L’élaboration des interactions et du mode de relation actuel

A cette étape, il me semble à nouveau primordial que ce soit d’abord la relation thérapeutique qui fasse l’objet d’une construction et d’une élaboration.

Sur ce point, je rejoins les propositions de S. Ferenczi qui préconisait une méthode thérapeutique permettant la remise en scène, et donc la mise en jeu, des expériences traumatiques précoces. Il conviendrait pour cela de tout mettre en œuvre pour parvenir à susciter un investissement qui favorise les liens d’attachement, les phénomènes de régression et la communication sur fond d’identification projective.

J’ai montré tout au long du développement comment ces enfants pouvaient être sujets à l’envahissement hallucinatoire par des réminiscences des expériences traumatiques précoces, mais comment cela pouvait contenir des tentatives de figuration, de circonscription, de liaison et d’externalisation des expériences traumatiques passées par le transfert hallucinatoire. L’objectif du psychisme serait de reproduire le mode d’interactions précoces afin de s’en donner une expérience « actuelle » éventuellement symbolisable après coup, dans et par la perception du retour hallucinatoire. Mais pour que cela se réalise, il convient que l’objet-partenaire de l’interaction considère bien que ce qui se joue pour l’enfant à ce moment, et dans ce contexte hallucinatoire qui abolit les différences du temps, c’est bien du présent. Ainsi il ne semble pas judicieux d’appréhender et de formuler les attitudes et les réactions de l’enfant à la relation actuelle uniquement en fonction de son passé, car on risque de lui faire vivre à nouveau l’expérience traumatogène de désaveu de son vécu actuel. Il convient de reconnaître et de répondre aux ressentis dans l’actuel de la relation, comme à des besoins fondamentaux s’exprimant dans l’ici et maintenant.

L’intérêt de la prise en compte de ces réactions comme des reproductions d’expériences interactives distordues avec l’objet premier, est que cela leur permet de prendre forme d’abord dans la pensée de l’objet externe. Ainsi celui-ci pourrait-il conserver l’écart nécessaire vis-à-vis des projections dont il est la cible, et ne pas réfléchir de l’identique au sujet. On a vu que cet écart est essentiel à l’ouverture d’un espace potentiel de jeu créatif et à l’avènement d’un sens inédit pour l’enfant. Je ne reviens pas sur ce point que j’ai déjà longuement évoqué à la fin du chapitre précédent.

La situation qui mobilise le plus ces enjeux, et appelle cette réaction thérapeutique particulière, est celle où l’enfant se trouve envahi par le surgissement en lui-même d’un objet interne terrifiant, qu’il avait incorporé lors de la confrontation avec des personnes violentes de son entourage premier. J’ai évoqué ce phénomène un peu plus haut918, et j’avais annoncé que je présenterai la façon dont notre équipe tente d’y faire face et d’aider l’enfant à s’en dégager.

J’ai déjà indiqué que l’on peut assister à des séquences interactives au cours desquelles l’enfant qui présente une pathologie des traumatismes relationnels précoces subit « l’irruption hallucinatoire » du parent violent en lui, autrement dit, de l’envahissement par l’objet interne violent et persécuteur, qui « écrase » et réduit au silence son moi « authentique » ; ou qui est enfermé dans l’objet, dont il investit certains compartiments, ce qui est une façon différente de présenter un même phénomène. Du point de vue clinique, il semble que le sujet vive une véritable expérience de dépersonnalisation. On observe que la voix, la posture, l’expression du visage du sujet changent brusquement. La voix devient plus grave, certains enfants peuvent même acquérir une force physique surprenante.

Ce phénomène pose un problème relationnel important. Notre équipe soignante a remarqué que si les éducatrices ne réagissent et ne répondent qu’aux comportements qui correspondent aux expressions de cet objet fou et violent, loin de les faire cesser, cette attitude semble augmenter leur ampleur. Comme si apporter une réponse adaptée au comportement manifeste venait répondre à l’objet interne, non au moi authentique, et venait confirmer sa présence et l’annulation du moi. Nous avons observé que la réaction qui amène un apaisement et semble permettre à l’enfant de « revenir à lui-même », est de nommer919 à l’enfant ce qui est en train de se passer en lui et d’ajouter que nous avons compris ce que la partie identifiée à l’objet interne cherche à faire, comment il tente de transformer la relation en un combat sado-masochique, et qu’il ne recevra pas d’intérêt. Nous tentons de réinstaurer la différenciation interne et de soutenir le moi authentique de l’enfant. Nous lui formulons et tentons de lui montrer que c’est sa partie enfant terrorisé et écrasé par l’objet qui suscite l’intérêt.

En cela, nous avons parfois réellement l’impression de pratiquer un exorcisme, car la partie identifiée à l’objet terrifiant est furieuse et se défend. Cela amène l’enfant à nous insulter, à tenter de nous frapper et de couvrir nos paroles par ses hurlements. Puis l’enfant passe par un état de désorganisation extrême où il vit une expérience de chaos interne terrifiante. Il peut alors cracher, crier, se rouler par terre ou courir en tous sens, faire des mouvements désordonnés avec ses bras et ses jambes, jeter des objets loin de lui, partout dans la pièce. J’ai souvent eu le sentiment qu’il tentait par là d’extérioriser, d’excorporer, cette expérience interne insupportable. Autrement dit, « délocaliser » le chaos interne dans le réel externe.

Il faut une certaine habitude et une bonne connaissance de l’enfant pour trouver les formulations adéquates, ainsi qu’avoir pu établir auparavant une solide relation de confiance avec lui pour qu’il puisse recevoir et tirer bénéfice de cette méthode fondée sur la réflexivité et retrouver une organisation interne, ce qui est long, difficile et aléatoire.

Il n’en reste pas moins qu’un des premiers objectifs thérapeutiques de la relation que nous tentons d’instaurer avec ces enfants est d’établir une alliance avec leur moi authentique, afin de pouvoir l’aider dans sa lutte contre l’envahissement et la tyrannie destructrice des objets internes persécuteurs. La question centrale semble en effet être : « Qu’est-ce qui peut faire contrepoids dans la vie psychique de ces enfants,face à la puissance de ces objets ? », « Comment nourrir et renforcer les bons objets internes ? », « Quelles armes peuvent aider l’enfant à se défendre de l’envahissement ? » Les meilleurs outils et supports sur lesquels la relation thérapeutique, puis le sujet, nous a semblé pouvoir s’appuyer, concernent trois registres :

  • Le développement cognitif et la promotion des processus internes de séparation-individuation : lorsque l’enfant commence à développer une pensée autonome efficiente, à se connaître et à comprendre ce qui se passe en lui, il peut alors s’aider lui-même. Il peut par exemple interpeller un adulte pour lui demander son soutien, en expliquant clairement ce qu’il ressent et ce dont il a besoin. Voici quelques exemples, fournis par des enfants après plusieurs années de prise en charge. Il faut signaler que ces enfants ne sont pas en capacité de se comporter ainsi, ni de façon permanente, ni définitivement. Compte tenu des phénomènes d’oscillation déjà évoqués, leur état peut se dégrader et ils perdent alors ce point d’appui, mais je crois que cette capacité, une fois acquise et heureusement expérimentée, ne disparaît pas. Elle peut être recouverte, ou tordue, mais elle peut réapparaître lorsque leur état s’améliore à nouveau.
    • J’ai déjà rapporté comment Irène a pu parvenir à dire : « Là je vais m’asseoir et lire un livre, car il faut que je me calme : je suis en train de me dégénérer. »
    • Sébastien et Jacques peuvent demander à aller s’isoler dans leur chambre ou dans une pièce calme du Centre de Jour, en expliquant que les interactions avec les autres enfants les inquiètent ou les excitent trop et qu’ils sentent qu’ils vont s’énerver et devenir violents.
    • Mickaël a pu demander à son éducateur de le tenir car il sentait qu’il allait le frapper, en insistant pour qu’il ne lui parle pas car cela allait l’inquiéter et il ne pourrait pas s’empêcher de devenir violent.
      Il est parfois touchant d’entendre ces enfants rechercher, en réfléchissant intensément, quelles solutions ils pourraient trouver pour atténuer leurs peurs, leurs sentiments de persécution et d’injustice, afin d’éviter l’envahissement, la désorganisation et finalement l’identification à l’objet interne persécuteur.
  • L’apprentissage des règles sociales et du principe de loi : il nous semble que ces enfants parviennent parfois à percevoir comment certaines règles qui régissent les contacts sociaux peuvent avoir une valeur pare-excitante et anxiolytique vis-à-vis de leurs fantasmes d’effraction imprévisible, d’intrusion et d’emprise de la part de leurs partenaires. Par exemple, ils peuvent aisément s’emparer du « rituel de salutation entre personnes étrangères », qui établit un contact tout en garantissant une certaine distance : se serrer la main, plutôt que de s’embrasser en se collant corp-à-corps ; frapper et attendre l’autorisation avant d’entrer dans une pièce ; demander une chose et ajouter une formule qui signale une intention non-malveillante au lieu de s’en emparer brutalement.
    Il est aussi utile d’expliquer clairement, simplement et fermement le principe des règles et interdits immuables, valables pour tous et tout le monde. Par exemple, l’interdit de faire mal (interdit de frapper, de mordre, de griffer, de lancer des objets…), l’interdit de voler, etc…On peut aussi énoncer les règles individuellement et en groupe, et passer par une mise par écrit. Les enfants du centre de jour ont pu ainsi réaliser des panneaux, destinés à être affichés, sur lesquels ils ont écrit les « règles » communes à tous.
    Ceci présente à mon sens l’intérêt principal d’« atténuer » les sentiments d’imprévisibilité, d’arbitraire et de persécution personnelle, mais aussi d’offrir un support d’issue à la relation « persécuteur-persécuté », et de favoriser la pensée avant le passage à l’acte, en étayant la possibilité d’anticipation et de causalité.
    Dans le même registre, nous avons formalisé et mis par écrit des « règles » qui concernent un enfant et sa famille, ou famille d’accueil, et ce avec l’enfant et sa famille. Ils peuvent alors être eux-mêmes leur propre prescripteur : que faire en cas de crise de violence ? Quand, comment et avec qui faire les devoirs scolaires ? Quand et comment se laver ? Quand et comment aller dormir ? Quand et comment partager des moments de plaisir, se séparer, etc…Le but de cet exercice n’est pas de dire aux personnes ce qu’elles doivent faire, mais de soutenir leur capacité à déterminer leur propre fonctionnement, les règles propres à leur groupe, de façon « démocratique » en quelque sorte… Lorsque la situation se présente, chacun peut alors aller chercher le document « texte de loi » rédigé en commun et s’en prévaloir en rappelant aux autres ce qui avait été décidé groupalement.
    Naturellement, il ne s’agit que d’outils, qui ne fournissent en rien des solutions « magiques », systématiquement efficaces. Ils n’ont même aucune valeur propre, car ce qui leur confère une relative portée apaisante et organisatrice, c’est la façon dont ils sont « saisis » puis « maniés » par l’enfant et par ceux qui s’occupent de lui, dans le contexte singulier de leur relation. Il faut que leur usage se combine avec une certaine disposition d’esprit, un certain état psychique des sujets et une certaine qualité de relation entre eux. Ainsi faut-il demeurer circonspect, ne pas les appréhender comme des recettes opératoires et ne pas les extraire du contexte relationnel et fantasmatique dans lequel on peut accéder à leur usage. Je pense ainsi qu’il faut se garder de les « prescrire », mais plutôt tenter d’amener les différents acteurs (enfants, familles d’accueil, éducateurs, parents,…) à élaborer leurs propres « solutions » sur ce modèle.
  • La fermeté bienveillante et sans faille
    Au cours du développement, j’ai indiqué comment le travail du négatif, des anti-liens et des tentatives de traitement pathologique de la culpabilité, pouvait amener ces enfants à attaquer violemment les liens, les liens intra-psychiques, les liens (c), (A) et (H), en lui-même et en son objet, comme les liens intersubjectifs, la qualité de la relation entre eux.
    Lorsqu’un enfant est accueilli, et que les soins intensifs de son nouvel objet externe a permis la régression à ce stade du développement, il va inévitablement le soumettre, de façon inconsciente, à l’épreuve de la haine.
    L’objet externe doit pouvoir faire preuve de patience, de contenance et d’endurance, reconnaître les désirs du sujet comme des besoins, faire preuve d’un engagement véritable. Mais il est également essentiel qu’il se montre ferme et déterminé, et soit conscient de ses propres mouvements de haine, comme le produit des projections du sujet. Il ne serait pas adéquat de tenter de nier la haine en soi, et un objet « sentimental » serait inutile, voire nocif. Selon D.W. Winnicott920, il convient que chaque fois que l’enfant se montre haineux, tyrannique et odieux, son objet réagisse et nomme en même temps ce que l’enfant est en train de faire, ce qui se passe en lui, et comment l’interaction que cela produit l’affecte lui-même. D.W.Winnicott insiste sur le fait que l’enfant a besoin que son objet lui montre qu’il est touché, mais pas détruit, et qu’il lui formule la haine que le comportement de l’enfant déclenche à son égard. Selon lui, il faut ainsi manifester une compréhension mais qui ne soit pas une justification. Comprendre ne signifie pas tolérer. Cette distinction me paraît essentielle.
    De ce fait, l’objet peut avoir accès aux éléments du sujet que celui-ci projette en lui par défaut de capacité d’élaboration, ce qui lui permet de faire des retours réflexifs adéquats dans des formulations acceptables pour le sujet. En effet, D.W.Winnicott indique que « le patient n’apprécie dans l’analyste que ce qu’il est lui-même capable de sentir. » 921
    D’autre part, cela permet à l’objet de tolérer la situation sans exploser, sans se mettre en colère et entrer dans le conflit sado-masochiste.
    Du point de vue thérapeutique, il semble que ce soit la seule façon d’éviter que la thérapie soit adaptée aux besoins défensifs du thérapeute, plutôt qu’aux besoins du patient.
    Du côté du sujet, les formulations de sa propre haine et de celle que ses comportements suscitent chez son objet externe lui permettent qu’il puisse potentiellement sortir de la position du petit enfant, de « celui qui ne peut pas comprendre ce qu’il doit à sa mère».
    Mais cette phase ne peut donc intervenir que dans un temps second d’un processus de régression aux tout premiers stades du développement, c’est-à-dire lorsque les conditions d’instauration de la relation d’amour impitoyable fondamentale ont pu advenir, et que l’enfant a pu faire l’expérience de l’usage de l’objet. Pour cela, il convient, dans un premier temps, que l’objet externe tolère de se laisser utiliser, dans son corps et dans sa psyché, pour permettre à l’enfant de répéter-symboliser les expériences traumatiques non élaborées, en termes d’excès ou de manque, de la relation avec son objet premier. Il doit donc pouvoir tolérer de jouer le rôle et d’assumer les fonctions de la mère avec le nourrisson.
    Ce point doit selon moi retenir particulièrement l’attention d’un thérapeute dans son travail direct auprès de l’enfant ou lorsqu’il est amené à intervenir auprès des personnes qui s’occupent de lui au quotidien. Nous avons vu les effets pervers d’une attitude par trop empathique, ou affectueuse, qui manifesterait trop fortement un désir de réparation à l’enfant. J’ai indiqué comment celle-ci ne fait que réveiller des sentiments de culpabilité primaire et d’envie insupportables et pousser l’enfant à tenter de réduire la qualité de la relation. La position de « neutralité bienveillante » a pour fonction ici de retenir l’expression du désir d’aide et de soin, mais elle risque d’être appréhendée comme « désir d’emprise persécutrice » et comme preuve de culpabilité primaire. La posture adéquate serait plutôt d’être « dur et bienveillant» avec ces enfants, ce qui ne veut pas dire indifférent ou en retrait, ni méchant ou sadique, mais plutôt parcimonieux dans la dispense de soins et de tendresse922, de gratifications et de compliments. Il faut se représenter un individu qui n’a pas mangé depuis des jours et qu’un excès de nourriture tuerait ; ou un individu qui aurait dormi toute sa vie à même le sol et qui se sentirait très mal sur un matelas de plumes. L’adaptation ne peut être que progressive et lente, au « goutte à goutte ». »
Notes
918.

Voir supra chapitre 3 § 3.3.1.1 « Incorporation de l’objet-source de terreur, identification à l’agresseur et objets internes »

919.

Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas ici d’interprétation au strict sens orthodoxe du terme, mais plutôt de ce que G. Haag nommait des « interprétations maternelles », c’est-à-dire des formulations telles que celles qu’une mère peut donner à son petit enfant.

920.

WINNICOTT D.W., (1947), La haine dans le contre-transfert, op.cit.

921.

Ibid., p.73

922.

Au sens de S. Freud, in FREUD S., (1916), Quelques types de caractère dégagés par le travail analytique, op.cit., p.141 et de S. Ferenczi in FERENCZI S., (1931), Analyse d’enfants avec les adultes, op.cit.