e)

D’autre part, nous avons vu que de nombreux chercheurs depuis S. Freud prêtent à cette répétition compulsive de phénomènes corporels et d’agirs une dimension de témoignage d’une tentative de liaison d’expériences traumatiques précoces, survenues en amont de l’acquisition du langage. Demeurant toujours « en souffrance de sens et de statut internes», non domptées, c’est-à-dire non reliées au moi et à ses investissements, et pourtant sans cesse réactivées par la contagion des excitations issues des nouvelles expériences des réalités interne et externe que les sujets ne peuvent éviter, elles ne pourraient connaître d’autre destin que d’être projetées-évacuées en direction de la réalité extérieure, donc de l’environnement. Ceci pourrait aussi refléter une quête d’objet contenant, ainsi qu’un espoir de reprise signifiante, donc un besoin « inavoué  et inavouable» de rencontrer la capacité réflexive adéquate d’un objet régulateur.

Les éléments principaux en souffrance et en quête de contenance et de traitement par l’objet externe-annexé semblent correspondre à la résurgence de l’envie, de la haine et de la culpabilité primaires, qui n’ont pu être transformées lors des interactions avec l’objet premier. Ces enfants seraient à leur insu en recherche d’un objet suffisamment résistant, c’est-à-dire qui ne serait pas trop « décontenancé » par l’activation des anti-liens dans la relation, par l’attaque de sa tranquillité d’esprit et de sa capacité de pensée par leurs projections massives. La relation avec cet objet serait source d’espoir, car elle pourrait permettre la figuration des traumatismes, grâce à une reproduction accompagnée d’une élaboration créative de la part de l’objet, qui permettrait l’avènement d’un sens nouveau pour les expériences précoces, ainsi que la constitution d’une identité plus positive. Elle pourrait également permettre l’introjection des fonctions qui n’ont pu s’établir et dont la perception chez l’autre déclenche l’envie et la jalousie de ces enfants. Mais cette rencontre est difficile à établir et la relation pénible à maintenir, car toutes deux subiraient les « vents contraires » issus du conflit qui fait rage chez ces enfants, lorsqu’ils sont attirés par un objet externe. Conflit entre désirs objectaux du moi-réalité et désirs d’omnipotence du moi-narcissique ; conflit entre séduction et angoisse d’abandon ou de persécution ; conflit entre la quête du sens nouveau et l’angoisse du vide, de la non-assignation, qui pousse à la recherche de l’identique, de la confirmation des représentations de base qui servent de repères, organisent la perception de soi et du monde. Seule la survivance de l’objet et de la créativité de sa pensée pourrait permettre d’échapper à la reproduction perpétuelle, aliénante, et destructrice, des expériences d’interactions inadéquates, et peut-être, à terme, éviter l’impasse paroxystique de la désobjectalisation.

L’ensemble de ces éléments, corrélés avec les résultats de l’étude différentielle proposée en début d’exposé 957 , me paraît autoriser à valider le paradigme proposé d’une « Pathologie des traumatismes relationnels précoces », et le fait qu’il se distingue des autres catégories nosographiques.

Je rappelle ici succinctement les quatre critères principaux qui permettent de le singulariser :

J’ai également souhaité qu’à la suite des analyses diagnostiques, ce travail puisse proposer des pistes de réflexion pour l’aménagement de l’accueil et de l’écoute de ces enfants, ainsi que des dispositifs thérapeutiques. Il est apparu essentiel que la constitution de la relation dans l’actuel soit l’objet d’une attention particulière, avant de chercher à promouvoir l’activité de représentation, notamment de représentation secondarisée. J’ai proposé que le thérapeute puisse d’abord construire un dispositif qui permette d’entrer en contact et d’amorcer une rencontre, d’une façon qui en atténue les effets excitants et anxiogènes, puis qu’il propose des temps de rencontre fréquents et rapprochés, au moins pluri-hebdomadaires, de façon à ce que la relation avec lui puisse devenir suffisamment signifiante pour l’enfant.

Il semble ensuite opportun que le thérapeute accepte de suspendre un temps la démarche d’interprétation pour se laisser entraîner à vivre le mode de relation qu’établit l’enfant. Ceci afin d’avoir accès à la façon dont celui-ci appréhende le principe même de la relation avec lui, objet externe, adulte étrange. Ce temps premier de vécu partagé me paraît essentiel à l’établissement progressif d’une première représentation chez le thérapeute du modèle interne de la rencontre chez l’enfant, des fantasmes et des défenses qui s’y rapportent. Cette représentation pourrait être élaborée grâce à l’analyse des comportements déployés par l’enfant, combinée à celle des ressentis et des attitudes que ceux-ci suscitent chez son partenaire d’interaction. Compte tenu de la violence des mouvements émotionnels et des ressentis bruts, vécus dans la corporéïté même, que la relation avec ces enfants mobilise ; compte tenu également des attaques que subit la capacité de pensée du thérapeute, cette étape me paraît être un préalable essentiel. Elle doit permettre d’éviter que le dispositif proposé, la position et les attitudes du thérapeute correspondent aux mouvements défensifs de celui-ci, et non aux besoins spécifiques de l’enfant.

Sur ce point, il apparaît indispensable que le thérapeute accorde toute son attention au langage infra-verbal, à la « narration sensorielle »958, au récit gestuel et postural, qui implique le corps et les agirs, ceux de l’enfant et les siens propres. J’ai indiqué en effet que les événements et expériences en souffrance de signification semblent dater des temps précoces du développement de l’enfant, et se révèleraient donc sous la forme qui a cours lors de l’intersubjectivité primaire. Ainsi, les sensations corporelles que le contact avec ces enfants suscite me semblent devoir être entendues comme des indices, ainsi que comme des appels et des messages, auxquels il faudra répondre. 

Enfin, j’ai présenté et décrit le rôle et la fonction de témoin engagé que peut prendre le thérapeute qui est parvenu à créer et maintenir une relation avec l’enfant pendant une longue durée. J’en ai souligné les bénéfices « anti-clivage », de réunification de la personnalité de l’enfant, de conservation et de transformation de ses expériences projetées. J’ai indiqué que les fonctions de « conteneur » et de support d’identification, d’abord massivement projective, mais potentiellement introjective ensuite, qu’incarnerait l’objet-thérapeute, semblent être fondamentales dans le processus thérapeutique. Ainsi pourraient se constituer les conditions préalables à la promotion d’une activité de représentation, de reprise signifiante des expériences traumatiques précoces, et la relance du développement de l’appareil et du fonctionnement psychiques de ces enfants.

Notes
957.

Voir supra chapitre 1§ 1.8 « Diagnostic différentiel »

958.

BOUBLI M., (1997) et (2002), op.cit.