b)

J’ai pu établir que les comportements observés formaient un « récit sensoriel et gestuel » des expériences précoces traumatiques de séparation et d’objectivation prématurée de l’objet-environnement premier, générées par ses manifestations inadéquates, discontinues et intempestives. Ils seraient le support et le moyen de représentation de ces expériences traumatiques passées, qui feraient ainsi retour sous une forme partielle, dans l’actualité de la production agie. Mais au moment où les enfants émettent cette production, elle n’aurait pas chez eux ce statut interne. Elle semble être encore désignifiée et désignifiante, car c’est seulement parce qu’un autre sujet prêterait attention à cette production en cherchant à lui créer un sens dans sa propre psyché que l’émetteur pourrait accéder lui aussi à cette dimension. Néanmoins, on pourrait prêter à cette répétition compulsive des phénomènes corporels et des agirs, une dimension de témoignage d’une tentative de liaison d’expériences traumatiques précoces, survenues en amont de l’acquisition du langage.

J’ai ainsi pu dégager une lecture plus précise du « cercle infernal » dans lequel ces enfants paraissent pris depuis leurs premiers jours.

Le point de départ serait une série d’événements, issus de la confrontation avec l’inadéquation et l’intrusion de l’environnement, dont l’impact sur la psyché immature et vulnérable de l’infans aurait déclenché des expériences émotionnelles aux effets traumatiques ; en d’autres termes, le vécu aurait suscité une charge émotionnelle, une quantité et une qualité d’excitation et de déplaisir telles qu’elles auraient débordé les capacités d’intégration du moi. Le système pare-excitations embryonnaire du bébé aurait ainsi été doublement effracté, on pourrait dire « de part en part », sur chacune de ses faces. D’un côté, par les excitations externes, de l’autre, par les excitations issues de l’expérience émotionnelle d’une intensité paroxystique, que la première aurait suscitée, et qu’il n’aurait pas été « psychiquement outillé » pour les lier et traiter. Ce phénomène de non-intégration aurait suscité un traitement particulier selon des modes de défense primaires, à la fois de mise à l’écart et de conservation. On pourrait postuler que ces phénomènes seraient les traumatismes premiers. Je les nomme « traumatismes relationnels précoces ».

Cette série d’événements psychiques auraient alors déjà mobilisé l’ensemble de l’énergie psychique d’investissement au service de mécanismes de défenses précoces.

En conséquence, les fonctions et capacités de protection, de liaison et de traitement vis-à-vis des expériences d’excitation n’auraient pu se développer : le sujet grandissant, il demeurerait dans le même état de vulnérabilité aux excitations, et au déclenchement des processus primaires corrélés. Ainsi chaque nouvelle expérience émotionnelle provoquerait une perturbation analogue à un nouveau traumatisme.

Lors de la « remise en jeu » des traces mnésiques et de la charge émotionnelle associée, à l’occasion d’une nouvelle expérience - qui ne serait pas forcément objectivement traumatique, mais qui présenterait des analogies, même superficielles, avec une des situations traumatogènes anciennes - le sujet serait confronté à la fois au retour du traumatisme, par les réminiscences du passé archaïque, sous la forme désignifiée de masse d’affects bruts, de déplaisir et de tension, et au nouveau traumatisme engendré par ce vécu. Ce phénomène pourrait alors être à l’origine de « l’effet rebond du traumatisme » dans le processus de l’après coup. Autrement dit, il pourrait y avoir un redoublement du traumatisme passé dans l’expérience présente.

La répétition d’expériences traumatiques de douleur, de détresse et de rage, non-régulées et apaisées par l’objet-environnement, susciterait des effets de désintrication pulsionnelle et viendrait « nourrir » la pulsion de mort. Ses manifestations destructrices seraient perceptibles dans certains mécanismes de défenses, en particulier dans les processus de clivage du moi, et de désinvestissement des réalités, réalité interne et réalité externe. Les enfants de ma recherche, dépourvus de capacités de transformation des stimuli et de régulation de la tension que leur perception suscite, auraient été amenés à mutiler leur appareil psychique pour tenter de ne pas représenter ce qu’ils peuvent difficilement s’empêcher de percevoir, malgré toutes leurs multiples stratégies d’évitement.

Le repli dans la « bulle » autistique étant partiel et facilement court-circuité, ils paraissent projetés dans une position et un mode de fonctionnement beaucoup plus psychotique, perceptible notamment dans le recours aux processus de clivage actif, de projection, de réjection et d’excorporation. Bien que ce mode de fonctionnement soit pathologique, il me semble porter la marque d’une certaine intrication pulsionnelle, car il pourrait correspondre à l’activation d’une pulsion particulière, que je propose de nommer « pulsion d’évacuation », résultant de la saisie et de la dérivation par la pulsion de vie d’une part de la pulsion de mort.

Sous l’effet des expériences traumatiques, le moi se disloque et tombe en morceaux. Les différentes parties de la personnalité retournent à l’état de non-intégration, et ceci aboutit au clivage de la personnalité. On pourrait aussi dire que l’expérience traumatique atomise le moi. Mais, par la suite, le moi s’approprie en quelque sorte, le processus subi et en fait un véritable mécanisme de défense. Ainsi, ce qui était à l’origine un état devient aussi une défense. Ce processus intrapsychique développerait chez les sujets qui ont vécu des traumatismes relationnels précoces une atomisation de la personnalité en plusieurs parties, maintenues séparées par un clivage rigide, mais associées entre elles par un lien traumatique ; celui-ci condense les expériences subjectives primitives, les relations d’objet primaires intériorisées, les aléas des processus de liaison congruents, et les phénomènes d’aliénation à l’objet réel, et serait activé dès que la plus infime variation de la précaire homéostasie interne des sujets leur fait perdre le sentiment de sécurité.