1.1. Conséquences négatives de la ségrégation spatiale 

Tout d’abord, la ségrégation occupe une place importante dans le discours politique et médiatique sur la ville grâce à son pouvoir mobilisateur. Dans certains débats, surtout politiques, la « banlieue sensible » est systématiquement comparée au ghetto noir américain et la lutte contre la ségrégation est souvent justifiée par l’apparition des groupes supposés dangereux ou problématiques. Le thème majeur des deux dernières campagnes électorales de 2002 et 2007 a d’ailleurs tourné essentiellement autour de l’insécurité associée aux « immigrés » et des quartiers « difficiles » où ils habitent (Donzelot, 2004). Selon Preteceille (2004, p.11), au-delà de l’importance de ces thématisations, elles ne doivent pas être considérées par le chercheur comme un mode de conceptualisation inévitable et exclusif. Bien que le modèle des villes américaines soit fondé sur l’appartenance ethnique, l’explication de la ségrégation des noirs par le besoin de vivre en communauté est loin d’être évidente en raison des contraintes que subissent ces populations, notamment vis-à-vis de la discrimination dans leurs « choix » de localisation résidentielle. Le riche débat sur l’origine de cette ségrégation ethnique aux États-Unis qui oppose depuis plusieurs décennies Galster (1988, 1989), soutenant l’hypothèse de la discrimination, et Clark (1986, 1988), soutenant celle des préférences ethniques, nous conduit en France à être plus prudents dans les interprétations de cette dimension de la ségrégation, difficilement mesurable. Cette difficulté n’est en réalité pas liée à la question de la mesure mais à l’interprétation de la ségrégation ethnique en termes de causes et de conséquences. Considérer la concentration d’un groupe ethnique particulier comme négative ou comme une conséquence d’une « auto-ségrégation » ou d’un « isolationnisme » divise également les chercheurs en Grande Bretagne depuis les émeutes des populations « sud-asiatiques » qui ont touché les villes du nord (Bradford) en 2001 (Simpson, 2004, 2005 versus Johnston et al., 2005). Les problèmes d’interprétation de cette ségrégation ne sont pas propres à la France, mais dans un pays où la sphère politique prône l’égalité républicaine et rejette le modèle communautaire américain, la ségrégation spatiale exprime un mal social inassumé (Maurin, 2004). Néanmoins, le peu de littérature sur la ségrégation ethnique en France est loin d’expliquer cette dernière par une préférence pour l’entre-soi 1 (Felouzis, 2003 ; Donzelot, 2004). Encore faut-il montrer que la sur-représentation d’individus portant des prénoms de la même consonance est négative (Felouzis, 2003) et qu’elle les « empêche d’accéder et de participer aux différents avantages et rouages de la société urbaine » (Puissant, 2006, p.195). Certes, une grande partie de la population des quartiers difficiles en France est issue de l’immigration. Mais cette population est loin d’être homogène et soudée par les mêmes valeurs et une volonté de vivre ensemble, basée sur des préférences ethniques qui ne doivent pas être confondues avec le lien social généré par le sentiment d’appartenance au même territoire et le besoin de solidarité entre les ménages défavorisés. La caractéristique dominante commune à ces personnes est justement la concentration des handicaps socio-économiques qui constitue une contrainte pour toute mobilité spatiale. Par ailleurs, et comme le souligne Maurin (2004), les populations les plus démunies sont, contrairement aux idées reçues, moins concentrées sur le territoire que les personnes les plus favorisées. Cela semble d’ailleurs être une caractéristique essentielle des villes européennes (Musterd, 2006). Enfin, la question ethnique en France est non seulement difficile à mesurer, puisque la loi française interdit le recueil de données relatives à l’origine raciale ou ethnique, réelle ou supposée2, mais elle est surtout superposée à une situation sociale fragile caractérisant une grande partie des immigrés ou supposés tels (Benhamou, 2004 ; Fitoussi et al. 2004). Si la question ethnique est largement abordée quand il s’agit de souligner certaines conséquences négatives de la ségrégation, elle devient tout de suite taboue quand elle est associée à la recherche des déterminants du phénomène. Sans toutefois tomber dans le jeu de « victimisation/ stigmatisation », réduire la lutte contre la ségrégation en France à l’unique aspect communautaire, c’est occulter l’ensemble des problèmes sociaux qui l’entretiennent et renforcer, encore une fois, la distance entre ces populations et le reste de la société au lieu de faciliter leur intégration socio-économique. Pour ces raisons aussi, nous rejoignons la conclusion de Fitoussi et al. (2004, p.100) pour qui « On ne gagne rien à parler « d’ethnie » sur le modèle anglo-saxon pour désigner l’ensemble des immigrés qui ont une même origine nationale ou culturelle ».

Au-delà de ce débat, il est donc primordial de montrer pourquoi nous nous intéressons en France à la ségrégation socio-spatiale caractérisée principalement par un processus d’inégalité et d’homogénéisation. L’objectif est de préciser les conséquences négatives de ce processus conduisant à un état d’inégalité socio-économique entre les espaces de vie et à une homogénéisation au sein de ces espaces (Cf. chapitre 2, pour une définition précise de la ségrégation). Ce qui fait référence aux remarques de Preteceille (2004, p.9) soulignant, à juste titre, le manque d’investigation dans ce domaine en France : « Dans le débat français actuel, il semble acquis que la ségrégation est un mal qu’il faut combattre. Mais au-delà du refus abstrait de l’inégalité associée à la ségrégation, peu de réflexions ont été menées sur les effets négatifs de l’absence de mélange, ou sur les effets positifs d’une plus grande ‘mixité’».

Notes
1.

Dans un récent article Alex Anas va au contraire jusqu’à comparer l’émergence des ghettos d’immigrants en Europe, notamment en France et en Allemagne, à celle des ghettos noir américains, soulignant ainsi leur caractère non choisi : « In today’s Europe, Algerian ghettos in France or Turkish ghettos in Germany have emerged much like black ghettos have in the United States as immigrants were injected into a society with a different culture, language or religion» (Anas, 2007, p.538). Cette comparaison nécessite un éclairage et une mesure de la question de la ségrégation par la communauté scientifique en France pour identifier sa nature et souligner ses causes en la distinguant du contexte américain.

2.

Le débat politique actuel sur l’autorisation des statistiques ethniques est très controversé entre l’objectif de lutter contre les discriminations poussé au niveau européen et la crainte des effets pervers d’ethnicisation des problèmes sociaux et des dérives communautaires.