imbéciles. Il a des attitudes méprisantes avec les autres enfants, leur parle rudement ou leur donne des ordres, et prend plaisir à souligner leurs échecs.

J’ai retrouvé ces mêmes attitudes chez Kevin, Irène, Emile, Sébastien, Gregory, Idriss, Mickaël, Lucas et Noé, et beaucoup d’autres enfants que je n’ai pas évoqués.

Dans cette configuration, le sujet éprouve une profonde jouissance à se venger de l’objet si celui-ci manifeste du désarroi et de l’impuissance, ainsi qu’à se voir le centre de l’attention et des prévenances de tout l’entourage. Les motivations de cette attitude semblent être à la fois une revendication et le désir d’une vengeance haineuse implacable à l’égard d’un objet appréhendé comme étant lui-même haineux et décevant, mais également idéalisé. On perçoit ici une nouvelle manifestation de l’investissement narcissique de l’objet.

La revendication, sous-tendue par un désir inconscient et secret, pourrait être formulée ainsi : « tu dois m’aimer, j’ai droit à ton amour, quoi que je puisse te faire subir ».

La vengeance haineuse a partie liée avec l’atteinte narcissique et les mouvements d’envie qu’impliquent, on l’a vu 865 , la fascination et l’attrait irrésistible qu’exerce l’objet sur le sujet ; d’autre part, avec la crainte de la dépendance, qui fait redouter l’abandon, de la passivation et de la pénétration, enfin la crainte de l’emprise, de la domination et de l’intrusion par l’objet.

Dans cette organisation, la culpabilité, la représentation dévalorisée de soi et les craintes vis-à-vis de l’objet sont contre-investies.

Kevin devient « le roi des méchants fous » ; d’autres enfants se mettent à se conduire comme les personnages de « méchants » des dessins animés. Ils ont le même rire sardonique, le visage déformé par des rictus et la même revendication à devenir le Maître du Monde qui se fiche de tout, dénigre et détruit tout. Ils manifestent une position vis-à-vis de leur environnement, selon laquelle tout leur est dû tandis qu’eux-mêmes ne doivent rien et ne sont tenus à aucun effort ni à aucune concession au gré de leur bon plaisir.

Cette attitude paraît correspondre avec ce que S. Freud avait décrit à propos de « la position d’exception »866. Il avait remarqué, chez certains de ses patients, une tendance à s’insurger contre toute prétention du médecin à leur demander un renoncement temporaire à la satisfaction immédiate de leur désir, un sacrifice, l’effort de prendre sur eux une souffrance momentanée en vue d’une fin meilleure, ou simplement « la résolution de se soumettre à une nécessité valable pour tous. » 867 L’argument princeps de cette position réside en ce que ces personnes estiment qu’elles ont arbitrairement subi un grave préjudice par le passé. Elles revendiquent donc un dédommagement des souffrances et des privations que ce préjudice leur a coûtés, et considèrent comme une juste indemnité le fait d’être exemptées de nouvelles exigences ou de nouvelles contraintes. « Elles sont des exceptions et entendent le demeurer. » 868

S. Freud illustre ce phénomène par l’analyse du personnage de Richard III dans l’œuvre de Shakespeare. Rejeté par ses parents, qui avaient peut-être souhaité la mort de cette progéniture monstrueuse, et moqué par son entourage du fait de sa laideur et de sa fragilité d’enfant handicapé, il s’était forgé une identité sur le mode « puisque je suis laid et repoussant, je serai le pire de ma catégorie. Puisque personne ne peut m’aimer, tout le monde me redoutera. » Il était alors devenu un guerrier farouche, qui recherchait sans cesse le combat et le danger, en provoquant de puissants adversaires par une conduite détestable. Considérant que la vie s’était montrée injuste en le faisant laid et contrefait, il avait résolu d’une part de ne plus faire aucun effort de socialisation, ni concession d’aucune sorte à la réalisation de ses désirs et, d’autre part, de se conduire en barbare se vengeant de la vie par le truchement des autres, dont il enviait le sort et l’aspect. Il prouvait ainsi qu’il n’était pas un affreux nabot handicapé, vulnérable et impuissant, mais un dictateur redoutable, puissant et sanguinaire, qui terrifiait, assujettissait ou anéantissait tous ses rivaux et potentiels moqueurs.

S. Freud lui fait dire ainsi869 : « La nature a commis une grave injustice à mon égard en me frustrant de la forme harmonieuse qui conquiert l’amour des humains. La vie pour cela me doit un dédommagement que je vais m’octroyer. Je revendique le droit d’être une exception, de passer sur les scrupules par lesquels d’autres se laissent arrêter. Il m’est permis de commettre même l’injustice car j’ai été victime de l’injustice. »

Une autre figure de la littérature m’a semblé illustrer ces phénomènes : il s’agit du personnage de Jean-Baptiste Grenouille, imaginé par le romancier P. Süskind870. Bébé jeté aux ordures à sa naissance, puis élevé dans des conditions d’esclave par une famille de paysans, enfant puis adulte monstrueux et repoussant,, il devient un meurtrier insensible, incapable d’identification à ses semblables, qui conçoit le projet fou de créer, à partir d’extraits d’odeurs corporelles de belles jeunes femmes qu’il assassine, le parfum absolu qui le ferait aimer et aduler par tous. Grâce à ce parfum, il pourrait alors assujettir tous les êtres, et se venger des persécutions et du rejet qu’il a subis.

J’ai fréquemment observé cette attitude despotique et vengeresse chez les enfants de ma recherche. Bien qu’ils ne soient ni laids, ni contrefaits, je pense qu’ils peuvent éprouver des sentiments voisins de ceux de Richard III ou J.-B. Grenouille. S. Freud indiquait871 que les revendications de statut d’exception de ses patients « se rattachaient à une expérience ou à une souffrance qui les avait touchés dans les premiers temps de leur enfance, dont ils se savaient innocents et qu’ils pouvaient estimer être une injustice, un préjudice porté à leur personne. » On retrouve ici le champ des traumatismes relationnels précoces. Ainsi, si les enfants de ma recherche ne sont pas laids, ils ont le sentiment de l’être, puisqu’ils n’ont pas été suffisamment séduisants pour que leur premier objet se laisse utiliser dans la relation d’amour impitoyable. Dans la confusion précoce de l’illusion primaire, l’objet qui ne s’est pas suffisamment accordé à l’enfant, qui n’a pas répondu à ses besoins fondamentaux de façon adéquate et permanente, a pu susciter en lui cette illusion, puis cette croyance, en sa laideur. Autrement dit, l’inadéquation perçue dans le miroir de leur premier objet a été prise pour le reflet de leur laideur. A partir de cette erreur d’attribution et ne pouvant s’en prendre à ce premier objet idéalisé, la responsabilité de l’injustice originelle est projetée dans le monde, sur la vie, « partout et nulle part ». Ainsi le préjudice « existentiel » premier qu’ils clament sans cesse serait de ne pas être nés suffisamment beaux et aimables pour avoir pu bénéficier de l’objet premier qui leur aurait permis de bien grandir et évité de devenir des êtres terrifiés et vulnérables, des êtres « à part », étrangement différents des autres, handicapés de la relation, du sentiment et de l’intellect. J’ai déjà indiqué comment les sentiments d’injustice et de préjudice étaient omniprésents chez eux, et comment ils ont tendance percevoir la moindre demande comme une persécution arbitraire, et à y réagir en demandant : « Pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ? » « De quoi me punit-on ? Je n’ai rien fait ! Ce n’est pas juste ! »

Par ailleurs, j’ai le sentiment que c’est pour échapper à la blessure narcissique que leur procure cette idée d’être différents des autres qu’ils en font une revendication, retournant une source de souffrance en source de jouissance : puisque la vie m’a refusé ce qu’elle donne aux autres, je ferai de même. Puisque j’ai souffert d’être une exception, je jouirai désormais d’être une exception.

A partir de ce principe, s’ils refusent toute contrainte, il paraît en revanche « aller de soi » que les autres se plient à leurs caprices, accomplissent leurs « corvées » à leur place et leur cèdent toutes leurs possessions ou avantages. Lorsque ces enfants voient leur(s) parent(s) en visite, par exemple, la première question qu’ils leur posent est « qu’est-ce que tu m’as apporté ? ». Si le parent est venu les mains vides, ce qui arrive rarement, ils peuvent se mettre à les ignorer ou à leur parler sur un ton méprisant, presque injurieux. Par ailleurs, ils sont constamment à l’affût de tout ce qu’un autre qu’eux pourrait bien posséder ou recevoir ; pas forcément parce que cette chose leur fait envie872, mais pour pouvoir se plaindre qu’eux ne l’ont pas obtenue, et apporter la « preuve » qu’ils sont injustement négligés.

J’ai souvent été frappée par le fait que ces enfants parveniennent apparemment à convaincre leur entourage du bien fondé et de la légitimité de leur attitude. Ils peuvent ainsi obtenir des privilèges ou des cadeaux que ceux qui s’occupent d’eux n’imagineraient pas s’offrir, ni offrir même à leurs propres enfants. La chambre de certains déborde de jouets, d’autres portent des vêtements de marque hors de prix, obtiennent du matériel Hi-Fi ou informatique dernier cri. D’autres se voient payer, sur les budgets du Conseil Général, des « séjours de rupture » sous la forme de trois semaines de croisière en voilier dans les îles, etc…

Ils remercient rarement, expriment peu de plaisir et prennent plutôt un air blasé. Cependant, dès que quiconque s’avise de leur faire remarquer à quel point leur attitude est odieuse, ils paraissent brandir, tel un étendard, leur statut de « pauvre enfant abandonné et maltraité », y compris lorsqu’ils vivent depuis des années dans un environnement chaleureux et attentionné. Lorsque les autres enfants qu’ils fréquentent (les enfants des familles d’accueil par exemple) se plaignent de ne pas avoir le même traitement et dénoncent à leur tour l’injustice, ils sont rabroués au motif suprême « toi tu as de la chance, tu ne peux pas te plaindre : tu vis avec tes parents » ou bien, mais plus rarement du fait de l’idéalisation des premiers objets, « tu n’as pas des parents comme les miens ». Et il est sidérant de voir alors leur accusateur « battre en retraite », s’excusant presque, semblant éprouver à leur place la honte et la culpabilité. L’attitude des autres, enfants comme adultes, semble ainsi venir confirmer qu’il n’y a pas plus grand ni plus irrémédiable malheur que le leur. Ces sujets semblent alors s’y draper comme dans une hermine royale, et leur posture signifie clairement à l’autre qu’ils font preuve de la plus grande mansuétude, en voulant bien ne pas tenir rigueur au pauvre ignorant de sa présomption et en daignant accepter ses présents - bien qu’aucun objet matériel ne puisse jamais adoucir leur souffrance.

De plus, ils semblent incapables de profiter des voyages, des cadeaux ou des avantages qu’ils obtiennent ainsi. J’ai indiqué au contraire comment ils semblent ne pas pouvoir supporter que l’on soit bien disposé à leur égard, comment la sollicitude, la prévenance et les gratifications déclenchent une recrudescence de leurs comportements destructeurs et violents.

Ici apparaît un nouvel aspect en « cercle vicieux » de leur fonctionnement.

Aliénés à l’entretien perpétuel du sentiment d’injustice, ils sont de ce fait constamment dans le grief, et dans le sentiment qu’ils possèdent, « de toute façon », moins que les autres, ou bien que ce qu’ils possèdent n’a pas de valeur. En effet, toute manifestation de contentement de leur part risquerait de « démonter » leur système, et d’invalider les représentations qui organisent depuis toujours leur rapport à eux-mêmes, aux autres et surtout à leurs premiers objets. Comme on l’a vu, il leur est impossible de considérer qu’ils ne sont pas responsables de leur malheur originel car ceci impliquerait qu’ils peuvent avoir été, et donc être à nouveau, impuissants, l’unique conséquence de l’expérience de satisfaction partagée est le retour de la culpabilité. Aussi leur faut-il absolument transformer leur esclave en persécuteur, leurs avantages en préjudices, etc…R. Roussillon873 indique que, dans cette organisation, « un élément « objectif » - de type hallucinatoire – est mis au premier plan pour « montrer » l’injustice » (…) Dès lors, la violence et l’antisocialité servent à la fois à maintenir le contre-investissement du sentiment primaire de culpabilité et alimentent une boucle de rétroaction qui confirme le sujet dans son postulat existentiel de base. »

Je voudrais à présent souligner un certain aspect particulier des positions tyranniques et toute-puissantes que développent les enfants de ma recherche à l’égard de leur objet. Cet aspect correspond au principe d’usurpation. L’enfant qui se comporte en « pseudo-adulte » omnipotent, puissant et tyrannique pour nier sa culpabilité, sa fragilité d’enfant, la position de dépendance et de soumission aux adultes qu’elle implique, ainsi que les sentiments d’impuissance qui y sont associés, cherche à se placer sur « un pied d’égalité » avec les adultes. Cette identification le pousse à refuser l’obéissance aux exigences des adultes réels, à s’autoriser à mettre en doute ou en question chaque demande ou interdit, à revendiquer l’auto-détermination, à ne rien faire qu’il n’ait lui-même décidé, à prendre systématiquement le contre-pied de tout ce qui lui est dit par un adulte. Ce faisant, il tente d’usurper la place et le rôle d’un adulte.

Ainsi, Jacques, comme souvent Irène, Gregory, Kevin et la plupart des autres, réfute systématiquement toute proposition de l’adulte. Si son assistante maternelle lui dit : « Il fait froid, mets un pull pour ne pas tomber malade. », il répond : « Non il ne fait pas froid. », alors qu’il tremble et claque des dents. Si elle lui dit, lors de la visite d’un parc : « Reste sur le chemin car il est interdit de marcher sur les pelouses. », en lui indiquant l’écriteau fixé sur un arbre, il répond : « Non, c’est faux. D’ailleurs ils n’ont pas mis d’écriteau sur t ou s les arbres. » Si elle lui dit : « Ne grimpe pas dans cet arbre du jardin car il est mort, ses branches ne supporteront pas ton poids et tu vas te blesser. » Il rétorque que c’est faux et va aussitôt grimper sur cet arbre. Il refuse d’aller prendre sa douche quand elle le lui demande, refuse de venir à table lorsqu’elle l’appelle, refuse de faire ses devoirs et de montrer son cahier. Et ainsi de suite, de façon systématique, avec tous les adultes qui s’occupent de lui.

Ce faisant, il se comporte en imposteur, et une part de lui le sait très bien. Une partie sait qu’il n’est pas adulte, sait qu’il usurpe une place générationnelle qui ne lui revient pas. Aussi cette configuration suscite-t-elle en même temps une profonde insécurité. En effet, le fait qu’une partie de lui connaisse l’usurpation et l’imposture me semble impliquer deux conséquences : d’une part, le souci de ne pas être capable de toujours s’auto-protéger et satisfaire, d’autre part la crainte des représailles de la part des « vrais » adultes, pour avoir osé une telle imposture, avec une telle prétention, ce qui correspondrait à la projection de leurs propres velléités vengeresses et haineuses. Afin de pallier les éprouvés d’angoisse, et c’est sur point que je voudrais insister, ce sont les parties non-désirées –la partie bébé ignorant et fragile ainsi que la partie « usurpateur et imposteur » - qui seraient projetées chez l’objet externe-adulte réel dont il dépend. Cela permet de penser : « Tu es nul, tu ne sais rien, je n’ai pas à t’obéir, je ne peux pas te croire et je ferai ce que bon me semble », et de considérer toutes les exigences ou connaissances de cet objet comme insensées, arbitraires et illégitimes. Il pourrait s’agir ci d’une nouvelle démonstration de la façon dont l’identification projective massive, et la confusion des identités qu’elle provoque, amènent l’enfant à appréhender l’objet externe comme semblable à soi, ou plutôt comme « semblable aux parties non-désirées de soi ». Le problème est que ce processus ne peut qu’accroître l’insécurité, car comment supporter d’être attaché et de dépendre d’un adulte que l’on considère simultanément comme un imposteur non-fiable ?

Je reprends le cas de Jacques afin d’illustrer combien l’angoisse et la détresse demeurent actives chez le tyran, comment celui-ci, derrière la façade de son despotisme et de ses rodomontades, vit perpétuellement dans la crainte. J’ai dit que cet enfant refuse de croire et d’obéir aux adultes et se comporte comme s’il n’avait confiance qu’en lui-même, une confiance toute relative néanmoins. Une des conséquences est qu’il est totalement paniqué lorsqu’il s’éloigne de sa maison, du centre de jour ou de son école, à pied pour une promenade ou en voiture. Il se met à s’agiter dès qu’il perd le bâtiment de vue et qu’il se rend compte qu’il ne saura pas retrouver seul le chemin. Il ne peut pas croire que l’adulte qui l’accompagne connaît la route et saura le ramener. A plusieurs reprises, il s’est mis dans un tel état qu’il a fallu le ramener prématurément, car il était impossible de calmer ses alarmes. Il a la même réaction lorsque son assistante maternelle ou le mari de celle-ci le quitte ou quitte la maison pour une brève absence, car il est convaincu qu’ils vont se perdre, ou qu’ils vont l’oublier. Il a tendance à vouloir les régenter, leur expliquer lui-même ce qu’ils ont à faire, leur rappeler sans arrêt les choses auxquelles ils doivent penser, y compris celles qui ne le regardent pas. On conçoit aisément combien cette attitude peut être agaçante pour son entourage.

L’ensemble des éléments explorés jusqu’ici concernant le rapport à la culpabilité chez ces enfants justifie sans doute l’inquiétude que l’on peut éprouver quant à leurs évolution et devenir.

On en retrouve certains d’entre eux dans la description que propose l’expert-psychiatre D. Zagury 874 de l’organisation pathologique du fonctionnement psychique des tueurs psychopathes qui ont récemment défrayé la chronique. Il a repéré que tous avaient subi des traumatismes infantiles précoces graves, qu’ils n’étaient pas en capacité d’élaborer ni de se représenter. Il évoque également l’enjeu inconscient de traitement de la culpabilité primaire conçue lors de ces traumatismes infantiles. Ainsi, il pointe la jouissance, issue non de la contemplation de la souffrance de l’autre, mais dans la perception de leur indifférence à la souffrance de l’autre. Il met en avant l’incapacité à s’identifier à cet autre, qui est pour eux, selon lui, « surnuméraire », de moindre importance, c’est-à-dire qu’il n’est qu’un instrument de la réalisation du processus solipsiste. Il indique que l’ensemble du processus qui aboutit au passage à l’acte criminel se déroule « de soi à soi », sans véritable considération pour l’autre.

Loin de moi l’idée que tous les enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces deviendront à coup sûr des tueurs en série ! Je suis convaincue en effet que l’on ne peut risquer à aucun pronostic en la matière. Mais la récurrence de ce phénomène dans l’histoire infantile des tueurs me semble devoir interpeller et inciter à une plus grande préoccupation thérapeutique et éducative pour ces enfants.

La description des « solutions » pathologiques du traitement de la culpabilité pourrait sembler bien désespérantes à qui souhaiterait en user pour tenter de soigner ces enfants. Cependant une autre dimension de traitement me semble saisissable, au travers de la façon dont ces sujets recherchent et provoquent des situations traumatiques reproduisant les particularités des interactions pathologiques précoces. Cette dimension pourrait bien ouvrir une brèche pour l’avènement d’une rencontre d’objet susceptible de favoriser l’intervention thérapeutique et, peut-être, la mise en œuvre de processus de pensée qui éviterait la tragédie de la désobjectalisation.

Notes
863.

MELTZER D., (1967), La terreur, la persécution et l’effroi, in D.MELTZER (1972), pp.167-177

MELTZER D., (1968), La tyrannie, in D.MELTZER (1972), pp.225-235, et in CICCONE A. et al. (2003), op.cit., pp. 157-166

MELTZER D., (1972) Les structures sexuelles de la vie psychique, (1977) tr.fr., Payot, Paris

864.

Voir supra § 3.3.2.2 « Culpabilité primaire, deuil pathologique, traitement mélancolique »et également, sur ce sujet, CICCONE A. (2003) La « tyrannie-et-soummission » : apports de Donald MELTZER, in CICCONE A. et al. (2003), op.cit., pp.167-177

865.

Voir supra chapitre 2 § 2.6.2 : «:La rencontre d’objet déclenchant de réminiscences hallucinatoires », analyse du cas de Romuald, pour les atteintes narcissiques et supra « principe de non-relation » pour les mouvements d’envie.

866.

FREUD S., (1916), Quelques types de caractère dégagés par le travail analytique, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, op.cit., pp.139-171

867.

Cette position est récurrente chez les enfants de ma clinique, ainsi que l’illustre le comportement de Jacques présenté dans la vignette suivante.

868.

FREUD S., ibid., p.141

869.

FREUD S., (1916), Quelques types de caractère dégagés par le travail analytique, op.cit., p.144

870.

SÜSKIND P., (1986), Le parfum, Fayard, Paris

871.

FREUD S., ibid., p.142

872.

J’ai indiqué plus haut, in § 3.2.4.4.2 « Le principe de non-relation », que c’est plutôt la capacité à recevoir et à garder qui déclenche des mouvements d’avidité envieuse chez eux.

873.

ROUSSILLON R., (1995), op.cit., p.76

874.

ZAGURY D., (2008), L’énigme des tueurs en série, Plon, Paris