3.4.2.1 Premières étapes : accueillir, observer, mémoriser, conserver

J.-M. Gauthier et son équipe911 ont déjà mis en évidence l’intérêt qu’il y a à travailler plutôt sur la forme du fonctionnement psychique, donc sur le « contenant », avant de s’intéresser au « contenu ». Avant de proposer un dispositif qui reposerait sur une conception a priori de la façon dont l’enfant pourrait s’en saisir, et qui viserait d’emblée l’interprétation de contenus fantasmatiques, il convient de prendre le temps d’observer et d’évaluer comment ces enfants fonctionnent, quelle est la spécificité de leur fonctionnement psychique. J.-M. Gauthier912 écrit :

‘« Nous entendons par forme du fonctionnement psychique, la manière dont l’individu, d’une part, entre en relation et d’autre part, comment il parvient à traiter, à transformer les affects et les représentations qui sont mises en jeu par cette relation à l’autre. (…) Déterminer les formes du fonctionnement psychique d’un individu consiste à tenter de répondre aux questions de savoir quelle place il laisse aux fantasmes en regard de la pensée logique, comment ces diverses productions mentales sont structurées en elles-mêmes, leurs formes, et le type de relation que toutes ces représentations entretiennent entre elles. (…) En d’autres termes, il est indispensable de déterminer, pour savoir s’il est utile d’interpréter un fantasme, la forme de l’espace psychique dans lequel il se déploie. »’

Il me semble en effet primordial que le thérapeute puisse amorcer son travail par une phase d’observation et de découverte de ce que les comportements de l’enfant avec lui apprennent quant à sa façon de vivre la relation à l’autre. Il doit pouvoir suspendre pour un temps toute velléité de compréhension, de formulation d’hypothèses à propos des processus inconscients ou de la vie fantasmatique de son patient, pour simplement « vivre » la rencontre avec l’enfant, et se laisser porter, emmener par l’« ici et maintenant » de la rencontre, tout en étant attentif à ce qui pourrait s’y révéler du modèle interne de la rencontre puis de la relation qui appartiennent à l’enfant. Il convient de se méfier, à mon sens, des interprétations trop rapides, car elles sont souvent projectives, et issues d’un mouvement défensif qui risque d’entraver la mise en place d’une véritable rencontre avec l’enfant.

Je considère que la thérapie doit être abordée comme un phénomène relationnel à comprendre et à interpréter comme tel. Je souscris au point de vue de J.-M. Gauthier lorsqu’il affirme que « la seule hypothèse qui peut être faite a priori à ce sujet, est que l’enfant manifeste par là sa manière de traiter la rencontre avec cet adulte étrange et particulier qu’est le thérapeute à ce moment-là de leur rencontre.»913 Avant d’élaborer toute hypothèse de liens avec des éléments de ses expériences précoces, il convient à mon sens de se concentrer sur l’actuel de la rencontre.

Comme rappelé à plusieurs reprises, j’ai pu constater comment toutes les manifestations corporelles, posturales, comportementales et émotionnelles étaient à lier avec ce principe de rencontre et avec ce qu’il mobilise et réactualise chez les enfants. Il me paraît essentiel de les prendre en considération et de les aborder comme porteuses de sens et d’informations précieuses à propos des représentations de base qui organisent le modèle interne de la rencontre et de la relation pour ces enfants. Ces représentations de base concernent aussi bien l’identité narcissique élémentaire- la représentation de soi-, que les dispositions de l’autre-adulte à son égard, et que le principe de soi avec cet autre.

Les questions essentielles pourraient ainsi être formulées : « Qu’est-ce qu’un autre, qu’est-ce qu’un adulte, un homme, une femme, pour cet enfant-là ? », « Qu’est-ce qu’une relation avec un autre-adulte pour lui? », « Quelle représentation a-t-il de lui-même ? », « Que signifie et quels mouvements émotionnels impliquent pour lui le fait de se trouver seul dans une pièce fermée avec un autre-adulte ? »,

Le « langage » de la relation thérapeutique avec ces enfants est essentiellement infra-verbal, un langage du corporel et de l’agir. Il convient selon moi que le thérapeute puisse l’entendre, le comprendre et le pratiquer lui-même. J’ai le sentiment qu’on peut l’appréhender, par analogie, selon le modèle du voyageur en pays étranger dont il ne connaît pas la langue. Au départ, l’étranger ne comprend rien. La langue étrangère lui semble un chaos sonore insensé. Pourtant, il sait que c’est bien une langue organisée, que les sons font sens pour ceux qui la connaissent. Enfin, il sait qu’il doit l’employer s’il veut rencontrer les autochtones et que puisse s’établir une véritable communication, qui pourrait amener des réponses à ses questions. L’aspect fondamental du modèle de la langue étrangère est que la condition première de son apprentissage est de la considérer comme sensée et organisée. Il me semble qu’il en va de même pour le « langage » corporel, gestuel, postural et comportemental des enfants.

Le thérapeute doit pouvoir tolérer un temps plus ou moins long pendant lequel il accepte de ne pas comprendre, et ne pas chercher pas forcément à le faire. L’étape première serait ainsi observer, regarder, écouter, vivre avec l’enfant et mémoriser ce qui se passe, de façon à pouvoir mesurer ce qui se répète et ce qui se modifie, et dégager peu à peu un modèle de la rencontre. La position interne correspondante serait donc une écoute attentive qui viserait à repérer un « vocabulaire » et une « organisation syntaxique et grammaticale » de la relation, pour reprendre et filer la métaphore de la langue étrangère. Ainsi ce qui au départ peut apparaître chaotique, insaisissable et insensé peut progressivement prendre forme, organisation et rythme, reconnaissables et singularisables. Le thérapeute peut alors se représenter et se figurer, d’abord pour lui-même seul, comment se crée, se noue et se déploie la relation avec cet enfant-là. Je pense qu’il n’est pas recommandé de verbaliser cette figuration à l’enfant dans ce premier temps, car l’intérêt est encore du côté de l’objet, non du sujet. Celui-ci risque de ne pas savoir comment s’en saisir, ni à quoi le relier en lui, et cela peut lui faire vivre l’expérience persécutrice du corps étranger enfoncé de force dans son psychisme, que j’ai déjà évoquée. L’intérêt me semble donc se situer du côté de l’objet, car non seulement il peut ajuster ses attitudes et ses comportements personnels, mais accueillir en lui, sur sa propre scène interne, les éléments vécus et ressentis dans la relation comme porteuses d’un sens qui pourra aussi émerger à un certain moment chez le sujet. J’ai déjà indiqué à ce propos que D.W. Winnicott affirmait que l’objet externe doit être prêt à supporter la tension et à jouer le rôle d’une mère de nourrisson, « sans s’attendre à ce que le (sujet) sache quoi que ce soit de ce qu’il fait, peut-être pour une longue période. » 914

La conséquence de ces considérations et de ces hypothèses sur les dispositifs de soins est que la première étape du processus thérapeutique que je propose devrait correspondre à la mise en place d’un espace relationnel qui autorise la rencontre, le déploiement du fonctionnement psychique de l’enfant et son appréhension par le thérapeute. Ainsi, le premier objectif de travail lors des premières rencontres avec les enfants concernés, très défiants, très vite excités et persécutés dans la relation avec un objet qu’ils appréhendent d’abord comme un rival ou comme un persécuteur, est de parvenir à instaurer des moments de rencontre, puis de plaisir partagé, sans qu’ils se sentent trop insécurisés.

Dans la recherche pratique que je mène actuellement, je tente de cibler mes investigations et expérimentations thérapeutiques sur un aspect particulier du contenant, et, par extension, de la fonction contenante. La problématique que je me propose d’élaborer dans des travaux ultérieurs s’organiserait ainsi autour de la question du travail constitutif d’un écart intersubjectif tolérable. En considérant que l’impact direct de la confrontation éveille avec une violence accrue les excitations, et donc les angoisses et les comportements qui envahissent l’espace interne potentiel et en court-circuitent l’activité, il me semble qu’il s’agit avant tout de construire et de soumettre aux enfants des dispositifs, des « intermédiaires » qui puissent offrir une tiercéisation suffisante, pour diminuer l’effet anxiogène de l’entrée en relation et garantir la pensée. Les intermédiaires – objets ou activités – que je propose d’appréhender sous cet angle ne sont pas utilisés, dans cette étape du processus thérapeutique, comme des médiations à visée de symbolisation : l’usage des jouets, des dessins ou de la pâte à modeler servent avant tout à entrer en contact, à nouer une relation.

A ce propos, et sans pouvoir malheureusement développer ce point, je tiens à signaler que les prises en charge réalisées par les psychomotriciennes et les orthophonistes, dans le service de pédopsychiatrie où j’interviens, me semblent répondre à ce besoin. J’ai souvent été interpellée par la façon dont elles pouvaient parvenir à créer une relation avec les enfants par l’intermédiaire de leurs techniques et de leur matériel spécifiques. J’ai le sentiment que ceux-ci peuvent servir d’intermédiaire heureux, de tiers, qui atténuent les effets anxiogènes de la rencontre et de la relation. J’ai également observé que nombre de parents accepetent plus facilement que leur enfant rencontre un orthophoniste qu’un psychothérapeute… En écoutant la description du travail de ceux qu’on nomme « rééducateurs », et des séances avec les enfants qui leur sont confiés, j’ai souvent eu le sentiment qu’il se crée entre eux une véritable relation thérapeutique. En ce sens, et parce que ces professionnels prennent plus facilement en compte le langage corporel et le niveau de capacité d’expression verbale de ces enfants, j’ai le sentiment qu’ils sont de véritables thérapeutes. On aurait tout intérêt à promouvoir l’indication de ce type de prise en charge, tout en proposant des temps d’élaboration clinique de ce qui se joue dans ces relations aux psychomotriciens et aux orthophonistes.

Pour ma part, et dans ma pratique spécifique, j’ai eu l’occasion d’expérimenter certains dispositifs un peu « au hasard », parfois apportés par les assistantes maternelles, voire par les enfants eux-mêmes, et j’espère pouvoir à l’avenir en pousser plus avant l’exploration. Ils correspondent tous au principe de diffraction et d’évitement du contact direct. Ainsi, une assistante maternelle qui ne parvenait pas à câliner le petit garçon âgé de 2 ans qui lui était confié, sans déclencher des hurlements de terreur et des attitudes de retrait prononcées, m’a raconté un jour comment elle avait pu le garder serein et détendu dans ses bras un long moment, parce qu’il était enveloppé dans un peignoir qui faisait tiers entre leurs peaux respectives, et évitait le corps à corps. Dans le même ordre d’idées, j’ai cherché à utiliser ce type de procédé avec d’autres enfants présentant des troubles similaires : un miroir915, des objets mobiliers qui contiennent et soustraient au regard, mais aussi la présence active d’une personne signifiante pour l’enfant, accompagnée par une attention spécifique et la verbalisation non-interprétative de ce qui se joue dans l’actuel. Je me réfère ici à ce que j’ai déjà présenté comme étant de l’ordre, non de l’interprétation, mais de la formulation, qui est de l’ordre de celles qu’une mère donne à son bébé. Je reviendrai sur ce point. J’ai ainsi constaté que l’usage de certains de ces dispositifs donnait des résultats probants et il paraitrait intéressant de réfléchir à la possibilité d’en dégager une modélisation susceptible de permettre de définir précisément les caractéristiques particulières de ce principe de tiercéisation ainsi que les conditions nécessaires à son opérativité.

L’étape de rencontre et de création de relation est longue, difficile à réaliser, car on a vu qu’elle pouvait susciter des réactions d’envie, le réveil d’une culpabilité primaire et un conflit douloureux entre moi-narcissique et moi-réalité. Il faut donc s’attendre à ce que chaque moment de plaisir, de satisfaction générée par le sentiment de parvenir à établir le contact, soit inévitablement suivi, pendant une période assez longue, de mouvements d’attaques et de tentatives de destruction. Il faut alors tenir bon, en ne considérant pas ces attaques comme des régressions, mais comme faisant partie intégrante de la création et l’évolution du lien. Il pourrait s’agir de « l’épreuve de la haine » à laquelle soumet l’enfant, qui a besoin, comme base première à l’établissement d’un sentiment minimal de sécurité, de percevoir que l’objet survit à sa destructivité.

Elle peut enfin permettre au thérapeute qui travaille à élaborer ses ressentis émotionnels et corporels d’accéder à une première ébauche de représentation de la vie psychique de l’enfant, et de ses zones traumatiques.

Notes
911.

GAUTHIER J.-M., (2002), Interprétation et impasse thérapeutique, in L’observation en psychothérapie d’enfants, op.cit., pp.89-92

912.

GAUTHIER J.-M., ibid., p.90

913.

GAUTHIER J.-M., ibid., p.76

914.

WINNICOTT D.W., (1947), op.cit., p.77

915.

Voir supra chapitre 2 § 2.2.3 « Enveloppe visuelle du moi, écran interface et fond psychique »