3.3.3 La quête conflictuelle de l’objet transformateur

Je propose d’approfondir à présent ces enjeux, à partir de l’analyse des implications dans ce champ des éléments apportés par les développements antérieurs. Il convient en effet de tenter de voir quels autres signes peuvent révéler cet espoir caché et conflictuel chez le sujet de traitement des expériences traumatiques précoces et actuelles ; quelles conditions semblent nécessaire à sa réalisation, quels obstacles s’y opposent et quels risques d’échec pourraient être induits par le sujet lui-même et par son objet externe.

S. Ferenczi878 considérait que l’objectif premier de toute relation thérapeutique devrait être de tenter de retrouver et de faire que se reproduisent les « processus traumatiques du refoulement originaire ». Il écrivait ainsi :

‘« Il ne faut se dire satisfait d’aucune analyse qui n’a pas amené la reproduction réelle des processus traumatiques du refoulement originaire, sur lequel repose, en fin de compte, la formation du caractère et des symptômes. » ’

Il préconisait une méthode selon laquelle le thérapeute doit céder autant que possible aux désirs et aux impulsions affectives du patient, et ne pas le renvoyer avant d’avoir traité l’ensemble des conflits et des émotions suscités par le matériel ainsi provoqué ;. comme le ferait une mère tendre avec son enfant, en ne le lâchant pas avant d’avoir apaisé les soucis, les peurs, les intentions hostiles et les problèmes de conscience générés par leur relation. L’objectif est de «laisser plonger le patient dans tous les stades précoces de l’amour d’objet passif »,autrement dit, favoriser autant que possible la régression et les processus d’attachement.Mais S. Ferenczi signalait bien déjà que la « relation tendre » ne peut pas durer. Celle-ci m’évoque la « lune de miel » repérée par M. David879 et que j’ai souvent entendue décrire par les assistantes maternelles à propos des premiers temps de l’accueil des enfants confiés. Il décrivait ainsi le processus880 :

‘« L’appétit vient en mangeant. Le patient devenu enfant se montre de plus en plus exigeant, retarde de plus en plus la situation de réconciliation, pour éviter de se retrouver seul, pour échapper au sentiment de n’être pas aimé ; ou bien il cherche par des menaces, de plus en plus dangereuses, à provoquer une action punitive de notre part. (…) Le patient s’engage alors dans la situation de frustration que nous connaissons si bien, qui reproduit d’abord, à partir du passé, la rage impuissante et la paralysie qui s’ensuit, et il faut beaucoup d’effort, et de compréhension pleine de tact, pour amener la réconciliation dans ces conditions, contrairement à l’aliénation qui persistait dans l’enfance. » ’

Voici, me semble-t-il, résumés en quelques mots, les enjeux essentiels et les difficultés auxquels se trouve confronté tout objet qui s’offre à l’attachement des enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces.

Il faut beaucoup de clairvoyance, de rigueur et de soutien par ailleurs, pour ne pas se laisser emporter par les effets de l’identification projective, au point d’agir soi-même le rejet, l’évitement, en tout cas, la non-contenance, autrefois manifestés par l’objet premier, et risquer ainsi, non seulement d’entretenir l’aliénation primaire, mais aussi d’accréditer les représentations et les projections du sujet, d’alimenter la confusion des espaces et des identités, ainsi que le déni des altérités, interne et externe. Mais la tâche est ardue, car les adversaires de l’évolution sont redoutables.

J’ai tenté de montrer comment la compulsion de répétition, la maîtrise absolue des expériences de déplaisir par sa production, les attaques inconscientes de tout processus de lien, de même que l’expression des affects éprouvés chez l’objet comme chez le sujet dans leurs aléatoires rencontres, affects qui écartent au lieu de rapprocher, signeraient la présence active de la pulsion de mort, ainsi que le travail de la haine primaire. J’ai indiqué que cela pouvait produire un principe de non-relation, à l’intérieur de la relation, analogue à l’expression négativante des anti-liens881.

On retrouve ici les idées de D.W.Winnicott882 à propos du travail de la haine dans le contre-transfert, ainsi que celles qu’a développées T. Bokanowsky883.

D’autre part, un point du modèle thérapeutique ferenczien que je viens de présenter a retenu mon attention, parce que faisant écho aux observations que j’ai pu réaliser à propos de l’évolution des relations entre ces enfants et leur assistante maternelle ou leur éducatrice référente, ou à certaines de mes expériences directes avec eux. Il s’agit des dispositions particulières de l’objet-thérapeute à l’égard du patient qui créeraient des conditions favorables aux phénomènes de régression et de projection.

Lorsqu’on observe l’évolution des relations entre les enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces et leurs nouveaux objets, il semble en effet que la perception de la disponibilité de l’objet, de sa sensibilité, de sa solidité, ainsi que d’une certaine disposition première à l’empathie et à l’ouverture de l’espace psychique pour l’accueil des émissions du sujet, constitue un « signal » autorisant celui-ci à l’investir en « super-objet-maternant » et à engager une communication projective des vécus traumatogènes, demeurés en souffrance d’élaboration.

Ce phénomène rappelle la proposition de R. Kaës citée plus haut884, selon laquelle la notion de faille dans l’environnement n’est pas objectivable en dehors du fantasme actualisé par et dans le transfert sur les objets de l’environnement. Ce sont, selon lui, les transferts sur les objets qui constituent « l’environnement » comme suffisamment fiable, qui rendent possible l’actualisation des traumatismes antérieurs et leur perlaboration. Il me semble qu’il s’agit également de ce que D. Meltzer avait décrit à propos de « l’auditoire convenable » 885 . Ainsi, l’objectif premier de la relation avec l’objet externe serait de transformer l’excorporation en projection, dans et par le contenant de l’objet qui s’offre et attracte en même temps le sujet. De ce point de vue, la quête de l’objet ne serait pas autre chose qu’une recherche d’un objet contenant, ou « conteneur » 886 , qui permettrait d’éviter le retour au zéro énergétique, aux position et mode de fonctionnement autistique, au repli narcissique induisant la désobjectalisation ; il autoriserait la constitution d’équilibres dynamiques capables d’évoluer progressivement sans retour au chaos  interne, sans expérience de désintégration.

Je propose de revenir un instant sur la fonction contenante. Celle-ci est d’abord assurée par l’objet premier avant d’être progressivement introjectée par le sujet. Elle est fondamentale dans le champ des interactions précoces, car de la qualité de son introjection dépend celle du sentiment d’identité et la constitution des enveloppes psychiques887. Il est important de considérer ici que l’objet contenant n’est pas un récipient passif, mais qu’il ne peut recevoir que dans la mesure où il attracte la vie pulsionnelle et émotionnelle du bébé, dans et grâce à un lien privilégié d’attachement. De ce fait, il attire, vectorise et rassemble les éléments épars des expériences sensorielles et émotionnelles du bébé. Ainsi, le bébé a besoin d’une expérience de contenance active de la part du psychisme de son objet premier, afin de pouvoir transformer les données sensorielles et émotionnelles « brutes » en esprit pensant.

W.R. Bion888 a décrit cet aspect dans sa notion d’ « appareil contenant-contenu », conjointe à celles de la rêverie maternelle et de la fonction a, toutes deux étant liées à la notion d’identification projective. La fonction a permet d’appareiller les contenus avec un contenant, afin que ces éléments « contenant-contenus » puissent être réintrojectés et construire peu à peu le propre appareil psychique de l’enfant. C’est en ce sens que les introjections « nourrissent » le moi. Ainsi, on perçoit à nouveau comment l’appareil psychique de l’enfant, sa propre fonction a, qui lui permettront ensuite de traiter et de lier de façon adéquate ses expériences émotionnelles et subjectives, ne peuvent se construire que dans et par des interactions psychiques intersubjectives avec un objet qui puisse remplir ces fonctions. Ainsi, la pensée et la faculté de pensée seraient des produits et des phénomènes hautement dépendante de la qualité de l’intersubjectivité. J.-M. Gauthier889 a ainsi défendu la pertinence de l’hypothèse selon laquelle « la pensée est avant tout le produit d’un échange relationnel et (…) si autonomie psychique il y a, loin d’être un phénomène automatique, elle est le résultat d’un long développement psychique. »

De ce fait, l’identification projective est un palier indispensable à la croissance psychique, car elle précède et préfigure l’intériorisation des « contenants-contenus » et tient une place prépondérante dans la boucle réflexive. Celle-ci correspond à un processus éminemment interactif, qui repose sur les communications du bébé en direction de son objet et de l’objet en direction du bébé. La fonction réflexive, rappelle A. Ciccone890, « consiste à participer activement à transformer les émotions projetées, les communications du bébé, qui s’apparentent à ce que Bion appelait des « données des sens », c’est-à-dire des fragments de sensations distinctes, sortes de chaos dans lesquels le corporel et le psychique, le soi et l’autre sont à peine différenciés. »

J’avancerai ainsi que l’enjeu fondamental de la relation qui se noue entre l’enfant qui a subi des traumatismes relationnels précoces et son nouvel objet externe (dès que l’attachement est instauré), et qui ainsi motive l’identification projective massive, c’est la quête de ses fonctions chez lui.

Mais cette quête semble douloureuse pour le sujet, ceci, de mon point de vue, parce qu’il ne la connaît pas. Ce qu’il connaît, c’est la souffrance issue du violent conflit interne entre ses besoins narcissiques et ses désirs objectaux, entre les pulsions de vie et les pulsions de mort, anti-liens, qui poussent au désinvestissement ; ce sont les effets des angoisses liées aux réminiscences des expériences précoces, et les représentations qu’il en a tirées, qui poussent à la défiance, au collage tyrannique, à la lutte ou à la fuite.

D’autre part, D. Meltzer pointait les conditions requises du côté de l’auditoire pour qu’il soit « convenable ». Selon cet auteur, pour que ce type de communication donne lieu à une élaboration créative, il faut que le sujet rencontre un objet du monde extérieur qui ait – et conserve « sous le feu des projections » - une réalité psychique suffisante, assez de « ressort », et qui soit suffisamment adéquatement différencié pour être capable d’une réfléxivité à la fois accordée et novatrice.

Aussi, le fait que les enfants de ma recherche rencontrent et disposent d’un « auditoire », figure d’attachement qui autorise simultanément la régression, me semble nécessaire, mais pas suffisant pour qu’il soit « convenable » et permette une évolution positive. De ce fait, j’ai le sentiment que le placement familial, ou en petit lieu de vie dont l’organisation s’approche du modèle familial, s’il comporte une dimension thérapeutique, ne suffit pas à permettre le traitement des traumatismes précoces et leurs effets sur le développement de l’enfant. Car, s’il permet à l’enfant de créer des liens avec un objet externe-figure d’attachement et d’y trouver un contenant, encore faut-il que celui-ci résiste aux projections, puisse les élaborer et les renvoyer sous une forme réflexive adéquate ; tolérer ensuite que l’état manifeste et les comportements pathologiques de l’enfant s’aggravent d’abord, pour une durée qui peut être longue, du fait des effets de la culpabilité et des souffrances identitaires que semble déclencher immanquablement chez l’enfant la rencontre avec ce type d’attitude chez son objet externe.

J’ai indiqué qu’une des difficultés majeures tient au fait que ce qui est projeté dans le contenant offert par l’objet risque fort d’être avant tout des effets de chaos, le travail de la haine primaire et de la destructivité. D’autre part, il semble possible de prédire, comme le pressentait S. Fraiberg891, que si l’on décide de travailler dans la sphère des affects enfouis, l’objet externe qui « invoque les fantômes » et leur ouvre la porte de son espace-contenant intrapsychique se retrouvera certainement doué pour l’enfant des attributs effrayants de ces fantômes. Or, il semble que les effets de chaos interne soient particulièrement pénibles à vivre et que les comportements que déploient l’enfant soient difficiles à supporter, a fortiori si l’objet ne s’y attend pas et qu’il est lui-même identifié à un bon objet aimable, secourable et donc, « adorable ». J’ai déjà indiqué à plusieurs reprises que, dans ce contexte, l’objet se sent inutile, impuissant, voire inexistant pour le sujet. Il est aux prises avec des tendances mélancoliques à l’auto-dépréciation, la dévalorisation, et la culpabilisation, jusqu’à penser qu’il vaudrait peut-être mieux pour lui, comme pour l’enfant, « en finir avec cette relation qui n’apporte rien à l’enfant et semble le persécuter. »

Ce point me paraît revêtir une importance capitale lorsqu’on considère les dispositions d’esprit de nombre de professionnels intervenant auprès de ces enfants, « s’offrant » comme bon objet sauveur et réparateur, afin d’en retirer des gratifications narcissiques et identitaires. Nombre de ces personnes ont choisi, plus ou moins consciemment, de faire ces métiers et de s’occuper de ces enfants afin de vivre la satisfaction de les « guérir » de leur passé. Ils en attendent, plus ou moins consciemment là encore, de la malléabilité, une évolution rapide, de la reconnaissance et de la gratitude, et qu’ils confirment ainsi leur identification à cet objet « adorable ». Ils ne s’attendent certainement pas à se faire rejeter, violenter, tyranniser et identifier à un monstre persécuteur ou à une victime impuissante. Certains peuvent y survivre, conserver leur position psychique différenciée et adopter des attitudes éducatives très adéquates, si on les aide à comprendre ce qui se passe et l’enjeu thérapeutique de leur résistance. D’autres ne peuvent le tolérer, s’effondrent ou agissent des rétorsions violentes et finissent par rompre la relation.

D.W. Winnicott avait bien repéré la difficulté de la relation thérapeutique avec ces sujets. Il écrivait ainsi892 :

‘« Les changements positifs dépendent de la capacité qu’a l’analyste de survivre aux attaques, ce qui implique l’absence de représailles. Ces attaques, l’analyste peut avoir beaucoup de mal à les supporter, surtout quand elles prennent une forme délirante ou si l’analyste se trouve manipulé au point de finir par faire des choses techniquement mauvaises (ne pas être fiable ni survivre sans représailles quand ce qui compte est de l’être). L’analyste a envie d’interpréter, mais ceci peut gâcher le processus et apparaître au patient comme une sorte d’auto-défense, l’analyste parant alors l’attaque du patient. Mieux vaut attendre la fin de cette phase puis discuter avec le patient de ce qui s’est passé. (…) Après chaque phase intervient la récompense sous forme d’amour, renforcée parce qu’elle se présente sur une toile de fond dont la trame est la destruction inconsciente. » ’

Pourtant, on pourrait considérer comme certains thérapeutes, dont H. Rosenfeld, que le fait d’éprouver ces ressentis si pénibles, y compris sous forme de sensations corporelles brutes, soit « une chance » pour l’objet893. Cela signifierait en effet qu’il a un contact direct et privilégié avec la vie psychique du sujet et ses éléments – traces infra-verbales, fossiles des « identifications intra-corporelles précoces » 894  , « symboles mnésiques corporels » 895- demeurés en souffrance d’élaboration.

Nous avons vu que l’enjeu de l’accueil et du traitement de ces projections par l’objet, donc leur devenir, était crucial : le sujet aurait alors une nouvelle possibilité de vivre des expériences de contenance active de ces éléments bruts, qui ouvrent l’accès à leur réintrojection sous une forme contenue et débarrassée de leur aspect terrifiant896. Il pourrait également accéder à des introjections qui permettent le développement de son appareil psychique et accroître ainsi ses compétences dans l’activité de pensée.

Il pourrait éprouver que ses fantasmes destructeurs, s’ils « touchent » et modifient l’état émotionnel de son objet, n’occasionnent pas de dégâts majeurs, et ne sont donc pas si puissants et redoutables qu’il pouvait le craindre. Il parviendrait, à terme, à la différenciation de ses fantasmes et de la réalité.

D’autre part, on a vu que la considération de la résistance de l’objet, et de la qualité de son investissement, à leur mise en œuvre, permettrait de découvrir et de tolérer la réalité externe de l’objet.

Enfin, ces conditions favoriseraient le passage à l’utilisation enrichissante de l’objet, induirait de grands progrès dans le traitement des expériences traumatiques passées, et relancer une dynamique de développement psychique positive.

Mais si l’objet ne peut traiter de façon adéquate les projections qu’il accueille, si sa réalité subjective propre est prise et dissoute dans la confusion induite par la massivité des mouvements projectifs, alors il est perçu comme ne résistant pas à la destructivité du sujet. Celle-ci se voit alors « confirmée » aux yeux du sujet, avec pour conséquence une augmentation de son angoisse et de sa culpabilité.

Ainsi, les principes d’entrée et de nouage de relation avec ces enfants semblent comporter deux écueils de taille, qui correspondent à deux types de risque pour le sujet :

  • Un premier type de risque lié à l’objet
    Nous avons vu que favoriser les régressions par le biais du contact avec l’objet, a fortiori par l’encouragement séducteur à s’investir dans une relation d’attachement, ramène à la conscience les réminiscences des événements traumatiques, en particulier le non-advenu, ainsi que les fantasmes les plus angoissants, jusqu’à déclencher, voire organiser les conditions de leur répétition.
    Il s’agit alors de recevoir, contenir et transformer sans défaillir les « fantômes » du passé dont l’objet est investi, ce qui est très déplaisant, difficile et, dans un premier temps, non-gratifiant.
    A. Green897 indiquait ainsi : « Faire face à la destructivité réveillée de son sommeil exige un très long apprentissage, qui met à l’épreuve la capacité de l’objet de ne pas répéter l’aveuglement et la surdité d’autrefois, comme celle d’une réponse de fermeté qui ne soit pas reçue comme perte d’amour. »
    Plutôt que de se laisser « emmener » là où souffre l’enfant, de le rejoindre d’abord au lieu de sa détresse, souvent les objets se dérobent et se refusent. Mais ne pas y répondre sur le mode appelé et approprié, soit en tentant de s’y soustraire avant la satisfaction des besoins éveillés, soit en y réagissant par une rétorsion, par une trop vive manifestation de l’atteinte personnelle subie ou de son identité différenciée des projections, semble être un processus identique, dans sa structure, à ceux qui ont organisé et étayé ces mêmes traumatismes pendant la petite enfance. Les traumatismes sont ravivés, redoublés et les représentations ad hoc confirmées. Dans les deux cas, il n’y a pas de dégagement potentiel, pas d’écart, de « hiatus », introduisant des éléments de différenciation et l’avènement d’un sens nouveau de l’interaction.
    Le nouvel objet risque ainsi de participer à son insu à l’alimentation des auto-représentations déformées, qui fondent et organisent leur identité et leur fonctionnement pathologique.
    L’enjeu principal serait donc de survivre en accueillant et en tentant de contenir les liens en souffrance de ces enfants ; survivre au sens de maintenir une subjectivité différenciée, une capacité de pensée élaborative et transformatrice, sans se retirer ni appliquer de représailles. Mais R. Roussillon898 indique que cela ne suffit pas. Il faudrait selon lui que ces aspects de la survivance s’articulent avec un troisième impératif : qualifier ce qu’il y a de potentialité créatrice et adaptative dans la destructivité mise en scène et en œuvre dans la relation.
    Ainsi, il me semble qu’il conviendrait, comme le préconisait D. W. Winnicott899, de formuler au sujet ce qui se passe en lui, les motivations et notamment l’espoir et la quête contenus dans les processus violents eux-mêmes.
    Ces auteurs ont montré que le pire pour le destin élaboratif est que les comportements et leurs effets soient « pris au premier degré », pour ce qu’ils « montrent » et non pour l’intégralité de ce qu’ils recouvrent. En effet, le risque est de rester dans le piège de « l’identique à soi », de l’impératif pathologique de confirmation de l’identité construite à partir des auto-représentations précoces, qui « assigne à résidence ». « L’identité à soi suture l’espace de jeu au sein duquel la subjectivité peut se saisir de son mouvement, de sa vie, elle produit l’automate comme la clinique des troubles du narcissisme le révèle de manière démonstrative. », écrit encore R. Roussillon900.
    Ainsi le piège serait de redoubler les processus de destructivité en l’interprétant dans le registre du même, c’est-à-dire en reflétant sans transformation, sans ouverture à un sens nouveau pour le sujet que celui déjà contenu dans ses représentations de base.
    J’ai indiqué plus haut que le drame et la souffrance du sujet dans sa quête de contenant et de réflexivité primaire me semblaient tenir beaucoup au fait qu’ils ne connaissent pas consciemment ces enjeux. Ils ne pourraient les découvrir que si leur objet externe les leur révélait. Ici pourrait prendre place le « hiatus », l’écart nécessaire à la révélation de la différence entre les projections du sujet et certains éléments de sa propre réalité interne, jusqu’alors déniés.
  • Un second type de risque lié au sujet lui-même
    Or un nouvel écueil apparaît lorsqu’on considère cette nécessité vitale de la rencontre avec une réflexivité créatrice : c’est qu’il ne suffit pas que ces enfants la rencontrent pour qu’ils soient en capacité de s’en saisir d’emblée. Ils n’éprouvent pas tout d’abord de soulagement, ni d’intérêt. Au contraire, elle déclenche une nouvelle flambée des mouvements d’envie, de honte et d’angoisse et, par conséquent, une recrudescence des tendances destructrices et des réactions défensives.
    Celles–ci me paraissent d’autant plus inquiétantes qu’elles peuvent faire craindre, dans les premiers temps de la relation, que ces enfants ne soient plus en état de vivre l’expérience de satisfaction que pourtant ils recherchent.
    Par ailleurs, ce qu’elles manifestent d’un refus apparent de toute tentative de communication positive paraît constituer un élément de contre-indication pour une psychothérapie.
    Ces enfants paraissent se méfier, voire être franchement hostiles à l’égard des liens positifs, et particulièrement déchaînés par les interprétations verbales à visée spéculaire. Comme si l’image d’eux-mêmes ainsi révélée leur était tout à fait insupportable. Mais est-ce le contenu de la révélation ou son principe même, et le mode sur lequel elle est renvoyée, qui est insupportable ? On peut légitimement penser qu’il s’agit des deux, intimement liés. En effet, il faut considérer que la réflexivité, induisant un écart avec les projections, manifeste la différence de l’objet, donc son statut « séparé  du sujet ». En le renvoyant à son autonomie, à sa solitude, cela le prive du sentiment de fragile unité constitué en s’étayant violemment, passionnément, sur l’unité de son objet. Il risque de se trouver alors à nouveau menacé du retour de l’impuissance due à l’éclatement de son moi. D’autre part, la réflexivité de l’objet peut être perçue comme un « retour violent à l’envoyeur » de ce dont il lui fallait absolument se débarrasser. Voilà qui peut déclencher une rage terrible et désespérée : «Qui ose me montrer, comme mien, ce que j’ai mis tant de soin à considérer comme un autre ? », formule A. Green901.
    Une autre dimension problématise également, selon moi, le rapport à la réflexivité de l’objet externe : quel statut interne le contenu réfléchi peut-il trouver s’il n’y a jamais eu auparavant d’expérience de ce type dans l’expérience du sujet, qui aurait permis d’organiser la capacité de s’y reconnaître et de se l’approprier ? On peut en effet penser que si le sujet répète, c’est qu’il n’a jamais trouvé de réflexivité chez l’autre lui permettant de se dégager de cette spirale aliénante. Le système de déclenchement du modèle interne de la rencontre et de la relation à l’objet externe pourrait être devenu solipsiste, à force de dégénérativité de l’adresse à un objet qui n’aurait pas pu recevoir les projections du sujet, ni être en capacité d’y appliquer ses fonctions psychiques de contenance, de détoxification et de transformation, avant de les restituer au sujet.
    D’autre part, on sait que la condition d’opérativité de la réflexivité est fondée par les expériences d’accordage affectif précoces et répétées.902 Or, on a vu903 que ces enfants ont vécu à la place une succession d’expériences de désaccordage. C’est une réflexivité « folle » et paradoxale qu’ils ont expérimentée, qui n’apaise pas mais accentue la souffrance psychique.
    J’ai décrit au cours du Chapitre 2 comment le développement de leur appareil psychique s’en est trouvé entravé, quelles défaillances des capacités de liaison cela a fomentées. Ainsi, toute réponse dans ce registre risque fort de constituer pour ces enfants une espèce de « corps étranger » vide de signification, source d’une excitation qu’ils ne peuvent maîtriser et d’une émotion qui devient objet de haine, car ressentie comme trop intense pour être contenue.
    Comment, dans ces conditions, pourraient-ils percevoir et investir la réflexivité de la réponse, d’aussi grande qualité soit-elle ?
    Ces enfants ne pourraient pas se saisir des éléments reflétés par l’objet, car il n’y aurait pas d’équivalent psychique auquel les lier sur leur scène interne ; il n’y aurait pas de bon objet interne (C), accueillant, bon, bienveillant capable de transformation. Ils ne disposeraient pas de réceptacle interne suffisamment opérant.
    En effet, l’identification projective massive, associée à la violence de l’émotion, aux mouvements d’envie et aux pulsions destructrices, affecte les processus projectifs. W.R. Bion a ainsi décrit le processus pathologique en cours chez le nourrisson : « En fait tout se passe comme si le nourrisson évacuait sa personnalité toute entière (…) Il n’y a donc plus de nourrisson pour réintrojecter, ou dans lequel pourrait être réintroduite de force la peur de mourir. »
    Selon moi, ces enfants qui réalisent des identifications projectives pathologiques en direction de leur objet externe, se trouvent dans le même état que ce nourrisson. Ainsi, le processus d’identification projective pathologique qui a cours chez lui, le type d’investissement et de relation à l’objet que celle-ci produit, semblent présenter plusieurs inconvénients. En effet, la massivité de l’identification projective mise en œuvre par les enfants de la recherche, les mouvements de précipitation intrusive dans l’espace mental de l’objet pour l’appropriation contrôlante, peuvent induire chez eux des angoisses psychotisantes et un risque d’explosion schizophréniante. De mon point de vue, ceci serait provoqué par l’envahissement, par les réminiscences hallucinatoires, des traces mnésiques traumatiques du passé, que « réveillerait » la tension délétère produite par les angoisses de voir l’objet disparaître, ou de se perdre, de se diluer dans l’objet. J’ai indiqué en effet que ces enfants ne paraissent pas disposer d’une barrière de contact opérationnelle. Ils auraient, à la place, une barrière de contact poreuse, imparfaite, composée d’éléments b, non liés entre eux. Cette situation, d’après W.R. Bion904, se caractérise par une sorte de « division », comme suspendue entre le sujet et l’objet, mais n’offrant aucune résistance au passage des éléments d’une zone à l’autre. D.W. Winnicott indique également que, dans ce mode de relation à l’objet, « le sujet est démuni pour autant que quelque chose du sujet a passé dans l’objet » 905 .
    Dès lors, les effets anxiogènes et désorganisateurs déclenchés par la perception de l’objet réel séparé, en particulier les mouvements d’envie, la crainte des intentions persécutrices, de la disparition ou des rétorsions attendues de la part de l’objet, conformément aux représentations de base issues des expériences de relations précoces, conduiraient ces enfants à une tentative défensive, on l’a vu, de coexcitation maniaque. La cascade de dénis et de clivages qui risquent d’envahir les espaces psychiques du sujet comme de l’objet du fait des déliaisons successives intra et interpsychiques, risquent d’attaquer la capacité de contenance et de pensée de l’objet, et donc de nuire à la qualité de sa réflexivité. Cela peut générer une impasse, entre un sujet qui donne l’impression qu’il « ne sait pas ce qu’il veut » et un objet qui « ne sait plus quoi penser ».

Parvenu à cette étape, on peut se demander comment dénouer le cercle infernal ? Comment permettre que se desserre l’emprise de la « logique du désespoir » 906  ? Comment sortir de l’impasse qu’il paraît bien difficile d’éviter ?

Il faut, sans aucun doute, beaucoup de persévérance et d’endurance à l’objet externe investi par ces enfants. Il doit pouvoir tolérer que se constituent d’abord chez l’enfant les « outils psychiques » nécessaires à l’accueil et à l’introjection de ses retours, par l’expérimentation impitoyable organisée par l’identification projective, comme chez le nourrisson.

Je crois qu’il lui faut surtout sentir un étayage important autour de lui, l’étayage de la capacité de contenance, de transformation, de pensée d’autres bienveillants, pour lui permettre de survivre comme sujet, selon les trois impératifs que j’ai décrits : ne pas se retirer de la relation, ne pas exercer de rétorsion agressive et, surtout, formuler et qualifier sans relâche le potentiel créatif des répétitions et de la destructivité. Cet étayage groupal, qui fait corps et enveloppe les deux protagonistes engagés dans la lutte avec les forces redoutables de la pulsion de mort, peut permettre aussi que se réintriquent violence et libido, et que renaissent les forces conservatrices et créatives.

Grâce à cela, je pense que peut advenir une « reprise en main psychique » 907 à partir del’ensemble violent « agirs de l’enfant-éprouvé d’égarement de l’objet », qui permette que perdurent la relation avec l’enfant et la pensée d’une potentialité de reprise du développement psychique, ainsi que d’une mise en histoire, d’une mise en sens des expériences traumatiques précoces, jusqu’à ce que ces enfants puissent en faire des souvenirs, et soient libérés de la compulsion de répétition.

Notes
878.

FERENCZI S., (1931), Analyse d’enfants avec les adultes, op.cit., p.108

879.

DAVID M., (1989), Le placement familial. De la pratique à la théorie, op.cit.

880.

FERENCZI S., (1931), op.cit.

881.

Voir W.R.BION, (1962), op.cit. suprain §  3.2.4.4.2 «  Le principe de non-relation »

882.

WINNICOTT D.W., (1947), La haine dans le contre-transfert, op.cit.

883.

BOKANOWSKY T., (2005), Haine dans le transfert et le contre-transfert, in FINE A., NAYROU F., PRAGIER G. (dir.), La Haine ; haine de soi, haine de l’autre, haine dans la culture, PUF, Paris, pp.125-138

884.

Voir KAËS R., (1994), op.cit. supra § 3.3 « Figures, objets, sentiments et fantasmes organisateurs du modèle interne de la rencontre d’objet »

885.

MELTZER D., (1975), La psychologie des états autistiques et de l’état mental post-autistique, in Exploration du monde de l’autisme, op.cit.

886.

KAËS R., (1976), L’appareil psychique groupal : constructions du groupe, Dunod, Paris

887.

Voir supra chapitre 2 § 2.2.2 «Défauts d’enveloppe, d’autres failles à pallier »

888.

W.R.BION, (1962), op.cit.

889.

GAUTHIER J.-M., (2002), Introduction, in L’observation en psychothérapie d’enfants, op.cit., pp.1-28, p.5

890.

CICCONE A., (2007), Psychopathologie du bébé, de l'enfant et del'adolescent, op.cit., p.78

891.

FRAIBERG S., (1989), op. cit.

892.

WINNICOTT D.W., (1971), L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet aux travers des identifications, op.cit.,p.128

893.

Propos de ROSENFELD H., cité par FERRANT A. le 15 mai 2008, lors du colloque Haine et violence dans le transfert : les transferts négatifs, organisé par le Groupe Lyonnais de Psychanalyse Rhône-Alpes

894.

HAAG G., (1997), Contribution à la compréhension des identifications en jeu dans le moi corporel, op.cit.

895.

FERENCZI S., (1929), Psychanalyse 3, Oeuvres Complètes (1919-1926), op.cit.

896.

W.R. Bion a proposé un modèle du processus en jeu à partir du paradigme du bébé qui est aux prises avec la peur de mourir. Voir BION W.R. (1962), op.cit., pp.117-119. Il décrit ainsi l’activité de l’objet conteneur : « Le sein en C modèrerait la composante de la peur dans la peur de mourir qui a été projetée en lui, et le nourrisson en temps voulu réintrojecterait une partie de sa personnalité devenue plus tolérable et, par le fait même, source de croissance. » (p.117)

897.

GREEN A., (1994), op.cit., p.234

898.

ROUSSILLON R., (1995), Violence et identité, op.cit.

899.

WINNICOTT D.W., (1947), op. cit.

900.

ROUSSILLON R., (1995), op.cit., p.278

901.

GREEN A., (1994), op.cit., p.246

902.

STERN D., (1989), op.cit.

903.

Voir supra Chapitre 1 §  1.7.5  « Caractéristiques des interactions défaillantes »

904.

BION W.R., (1962), op.cit.

905.

WINNICOTT D.W., (1971), op.cit., p.122

906.

GREEN A., (1994), op.cit.

907.

CAREL A., communication au Collège de Psychanalyse de Lyon en 2006, intitulée « Le jeune enfant violent : sources et devenir », op.cit.