3.4.1 S’appuyer sur les éléments de l’analyse pour fonder une approche thérapeutique

Je voudrais mettre en avant le premier élément suivant : ces enfants doivent avant tout pouvoir bénéficier d’un environnement quotidien stable et fiable, qui leur garantisse la sécurité matérielle et affective indispensable à l’émergence de tout processus de pensée.

A.Guedeney et B. Cyrulnik908, indiquent clairement qu’il n’y a pas de possibilité de résilience face à un vécu traumatique si les conditions qui créent ce traumatisme n’ont pas disparu. Il n’y a pas de possibilité de reprise psychique si l’enfant doit continuer à consacrer toute son énergie à sa survie actuelle. Ce point est essentiel car nombre de thérapeutes sont interpellés, par des parents ou par des travailleurs sociaux, pour une demande de soins alors que l’enfant concerné continue à vivre, parfois quotidiennement, des expériences traumatiques. Je me suis souvent demandé si la prise en charge thérapeutique ne pouvait pas servir d’alibi à l’absence d’intervention protectrice ou au maintien dans une situation dramatique ; comme si on pensait que ces enfants pouvaient tout vivre puisqu’ils auraient un lieu pour « en parler » ; comme si le couple enfant-thérapeute pouvait former une espèce « d’usine de recyclage », de « traitement de déchets nucléaires », simultané à leur production. Nombre des enfants que j’ai rencontrés continuaient à passer fréquemment des week-ends entiers seuls avec des parents qui les avaient gravement négligés et/ou terrifiés par leurs attitudes impulsives, violentes, incontrôlables et imprévisibles. Ou bien ils continuaient à y être confrontés de façon trop fréquente : après plusieurs jours passés à retrouver un minimum de sentiment de sécurité et de capacité de pensée et d’apprendre, ils se retrouvaient aussitôt au jour du contact suivant, ce qui ne leur laissait aucune marge d’évolution.

Comme je l’ai déjà indiqué, ceci peut se produire quand les acteurs de l’aménagement des rencontres entre des enfants placés et leur famille raisonnent à partir du principe de quantité, et non à celui de qualité. Nombre d’entre eux pensent à tort que, pour garantir le développement d’un enfant, il suffirait que ses séjours dans son milieu d’accueil aient une durée et une fréquence supérieure à ceux passés dans sa famille. Or, l’expérience montre que ce raisonnement n’est pas valable. En effet, le phénomène d’envahissement par les réminiscences hallucinatoires des traumatismes subis connaît une recrudescence très importante et pendant une durée longue, dès qu’un contact est établi avec le milieu où ils se sont produits, et/ou les personnes qui y ont participé. J’ai observé chez plusieurs enfants que cela pouvait se produire à la suite d’une rencontre avec un frère ou une sœur, d’un simple coup de téléphone, de la réception d’une lettre ou d’un cadeau, et, dans quelques cas, simplement parce qu’un tiers avait parlé à l’enfant d’un des protagonistes des interactions traumatogènes.

Ce phénomène est très délicat à appréhender, car j’ai observé des situations où le parent qui allait beaucoup mieux pouvait se montrer tout à fait adapté à l’enfant lors des rencontres médiatisées, dans ses lettres ou ses cadeaux. Pourtant l’enfant continuait d’être terrifié et allait très mal après coup. Il est alors très difficile de faire comprendre ce qui se passe au parent concerné, de même qu’aux intervenants qui justifient leur proposition d’augmentation du nombre ou de la durée des rencontres par l’amélioration, parfois indéniable, de l’état psychique, des capacités et des compétences parentales. Or nous pensons que seul le maintien de visites médiatisées peut permettre le traitement des effets des traumatismes relationnels précoces et l’amélioration potentielle de la relation de l’enfant à son parent.

Nombre d’autres enfants pouvaient également passer des mois en « accueil précaire », dans des foyers ou lieux de vie où on les avait « placés », faute de mieux, faute de place ailleurs. Ils restent ainsi, « suspendus », « en attente », « en transit », ne sachant ni combien de temps ils resteront ni où ils iront ensuite.

Enfin la plupart des enfants accueillis ne savent jamais combien de temps ils resteront dans leur lieu de vie ou leur famille d’accueil, car tout dépend de la décision d’un juge des enfants, renouvelée tous les deux ans maximum. Celle-ci peut brutalement les renvoyer chez leurs parents, rompant ainsi toute relation avec les personnes dont ils partagent la vie depuis des mois, des années, parfois depuis leur premiers temps de vie, et qui sont devenues leurs figures d’attachement.

Je signale ces éléments car ils ont un impact considérable sur le devenir d’une relation thérapeutique. Il est selon moi excessivement difficile de travailler avec ces enfants, lorsqu’ils ne sont pas même assurés de leur avenir à court terme, voire immédiat, ou lorsqu’ils ne disposent pas d’un environnement qui dispense sécurité, permanence, cohérence des rythmes de base de la vie quotidienne et affection.

D.W. Winnicott909 avait déjà pointé qu’ici réside l’essentiel, le plus « vital », que l’on peut y trouver déjà en soi une première dimension thérapeutique, et qu’il s’agit en tout cas du préalable indispensable à toute tentative de mise en place de traitement.

Mais d’autres préalables méritent d’être considérés dans le traitement de ces enfants :

L’analyse de la clinique est venue « « balayer » ce qui pouvait relever chez moi de l’idéologie de la pratique thérapeutique, dans une tentative d’application à la lettre du raisonnement selon lequel il faut promouvoir la représentation pour permettre la désaliénation. En effet, j’ai pu constater que cet objectif, s’il demeure pertinent, ne peut souvent être abordé qu’après avoir respecté plusieurs étapes dans le processus thérapeutique. Il m’est apparu qu’il ne peut advenir avant qu’une relation signifiante soit établie entre le thérapeute et l’enfant : avant que celui-ci ait pu développer, grâce à l’évolution de cette relation, une aptitude à l’activité de représentation sans être débordé par l’angoisse automatique, et enfin, qu’il soit en capacité de la mettre en œuvre. Je me suis ainsi rendue compte que cette activité de pensée et sa mise en œuvre sont loin d’être évidentes, ni permanentes pour ces enfants, et qu’il faut parfois beaucoup de temps et de persévérance, non seulement de la part du thérapeute, mais aussi de celle de toutes les personnes qui s’occupent quotidiennement de ces enfants, pour participer à son avènement.

Je suis aujourd’hui tout à fait convaincue qu’un thérapeute, aussi grande soit sa compétence, ne peut y parvenir seul. L’implication opiniâtre et permanente de plusieurs personnes (famille d’accueil, éducateurs, enseignants, travailleurs sociaux, juge des enfants, parfois les parents quand c’est possible, etc…), chacun à leur place et dans des rôles différents auprès et autour de l’enfant, est nécessaire. L’articulation entre ces différents intervenants, les échanges réguliers, l’harmonisation et le soutien mutuel me semblent également essentiels pour que se constitue une enveloppe groupale sécurisante, contenante et transformatrice, un « giron collectif » dans lequel ces enfants pourraient être suffisamment sécurisés, portés et tenus, pour pouvoir peut-être renaître à la vie psychique, à la pensée ; pour acquérir ainsi les « outils psychiques » qui pourraient leur permettre de grandir, de reprendre leur développement, de façon à pouvoir un jour vivre avec leur histoire infantile, ni mieux, ni moins bien que le commun des adultes. Autrement dit, pour paraphraser S. Freud, pour disposer d’une santé mentale suffisante afin d’être capable d’apprendre et de travailler, d’aimer et d’être aimés, sans détruire et sans se laisser détruire.

L’enjeu est de taille, et la tâche ardue pour ceux qui essaient de s’y confronter. Il faut tenter de franchir avec ces enfants étape après étape, en comprenant et en reconnaissant bien ce que chacune représente et mobilise en eux, et en nous. Chaque étape du processus thérapeutique est longue à atteindre, et, souvent, l’alliance avec les parties saines de la personnalité de ces enfants est compromise. Parfois même, celles-ci peuvent sembler disparaître, malgré nos efforts pour les soutenir et les nourrir. Il faut ainsi beaucoup d’énergie et de confiance dans les forces de vie pour « tenir bon », chercher et tenir toujours la relation, la présence vivante, le lien conteneur et la pensée créative.

J’ai ainsi observé à quel point l’entrée en relation était complexe. J’ai tenté de mettre en évidence, à partir de l’étude de la relation que j’ai vécue avec Romuald, comment les effets de séduction d’une proposition de relation pouvait déclencher d’abord un conflit peu élaboré entre les revendications du moi-narcissique, qui prétend à l’omnipotence, prône l’évitement de tout lien et refuse absolument une relation à valeur d’ « anti-isolation », et les désirs du moi-réalité, qui manifeste une appétence objectale. Ce conflit menace l’équilibre du moi. En cela, la rencontre avec un objet qui s’offre à la relation peut constituer, d’abord, à la fois une blessure narcissique et une menace pour la construction identitaire. Incapable d’emblée de supporter la souffrance que génère le conflit, le sujet peut diriger contre l’objet externe-source la rage et la haine ainsi « réchauffées ». Il peut alors mettre beaucoup d’énergie à tenter de détruire la relation. J’ai ainsi formulé l’hypothèse selon laquelle les aspects séduisants et attirants de l’objet risquent bien plus de susciter de la violence à son égard que des aspects indifférents ou agressifs.

Dans un second temps, j’ai montré comment il était difficile de résister au travail de la haine dans le cadre même de la relation instituée, comment il est difficile de contenir les éprouvés pénibles issus de la communication projective, souvent vectorisée par des agirs. J’ai également illustré comment les redoutables mouvements de négativation attaquent la tranquillité d’esprit et la capacité de pensée de l’objet, appréhendé comme un rival narcissique, dont les capacités suscitent l’envie et les désirs de destruction. J’ai perçu combien toute incitation à mettre en œuvre leur propre activité de pensée pouvait être mal tolérée par ces enfants, et éveiller en eux terreur, sentiment de persécution, d’injustice, et rage indicible.

J’ai aussi indiqué, dans la première partie de la recherche, combien et pourquoi ces enfants semblent s’attacher à éviter tout processus de pensée. D’abord, m’a-t-il semblé, parce qu’ils en ont une appréhension psychotique, et lui prêtent un caractère magico-opératoire. Toute invitation à l’activité de pensée semble déclencher une angoisse considérable, car elle implique une activité de représentation, qui risque de convoquer aussitôt des réminiscences sur la scène interne et de ramener à la conscience, dans son même mouvement, les vécus agonistiques précoces. Il semble également qu’elle suscite la crainte que le « lâchage » du sensoriel, au profit de la représentation, détruise ou implique la disparition de l’objet réel auquel ils se doivent d’être agrippés, même de manière violente, pour la pérennité de leur fonctionnement et de leur sentiment d’exister.

On perçoit bien, dans la nécessité impérieuse de se manifester activement, de mobiliser, de « tenir » l’objet du regard, de la peau, de la voix, comment le sentiment d’exister et la fragile unité identitaire de ces enfants se constituent en étayage permanent sur l’objet, investi en « prolongement » de soi, objet-annexe, dépotoir des éléments de l’expérience intolérable à l’interne, et non en entité singulière910. Si le sujet suspend l’accrochage sensoriel alors que le principe de permanence psychique n’est pas acquis, il risque d’être envahi d’angoisses de mort ou menacé de dissolution de son moi.

De ce point de vue, il apparaît essentiel de se rappeler ce que recouvrent, pour ces enfants, les situations qui portent des enjeux de séparation. J’ai indiqué qu’elles correspondent pour eux à des vécus de rupture de leur fonctionnement psychique, qui risquent d’ouvrir pour eux le gouffre du « trou noir », plein de mauvais objets persécuteurs, et de réactualiser sur un mode hallucinatoire, les traces traumatiques des expériences d’agonie subjective précoces. Or j’ai indiqué que le simple contact regard pouvait être tout à fait difficile pour ces enfants, car le fait de voir son objet à distance, hors du contact corporel, poserait de façon violente, comme le langage adressé, le problème de la séparation-individuation. On a expliqué que la vue de l’objet séparé produirait d’abord de l’angoisse pour deux raisons :

  • la réminiscence des vécus d’arrachement et de rupture du fonctionnement psychique, déclenchés par la séparation, puis la désorganisation
  • l’éclatement de la trame psycho-coporelle du moi, générés par la poussée de la pulsion d’agrippement. Nous avons vu en effet comment la vision « jette le moi au-dehors du corps propre » et risque à tout moment de faire éclater le moi-peau.  De plus, j’ai indiqué que ces enfants n’auraient pas pu introjecter, lors de leurs premières interactions, d’écran psychique visuel, à la fois réceptacle de projections et miroir, barrière de contact et pare-excitations. Le fait de voir étant éminemment interactif, il me semble qu’il existe un double mouvement, centripète et centrifuge, qui paraît produire deux types d’excitation : des excitations exogènes, mais aussi des excitations endogènes, tout à fait désorganisatrices pour les faibles capacités de liaison de ces enfants, et donc, source de sentiment intense de persécution.

Chez le nourrisson, seuls un contact peau à peau, cœur à cœur, le soutien et l’enveloppement par les bras et la prosodie maternelle, venant rétablir et nourrir le fantasme de peau commune, pourraient apaiser, limiter et contenir les excitations, les angoisses et l’éprouvé de tension extrême. Mais pour les enfants de ma recherche, il semble que ce processus ait dégénéré en fantasme d’intrusion violente de l’espace intrapsychique et du corps de leur objet. Ce fantasme serait motivé par le besoin de dénier l’altérité de l’objet et de retrouver la confusion des espaces et des identités pour réinstaurer l’appropriation contrôlante, l’illusion symbiotique, qui favorise l’identification projective.

J’ai remarqué et décrit également la façon dont j’ai pu être moi-même appréhendée par la nature de mes incitations – et l’espace même de rencontre par effet de contamination - non pas comme objet réel, mais comme facteur de déclenchement de ces risques, et subir par conséquent les agirs violents et les tentatives d’intrusion et de projection des parties non-désirées de la personnalité et de l’expérience émotionnelle de ces enfants.

J’ai mentionné comment ils peuvent tenter de rendre leur objet homologue à certains de leurs objets internes ou à des parties fantasmatiques indésirables de leur personnalité, et le pousser à se trouver « hors-de soi », décontenancé au point de perdre sa subjectivité propre et de reproduire avec eux des interactions contraignantes, ou de rompre la relation. Il est alors apparu que la capacité réflexive, la fonction a de l’objet pouvait être court-circuitée, et qu’il pouvait se mettre à présenter le même fonctionnement psychique pathologique, sur fond de clivages, de dénis, de projections, de bruits et de passages à l’acte, que l’enfant. J’ai indiqué que ceci est à mon sens le plus grand obstacle à l’évolution de l’enfant et ce qui fait courir le plus grand risque d’échec thérapeutique.

Mais il est également apparu que, même si l’objet parvient à survivre et à maintenir une réflexivité adéquate, l’enfant ne semble pas d’emblée en capacité d’en profiter, car il ne paraît pas disposer d’un fond psychique, écran et réceptacle, suffisamment sain et élaboré, ni de capacités de liaison interne suffisamment développées, pour accueillir d’emblée ce que l’objet lui transmet, quelle que soit la qualité de ces retours. Ici se pose, on l’a vu, le problème des dispositions internes propres à l’enfant, des outils et de l’appareil psychique nécessaires pour se saisir, notamment, des interprétations verbales.

On a également fait apparaître que les enfants qui présentent une pathologie des traumatismes relationnels précoces ne disposent pas de ces outils, et que leur appareil psychique ne s’est constitué que pour fournir des défenses et des palliatifs pathologiques à ces carences. J’ai le sentiment que ces enfants manquent cruellement des capacités internes qui pouvant leur permettre de tirer bénéfice d’une relation thérapeutique qui aurait pour objectif de promouvoir d’emblée la mise en représentation des traumatismes précoces.

Ainsi, après avoir considéré ces aspects cliniques, mon hypothèse est que les dispositifs de traitement psychothérapiques faisant d’emblée appel à l’activité de représentation secondaire ne conviennent pas aux enfants qui présentent une pathologie des traumatismes relationnels précoces. Ils me paraissent inadéquats – on pourrait les qualifier, avec plus d’optimisme, de « prématurés » ou « insuffisants » - au regard du stade où demeurent ces enfants.

Notes
908.

GUEDENEY A., (1998), Les déterminants précoces de la résilience in Ces enfants qui tiennent le coup, ss la dir. de B. CYRULNIK, op.cit.

CYRULNIK B., (2004), Le réel et sa représentation. Les requis de la résilience, op.cit.

909.

WINNICOTT D.W., (1947), La haine dans le contre-transfert, op.cit.

910.

WINNICOTT D.W., (1956), op.cit.