v. La symbolisation par le transfert hallucinatoire

Le nouvel enjeu consiste à circonscrire, de lier et d’externaliser l’expérience traumatique passée par le transfert hallucinatoire :

R. Roussillon875 indique à propos de ce phénomène que : « L’expérience traumatique passée est ainsi transférée hallucinatoirement dans une expérience actuelle « produite » par le sujet. » Il met ainsi l’accent sur le rôle actif du sujet dans la création des conditions de la production hallucinatoire. Mais il ne s’agirait plus seulement ici de se procurer de la jouissance. L’objectif du psychisme serait de reproduire le mode d’interactions précoces afin de s’en donner une expérience « actuelle » éventuellement symbolisable après coup, dans et par la perception du retour hallucinatoire.

Lors de l’étude des théories du traumatisme876, nous avons vu que S. Freud, puis d’autres théoriciens contemporains, ont considéré que les réminiscences hallucinatoires reproduisant des scènes traumatiques pourraient signaler le mouvement d’une représentation inconsciente vers une représentation pré-consciente de l’expérience traumatique. Ceci autorise à penser que la provocation de traumatismes dans l’actuel se rapporterait à la quête d’une forme à donner aux expériences traumatiques passées, celles-ci trouvant dans l’expérience actuelle l’occasion de se déployer, de se représenter et, éventuellement de prendre sens, si elles rencontrent les conditions favorables que j’ai décrites877.

L’hallucinatoire et son transfert correspondraient donc avant tout à un mouvement vers la figuration, et pourrait ainsi constituer une pseudo-modalité de transformation.

Voici une séquence qui me semble illustrer les phénomènes que je viens d’évoquer.

Marie et son assistante maternelle. Cette dame et moi sommes assises sur des fauteuils bas. Pendant que j’écoute celle-ci, Marie s’est installée à une petite table entre nous et nous informe de son projet de dessiner. Elle se concentre et réalise effectivement un beau dessin, très coloré. On reconnaît très bien la scène qu’elle avait projeté de réaliser, tous les éléments sont dessinés avec soin. Marie nous demande alors si nous trouvons son dessin réussi. Son assistante maternelle et moi-même acquiesçons. Je pense : « Voilà l’objet interne séducteur qui arrive. Peut-être devons-nous recevoir en nous la partie envieuse ». Marie dit : « De toute façon, vous ne l’aurez pas. »

Marie s’empare alors d’un gros feutre noir et me demande ce qui se passera si elle barbouille son dessin. Je lui demande ce qu’elle en pense, elle répond qu’il va « devenir moche » et que « ce ne sera pas bien ». Son assistante intervient pour dire qu’elle ne doit pas faire cela, que ce serait vraiment dommage d’abîmer un si beau dessin. Je pense : « Voilà l’objet interne bébé destructeur qui abîme son objet, et la haine noire, mélancolique, associée à la culpabilité primaire. L’ombre de l’objet tombée sur le moi».

A ce moment, le regard de Marie change et elle prend une expression sardonique. Je pense : « Voilà, l’identification à l’objet interne meurtrier, tout-puissant et malveillant ». Elle débouche lentement le feutre noir en regardant tour à tour son assistante maternelle, puis moi-même. Son assistante maternelle ne la regarde pas : elle a repris son discours en s’adressant à moi. Soudain, elle réalise que Marie a commencé à barbouiller de noir son dessin. Elle s’exclame : « Oh non ! Ne fais pas ça Marie ! Tu vas l’abîmer ! » Mais Marie continue, en me regardant. Elle dit : « C’est moche, hein ? » Je dis qu’elle l’a rendu comme elle pensait qu’il allait devenir si elle utilisait le feutre noir. Marie s’arrête, considère son dessin. Son expression change. Elle fait une grimace et dit d’une voix suraiguë, caricaturalement geignarde : « Oh non ! Il est moche maintenant ! Il est tout raté ! C’est nul ! ». Je pense : « Voilà à présent le bébé incompétent, non-aimable, « raté ». » Puis son expression change à nouveau et se charge d’agressivité. Elle se tourne vers son assistante maternelle et dit d’une voix haineuse : « Regarde ce que tu m’as fait faire ! c’est de ta faute ! J’ai tout raté à cause de toi ! » Il me semble alors repérer le basculement dans l’identification à l’objet interne rageur et haineux. D’abord abasourdie, son assistante maternelle me dit avec abattement : « Vous voyez ? C’est toujours comme ça. Quand elle fait une bêtise, c’est moi qui ramasse. » Marie se lève, trépigne, lui crie de se taire. Son assistante maternelle la prie de se calmer. Elle lui donne des petits surnoms tendres, lui parle de choses plaisantes qu’elles feront ensuite. Elle m’explique que c’est la seule chose à faire lorsque Marie se met dans cet état : tenter de l’amadouer en détournant son attention vers des sujets qui lui font plaisir. Je suis aussi frappée par l’attitude soumise et désespérément séductrice de l’assistante maternelle que par l’attitude tyrannique et violente de Marie, qui continue à taper du pied, à l’accuser des pires actions, à crier qu’elle se fiche de ce qu’elle lui dit et à la sommer de cesser de dire « n’importe quoi ». L’assistante maternelle me paraît identifiée à un objet interne rejeté, méprisé, dont on disqualifie et dénie la position subjective et les ressentis. Plus Marie devient violente, se dresse de toute sa petite taille et crie fort, plus l’assistante maternelle se tasse sur son siège jusqu’à ce que sa tête se trouve en dessous de celle de Marie, plus elle parle doucement, acquiesce à ce qu’elle dit et se fait suppliante. Il me semble reconnaître les identifications aux objets internes « dieu mythologique » chez Marie, « bébé en détresse et effrayé » chez l’assistante maternelle. J’interviens alors que Marie a levé le poing pour l’abattre sur la tête de son assistante maternelle, tout en me rendant compte que je suis poussée à la « sauver ». Je suis donc moi-même dépositaire d’une partie objet interne de Marie. Je dis fermement à Marie que ça suffit, qu’il est interdit de frapper. Elle me regarde férocement et se précipite sur moi les poings tendus. Je lui saisis les bras et la retourne pour me trouver derrière elle. Marie hurle, se débat. Elle est hors d’elle. Je la contiens contre mon torse. Elle se raidit, se jette en arrière. Cela me rappelle ce qu’elle avait coutume de faire lorsqu’elle était bébé. Je lui dis que je ne la lâcherai pas tant qu’elle n’a pas retrouvé son calme. Je lui parle de sa rage, mais aussi de sa peur d’être rejetée, d’être maltraitée. Je dis que je vois bien que c’est difficile pour elle de sentir que je suis plus forte qu’elle, qu’elle ne peut pas se libérer et qu’elle peut avoir peur que je lui fasse mal. Je lui dis que je comprends sa colère contre moi de lui faire vivre cela, mais que je ne peux pas la laisser dans cet état. Je lui parle de sa partie bébé impuissant, qui a peur et qui est en colère en même temps contre une maman qui ne comprend pas ses besoins et ne vient pas à son aide. Au bout de quelques minutes, ses muscles se relâchent, elle se met à sangloter et s’agrippe à mes bras. Je sens son dos s’appuyer contre mon torse, sa tête s’enfouir dans mon coude. Je la berce un moment, puis j’annonce que je vais desserrer mes bras et m’éloigner doucement d’elle. Je lui dis que son assistante maternelle est là à côté de nous. Marie relève la tête, la regarde. Celle-ci lui tend les bras. Elle s’y précipite et s’y blottit en suçant son pouce, encore hoquetante. Marie peut donc redevenir le bébé dépendant et en détresse.

Il me semble que cette séquence illustre comment la violence de Marie peut être une réaction défensive et une tentative de traitement du noyau traumatique qui la sous-tend. Marie m’a paru chercher à recréer l’expérience d’une relation d’objet impitoyable, d’une façon qui comporte aussi le processus traumatique de déni et de destruction de la position subjective. En cela, le comportement de Marie m’a semblé exprimer un désespoir latent qui éclate dans la dernière partie de la séquence. Plus son désespoir a été grand, plus elle s’est trouvée prise dans un sentiment de culpabilité, plus la projection identificatoire s’est faite massive et plus il est devenu difficile de l’atteindre et, pour elle, de se faire apaiser et consoler. Elle s’est trouvée piégée dans son comportement provocateur, qui a à son tour augmenté son angoisse de perdre la relation avec son objet, et donc son désespoir. Le seul moyen de garantir le contact qu’elle semble avoir « à l’esprit » est la précipitation violente, qui ne peut, on l’a vu, qu’alimenter le cercle vicieux de la culpabilité, de l’angoisse et du désespoir. Mais ma propre intervention, la façon dont je me suis sentie « poussée » à intervenir m’ont amenée à penser que se trouvait toujours en Marie un espoir de susciter ce dont elle avait besoin pour « revenir à elle et à l’objet » : se procurer l’objet-environnement qui serait capable de supporter et de contenir ses projections impitoyables et destructrices, mais qui saurait aussi prendre soin du bébé dépendant et en détresse. Enfin, se « trouver-créer » un objet porteur des dispositions nécessaires pour la structuration d’une relation d’objet où l’altérité de celui-ci vis-à-vis des projections pourrait être reconnue, et sa capacité à recevoir et apaiser la terreur et le désespoir, utilisée. L’autre pourrait alors être plus sereinement perçu dans sa double valeur d’altérité interne et d’altérité externe.

A ce stade, il est utile d’esquisser une synthèse des éléments de recherche que l’on peut avancer comme des paradigmes issus des analyses qui précèdent.

L’enjeu des comportements déployés pourrait donc être la protection du narcissisme et de la pré-forme de l’identité du soi, ébranlés par les flambées de pulsions destructrices et de culpabilité à l’égard d’un objet « attracteur », qui susciterait autant de désir que d’angoisse et de haine. L’incapacité de gestion à l’interne des conflits d’intérêt entre moi-narcissique et moi-réalité, l’envahissement par les réminiscences hallucinatoires des expériences traumatiques précoces et le surgissement des objets internes cruels et tyranniques, feraient peser sur le moi la menace d’une explosion schizophréniante. Cette expérience déclencherait la mise en oeuvre de stratégies identitaires défensives : le clivage actif, suivi de l’évacuation par projection dans l’environnement et dans le lien à l’environnement, semble alors viser la restauration du sentiment de cohésion identitaire, menacé par le retour du morcellement passif. Le recours aux agirs aurait ainsi pour motivation inconsciente de rendre l’autre homologue à des contenus du soi, afin de replacer l’interaction dans le registre pré-objectal du même, de l’indifférencié et de trouver-créer un contenant pour une conflictualité insupportable à l’interne. Désavouée et massivement déplacée sur la scène inter-subjective, sa gestion serait « déléguée » à l’autre-environnement, à qui serait conféré un statut de Moi auxiliaire et supplétif. Appréhender l’autre comme une extension de son soi permettrait au sujet de « récupérer » les éléments constitutifs de sa personnalité morcelée, ainsi qu’une expérience de satisfaction, dans la sauvegarde narcissique. Par ailleurs, la réinscription dans l’indifférencié permettrait de trouver-créer le degré de réflexivité primaire, non rencontré chez l’objet-premier, et les retours de l’autre accréditant les projections viendraient confirmer l’identité élémentaire fragilisée, autorisant la reprise du sentiment de continuité d’existence.

Notes
875.

ROUSSILLON R., (1995), op.cit., p.72

876.

Voir supra chapitre 2 § 2.4 « Inadéquation de l’environnement premier, défaillances des interactions précoces et théories du traumatisme »

877.

Voir infra §  3.2.5.2  « La quête conflictuelle de l’objet tranformateur »