Écouter l’enfant qui présente une pathologie des traumatismes relationnels précoces

Les éléments que je vais succinctement présenter ici ne sont pas le fruit de ma seule réflexion, mais de celle que mènent depuis des années, sous l’égide de M. Berger, les équipes soignantes des deux unités d’hospitalisation de jour du service de pédopsychiatrie où j’interviens. M. Berger a déjà modélisé les principes de l’écoute de l’enfant traumatisé et je me réfère à ses travaux923, ainsi qu’à ceux que nous avons réalisés ensemble.

Il faut considérer d’abord que, dès que la relation est établie, l’enfant investit son objet externe par une identification projective massive, pathologique. J’ai indiqué qu’il a besoin de percevoir l’autre comme un objet-ustensile, partie-annexe de soi. J’ai également mentionné combien cela pouvait être pénible à vivre pour l’objet externe. Mais nous considérons qu’il est néanmoins essentiel que ce type de relation puisse advenir dans l’espace thérapeutique, car la différenciation future de la pensée et de l’identité de l’enfant repose sur cette première phase d’indifférenciation structurante et non-désorganisatrice. Ce lien que nous proposons peut amener l’enfant à une phase d’idéalisation, à l’investissement par transfert de la figure du dieu mythologique adoré et redouté ; mais cette phase trouve sa borne limite dans le questionnement différenciateur que nous lui renvoyons, dans une position où nous nous efforçons d’amortir autant que possible les effets de séduction et les mouvements de réparation.

Un autre principe fondamental est que nous ne prenons jamais les paroles ou les agirs des enfants « au pied de la lettre ». Nous nous questionnons toujours à propos de ce qu’ils ont voulu dire, au sens qu’ils prêtent aux mots et aux comportements. Nous avons été si souvent surpris que nous estimons devoir toujours conserver une certaine réserve et un grande « naïveté » vis-à-vis de leurs productions.

Les modalités de la position du thérapeute sont diverses et elles varient selon le besoin et l’état de l’enfant. Il faut s’ajuster (on pourrait dire « s’accorder ») sans cesse à lui. Ainsi, certains enfants, à certains moments, ont besoin que leur thérapeute demeure assez silencieux, tout en restant présent, attentif et « pensant », car toute parole est vécue comme une intrusion, une pénétration excitante. A un autre moment, ces mêmes enfants peuvent au contraire avoir besoin que leur thérapeute les aide activement à clarifier leur pensée et à discriminer, identifier leurs ressentis. Il est parfois opportun que le thérapeute « prête » son appareil à représenter à l’enfant et lui propose des formulations ; parfois encore, il convient de soutenir un processus de pensée en cours par une question succincte, tandis qu’une formulation serait inadéquate.

D’autre part, s’il est important de repérer le mouvement transférentiel en cours, ou d’émettre une hypothèse quant à ce qui paraît se produire sur la scène interne de l’enfant, il est souvent insuffisant de se formuler les choses à soi-même. Il nous semble ainsi que l’écoute attentive, la position de réception et de mise en pensée interne doit prendre fin lorsqu’on a observé qu’un même comportement, une même réaction ou attitude, un même scenario dans un jeu par exemple, se répète sans modification. Il peut être important de souligner ce caractère répétitif qui rend la relation finalement stérile et empêche l’évolution.

Une situation particulière correspond au moment où l’on se rend compte que l’enfant déploie une certaine attitude pour tenter d’éviter les affects douloureux liés à la position de désespoir. J’ai indiqué le recours à la défense maniaque, à l’évitement de la pensée, à la rupture avec la perception de la réalité, au repli dans des fantasmes de toute-puissance, dans la forteresse narcissique, pour fuir la confrontation avec le sentiment de « petitesse », de vulnérabilité, de dépendance. J’ai montré comment ces enfants peuvent chercher à érotiser la relation, à se remplir de sensations excitées ou rageuses pour fuir la culpabilité et la terreur. Si on laisse ces enfants continuer à éviter ces expériences internes, à encapsuler et projeter les vécus d’agonie subjective qu’elles déclenchent, on risque de les priver de la possibilité de les vivre avec le soutien d’un objet externe qui pourrait les comprendre et en transformer la part insupportable. On les prive ainsi de toute possibilité de réintrojection de ces expériences, et, finalement, du traitement élaboratif qui leur permettrait de sortir du statut de vécu traumatique. Il nous est ainsi apparu essentiel de tenter de permettre à ces enfants de passer de l’éprouvé de désespoir terrifiant à celui de chagrin, partageable et consolable.

J’ai rapporté que ces enfants pleurent rarement, et que, lorsque cela leur arrive, il s’agit le plus souvent de pleurs de rage et d’impuissance, jamais de tristesse. Ils n’ont pas de représentation en eux, parce qu’ils n’en ont probablement pas fait l’expérience, d’un objet externe qui reconnaisse leur état et la validité de ce qu’il leur fait ressentir, qui peut le plaindre, voire l’aider. Souvent, l’essentiel n’est ni d’interpréter, ni de tenter de réparer ce qui ne peut l’être, mais plutôt d’être cet objet qui dit : « Je vois. J’entends. Je comprends. » Pour ces enfants qui ont été si souvent, en particulier dans les temps précoces de leur développement, confrontés à un objet qui était poussé au déni, au « désaveu » de leurs ressentis, selon la formule de S. Ferenczi, cette position et cette simple phrase peuvent avoir un effet thérapeutique très important.

Nous avons tenté ainsi de modéliser la position qui nous semble la plus adéquate et thérapeutique pour les enfants qui souffrent d’une pathologie des traumatismes relationnels précoces, et ont été confrontés à des expériences précoces de nécessité de « survivance psychique ». Nous la nommons « la position de témoin engagé »924. Elle comprend plusieurs niveaux de reprise du matériel amené par l’enfant :

M. Berger925 écrit :

‘« Cette fonction consiste à attester que, face à un événement, le sujet a éprouvé certaines sensations ou certains sentiments qui persistent en lui d’une manière plus ou moins indélébile, quelles que soient les défenses qu’il a pu mettre en place par la suite, éventuellement sous la forme de constructions fantasmatiques. »’

L’objectif de cette position est ainsi d’amener l’enfant à penser les expériences relationnelles traumatiques qu’il a précocement vécues comme des préjudices irréversibles constatés, sans que cela s’accompagne des manifestations de la position d’exception que j’ai décrites plus haut926. D’autre part, il s’agit d’amener ces enfants à vivre un sentiment d’impuissance et de détresse très important, mais en étant, alors, accompagnés et compris. Accepter d’accompagner l’enfant dans cet état, sans être terrifié par les sentiments que l’on va voir émerger en soi et en l’enfant, nous semble avoir en soi une fonction contenante. Cela permet de rendre les affects « pensables » pour ces enfants, même au prix d’un effondrement, car il s’agit d’un effondrement « reçu  et contenu ».

Une autre fonction du « témoin engagé » est de garantir la pérennité de ce qui est advenu. Lorsqu’un enfant est parvenu à se figurer, à donner forme et sens à ses expériences traumatiques, en s’étayant sur la pensée du témoin, il est essentiel qu’il puisse sentir que cette pensée et cette forme sont aussi inscrites dans la psyché et dans la mémoire de ce témoin. Il peut ainsi sentir que même le travail de « sape interne» des processus anti-liens, anti-pensées qui tendent à l’annulation et à l’effacement, ne peuvent y porter atteinte. Ici, le témoin joue le rôle d’une surface d’inscription, qui autorise le travail de mémoire et d’appropriation subjective. On retrouve là, semble-t-il, le fondement intersubjectif de la constitution de l’identité.

Enfin, je tiens à insister à nouveau sur le fait que cette fonction de témoin engagé ne peut advenir que dans le contexte d’une relation véritablement instaurée entre l’enfant et son objet externe-thérapeute, ce qui implique des rencontres fréquentes (elles ont quasi-quotidiennes pour les enfants accueillis en hôpital de jour) et tenues sur le long terme. Il faut parfois plusieurs années pour qu’elle puisse advenir, ce qui requiert beaucoup de patience et d’endurance de la part du thérapeute.

Notes
923.

BERGER M., (2008), L’écoute de l’enfant traumatisé. Le traumatisme psychique chronique, en cours de parution aux éditions Eres, coll. Mille et un bébés, Ramonville-Saint-Agne

BERGER M., BONNEVILLE E., (2008), De la séparation physique à la différenciation psychique : le dispositif d’écoute de l’enfant traumatisé, article en cours de publication

924.

C’est l’équipe du premier hôpital de jour du service de pédopsychiatrie, qui travaille cette position depuis une quinzaine d’années, sous l’égide de G. Berger et M. Berger, qui lui a donné son nom.

925.

BERGER M., (2008), op.cit.

926.

Voir supra chapitre 3, § 3.3.2.3 « Configurations du traitement des expériences de culpabilité et d’angoisses dans le lien à l’objet externe »